Judith Gautier — Photographie Ateliers Nadar |
C'était il y a 150 ans...
Le quotidien Le Rappel du 24 juin
1870 publiait un article de Judith Mendès, née Gautier, daté du 19 juin. Les époux Mendès s'étaient rendus à Weimar pour y assister au Festival Wagner. La chroniqueuse Judith Gautier prend la plume au sortir du Vaisseau fantôme donné en ouverture du Festival qui comportait quatre opéras du compositeur, pour le plus grand bonheur des Wagnéristes.
Weimar, 19 juin.
Beaucoup de ceux que
l'on glorifie du titre de Wagnéristes coucheront cette nuit à-la belle étoile.
Il est vrai qu'ils pourront choisir entre l'étoile qui brille à travers la
tempête dans le Vaisseau Fantôme, et celle qui se lève au-dessus des monts et
des vallées dans le Tannhäuser, et que cette circonstance leur fera prendre
leur mal en patience.
Quant aux lits, ils
ont été mis aux enchères, et il n'y a pas de matelas si dur qu'il soit qui
n'ait trouvé des surenchérisseurs.
Les chambres d'hôtels
sont transformées en dortoirs; les habitants de la ville se sont retirés dans
les greniers et ont cédé leurs appartements aux envahisseurs.
Ceux-ci sont vraiment
aussi nombreux que les sauterelles d'Egypte. Il en vient de Russie, de Pologne,
d'Italie, de France, de Belgique, de Belgique surtout. Le Lohengrin, représenté
à Bruxelles, a fait de nombreuses recrues.
Enfin Weimar,
d'ordinaire si tranquille, est en ce moment la ville la plus populeuse qui
soit.
La scène de Weimar a
eu l'honneur de représenter la première plusieurs opéras de Richard Wagner,
entre autres, Lohengrin. Liszt était alors maître de chapelle à Weimar, et le
théâtre a conservé religieusement les traditions de son ancien et célèbre chef.
Ce soir, vient
d'avoir lieu la représentation du Vaisseau-Fantôme, et nous avons pu juger de
quelle ressource dispose ce théâtre, peu considérable en apparence. L'orchestre
est un des meilleurs de l'Allemagne ; nous n'en avons jamais entendu aucun qui
jouât avec autant de fougue et d'enthousiasme. Avec quelle énergie les
instruments ont lancé les premières clameurs de l'ouverture, qui vous emportent
en pleine tempête, au milieu de l'Océan obscurci. On sentait passer les
frissons de l'orage ; des rafales furieuses sifflaient sur les violons, et
l'appel désespéré du vaisseau maudit dominait le tumulte avec une intensité lugubre.
Lorsque la toile se
lève sur une côte de Norvège, une côte désolée et aride, et que le navire aux
voiles sanglantes s'avance et jette l'ancre avec un bruit formidable, le public
est saisi par une sorte de terreur mystérieuse, qui s'affirme encore quand le
marin légendaire apparaît au pied du mât, avec son visage blême comme l'éclair
et ses vêtements noirs dans lesquels frémit le vent des naufrages.
Nous n'analyserons
pas le Vaisseau Fantôme ni les autres opéras de Wagner, qui vont être
représentés successivement. Ces ouvrages, qui n'ont cependant jamais été
chantés à Paris, sont connus de la plupart, à tel point qu'il est devenu oiseux
d'en parler. Nous voulons seulement faire connaître aux admirateurs de Wagner,
à ceux qui n'ont pas pu s'absenter de Paris, les noms, célèbres en Allemagne,
des artistes qui ont prêté leur concours aux représentations de Weimar.
Plus l'intimité avec
la musique de Wagner est profonde, plus est grand l'enthousiasme qu'elle
inspire. Il est donc fort naturel que les artistes chargés de l'interpréter
soient ses plus fanatiques admirateurs. On peut s'imaginer aisément quelle
passion cet enthousiasme compréhensif communique à la voix et au jeu des
chanteurs.
M. Milde est vraiment
le Hollandais lui-même. Quelle lassitude dans ses gestes, quel désespoir dans
ses yeux ! Il a souffert toutes les douleurs du sombre capitaine, subi tous ses
naufrages ; Mlle Reiss s'est absolument incarnée en Senta [Le Rappel imprime
Leuta en lieu et place de Senta]. Certainement elle, n'oserait pas affirmer
qu'elle ne rêve pas quelquefois du Hollandais Volant et que, si elle le
rencontrait par miracle, elle ne se sacrifierait pas pour le sauver.
Daland, le marin de
Norvège, joyeux et avide, est remarquablement interprété par M. Scaria, qui a
une voix puissante et superbe.
M. Gunz a donné au
rôle d'Erick, le chasseur amoureux, un caractère de sauvagerie et de violence
qui a fait très heureusement ressortir ce personnage un peu sacrifié. Quant aux
choristes, on ne pouvait pas les espérer meilleurs musiciens, et ils sont en
outre remarquables par une l'intense entente du groupe et des jeux de scène.
Le public de Weimar
est un public dès longtemps en proie à la passion des choses artistiques. Il
est donc inutile de dire que le Vaisseau-Fantôme a remporté un succès immense,
et que M. Lassen, le maître de chapelle, a été acclamé avec enthousiasme.
Dans quelques jours,
Tannhäuser, Lohengrin, les Maîtres chanteurs, et dans quelques mois, Tristan et
Iseult. Les Wagnéristes n'ont jamais été à pareille fête. Ils parlent de fonder
une colonie à Weimar.
JUDITH MENDÈS.
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