Robert von Hornstein par Franz von Lenbach |
Un article du Ménestrel du 18 juillet 1908 commente lui aussi la publication des Mémoires de Robert von Hornstein et livre d'autres détails sur ses rencontres et ses relations avec Richard Wagner :
Un amateur de musique, le baron Robert de Hornstein, a laissé en mourant des mémoires qui ont été publiés récemment à Munich. Il y est question des relations personnelles que l'auteur et un de ses amis, Karl Ritter, eurent avec Richard Wagner en Suisse pendant quelques jours, à l'occasion de fêtes musicales qui eurent lieu en 1855 à Sion. La rencontre se fit à Martigny où étaient arrivés ensemble Wagner et Ritter. Le baron de Hornstein s'exprime ainsi : « Ils avaient pour eux deux une voiture à trois places ; je fus invité à voyager en leur compagnie. De Martigny jusqu'à Sion, Wagner parla constamment et avec une grande volubilité d'un projet qui lui tenait à coeur. Le lecteur sera surpris quand il saura ce dont il s'agit. Le texte littéraire des Nibelungen était achevé. Des exemplaires avaient été imprimés et envoyés par Wagner à ses amis. La musique du Rheingold était complètement écrite et celle de la Walkyrie déjà commencée. Dans les conditions les plus favorables, il fallait compter une dizaine d'années pour que l'ouvrage entier fût sur pied. Pendant tout le trajet, Wagner ne parla que d'une chose, la construction du théâtre dans lequel il voulait que la tétralogie fût jouée. Il avait en vue un emplacement à Zurich. Il supputait les frais d'édification, il escomptait les subventions ou cotisations éventuelles destinées à les couvrir. Il réservait à Wesendonk le rôle de Mécène que devait assumer plus tard le roi de Bavière. Un homme non prévenu aurait pris notre compagnon pour un Barnum, un Strousberg (1), mais non pour le compositeur de Tannhäuser et de Lohengrin. Il nous apparut bientôt que le talent révolutionnaire de Wagner dépassait, si possible, tous ses autres talents. Ses forces s'étaient presque épuisées dans la chaleur de son monologue ; il s'arrêta, se tut un instant, et reprit soudain ce qu'il avait déjà ressassé. « Pardonnez-moi, dit-il, si je reviens encore une fois sur cette affaire, mais j'en ai vraiment la tête si remplie ! » Il exposa de nouveau ses plans et nous étions à Sion avant qu'il eût cessé de parler. Nous trouvâmes à l'hôtel trois chambres peu éloignées les unes de l'autre. Les fêtes musicales comprenaient l'audition de la Symphonie-Cantate de Mendelssohn et celle de la Symphonie héroïque de Beethoven. Wagner devait diriger ce dernier ouvrage, Methfessel (2) s'étant réservé le premier. Après s'être informé des moyens dont on disposait pour l'exécution, Wagner revint vers nous de mauvaise humeur. Dans l'après-midi, nous fîmes à trois une promenade sur une hauteur du côté sud de la vallée du Rhône. Là, nous nous arrêtâmes pour prendre quelque repos. De la conversation que nous eûmes alors, il me reste le souvenir des propos que nous avons échangés sur Schubert. Ritter ne put s'empêcher de rire avec éclat lorsque Wagner fit la déclaration suivante : « Ce Schubert doit avoir été une éponge d'où la musique sortait de toutes parts lorsque l'on voulait la presser ». Sans doute, cela pourrait être pris en bonne part, s'appliquant à la puissance d'invention mélodique si extraordinaire chez Schubert. Cependant le ton sur lequel c'était dit avait quelque chose de blessant. On y sentait la malveillance du compositeur dramatique contre le compositeur lyrique, et l'antagonisme du littérateur-musicien contre le maître n'écrivant que de la musique pure. Wagner se moqua ensuite des éloges posthumes que l'on décernait à Lortzing (3) et se montra choqué de l'entendre qualifier de « musicien allemand ». Le lendemain, nous avons déjeuné ensemble, après quoi, Ritter et moi, nous nous rendîmes à la répétition du premier concert. Wagner ne nous suivit point. A notre retour, nous ne le trouvâmes plus à l'hôtel. N'augurant rien de bon, nous allâmes dans la cour de la poste, d'où partaient les voitures publiques. Nous grimpâmes tous les deux ensemble de chaque côté d'une berline attelée et prête à partir. Wagner paraissant très contrarié s'était effondré dans un coin. « Êtes-vous donc de la police pour'courir ainsi après moi ? » nous dit-il. Nous essayâmes en vain de l'empêcher de partir, mais ce fut parfaitement inutile. Quand la voiture s'éloigna, Ritter lui cria : « Où nous reverrons-nous ? » Il répondit : « A Cologne ». Il avait laissé une lettre adressée au Comité des fêtes, disant qu'on l'avait trompé sur les ressources musicales dont on disposait dans l'endroit, et que, les conditions étant telles, il n'avait plus aucune envie de diriger la Symphonie héroïque de Beethoven. Un homme qui aurait prophétisé alors qu'en Suisse pas un seul chien n'aurait voulu donner un morceau de pain a Wagner, aurait partout trouvé créance. Il n'en fut rien cependant. Sur ce personnage extraordinaire tout glissait sans laisser longtemps de traces. Ce qui aurait suffi à discréditer un autre pour toujours, lui servait:d'échelon pour arriver au temple de la célébrité. »
(1) Bethel Henry Strousberg (20 novembre 1823 - 31 mai 1884) était un industriel juif allemand qui fut entrepreneur ferroviaire pendant l'expansion industrielle rapide de l'Allemagne au 19e siècle. Il a cimenté sa position sociale avec la construction du Palais Strousberg dans la Wilhelmstrasse de Berlin, construit en 1867-1868 selon les plans conçus par August Orth, un palais qui devint plus tard le siège de l'ambassade britannique.
(2) Johann Albrecht Gottlieb Methfessel (1785-1869) fut un compositeur et chef d'orchestre allemand.
(3) Albert Lortzing (né le 23 octobre 1801 à Berlin et mort le 21 janvier 1851 dans la même ville) est un compositeur, librettiste, acteur et chanteur allemand. Il est l'un des principaux représentants de la variante germanique de l'Opéra-comique, le Spieloper.
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