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mardi 21 avril 2020

Les lunettes de Richard Wagner (1)

Lunettes de lecture de Richard Wagner - collection privée
(exposées en 2013 à la Bayerische Staastbibliotek)
Que Wagner ait porté des lunettes est bien documenté, tant par d'éminents membres du corps médical (dont le Dr Pascal Bouteldja qui s'est penché sur la question des problèmes oculaires du Maître dans son opus Un patient nommé Wagner, publié chez Symétries) que par des témoins... oculaires qui ont côtoyé le compositeur de son vivant. Nous reproduisons ici une série de témoignages qui attestent tous d'un port de lunettes entre 1849 et 1882.

Si de nombreux caricaturistes ont croqué Wagner chaussé de lunettes, je ne connais aucun portrait et aucune photographie pour lesquels Wagner ait posé avec lunettes. Pourquoi ? Est-ce une question de coquetterie ou y a-t-il d'autres raisons ? Je serais heureux de l'apprendre ! 

Dresde 1849 (rapporté par le Monde artiste du 27 octobre 1895)

Le Jubilé de Tannhäuser.

On vient de célébrer avec éclat, à Dresde, le jubilé de Tannhäuser. Une revue saxonne a publié à ce propos un numéro spécial consacré à l'oeuvre de Wagner et donnant un fac-similé photographique du mandat d'arrêt lancé eu 1849 contre le célèbre compositeur : « Nous ordonnons d'arrêter le maître de chapelle, Richard Wagner (dont suit le signalement) présentement en fuite, lequel s'est rendu coupable de participation à l'émeute, dans cette ville (Dresde). Nous appelons sur ce personnage l'attention de toutes les autorités policières; nous leur donnons ordre d'arrêter Wagner, si l'occasion s'en présente, et de nous en prévenir aussitôt. Dresde, le 16 mai 1849 (Signé), V. Oppell. Wagner est âgé de trente-sept à trente-huit ans; il est de stature moyenne; il a des cheveux bruns et porte des lunettes. »

Sujet Dangereux 1853 (in Le Matin du 16 avril 1908)

Un journal de Vienne a publié les lignes suivantes, extraites d'un ordre de la police daté du 26 juillet 1853 : " Wagner, Richard, sujet dangereux au point de vue politique. Cet individu est un ancien kapellmeister de Dresde et l'un des adhérents les plus en vue du parti révolutionnaire. Il est poursuivi pour avoir participé au mouvement insurrectionnel de Dresde en,1849, et doit avoir l'intention de se rendre, de Zurich où il est actuellement domicilié, à Dresde. Ce Richard Wagner, âgé de quarante ans, est de moyenne taille, porte des cheveux bruns et, parfois, des lunettes. Dans le cas où on pourrait le saisir, il faudrait le remettre entre les mains de la police de Dresde. " Les rapports de police sont des monuments impérissables.  

Champfleury dans son Richard Wagner de  1860

Wagner est pâle avec un beau front dont la partie près de la racine du nez offre des bosses très accusées. Il porte des lunettes et des cheveux abondants sans exagération. C'est une nature bilieuse, ardente au travail, pleine de conviction, aux lèvres minces, à la bouche légèrement rentrée, et le trait le plus caractéristique dans les détails vient de son menton, se rapprochant de la famille des menions de galoche.
Il y a en lui de la timidité, de la naïveté, du contentement des murmures d'une salle qui parait disposée à écouler religieusement. De cette personnalité allemande et modeste jaillit une sorte de charme particulier auquel nous ne sommes guère habitués.
Cet homme, je le sens, n'a rien de commun avec les compositeurs excentriques qui s'habillent bizarrement, essayent d'influencer la salle par un regard satanique, et secouent une longue crinière.

Aurélien Scholl, se rappelant le Tannhäuser de 1861 (in Le Matin du 23 avril 1887)

J'ai vu Wagner de près en 1861 aux répétitions de Tannhäuser. Il arrivait en colère, s'emportait toute la journée et partait en vociférant. Il en avait après tout le monde : le chef d'orchestre, les musiciens, les chanteurs, les choristes, le souffleur, le directeur avaient chacun leur tour, jusqu'au moment où Wagner les confondait dans une imprécation générale. Il gesticulait, il frappait du pied, il poussait des rugissements, portant à chaque instant la main à ses lunettes qui bondissaient sur son nez de hibou.

Charles de Lorbac 1861

Wagner est de taille moyenne, tout indique en lui, au premier coup d'oeil. une organisation nerveuse ; les mouvements sont brusques, impatients, comme ceux d'un homme dont la pensée dévore le temps. Le front est d'un développement extraordinaire ; les yeux petits, mais pleins de flamme ; le nez très vigoureusement busqué ; la bouche rentrée, les lèvres minces, le menton se rapprochant de ce qu'on appelle un menton de galoche. Wagner porte habituellement des lunettes ; sa tenue est simple mais très soignée. — Caractère général de l'homme : volonté souveraine, énergie indomptable.

G. de Braine, décrivant le banquet organisé par Lorbac en l'honneur de Wagner après l'échec du Tannhäuser en 1861 (in Le XIXe siècle du 26 septembre 1891)

Je vois mon Wagner assis, à la place d'honneur, entre Vacquerie et Lorbac : un front d'un développement invraisemblable; deux petits yeux guettant sous des lunettes comme derrière la vitre d'une lucarne ; le nez  busqué sur une bouche en retrait aux lèvres minces et sardoniques ; le menton en virgule retournée, — un menton de galoche comme on dit, — et cette face sillonnée de courants nerveux, le corps secoué de saccades brusques et impatientes. En somme, l'air d'un homme à l'étroit dans son étui et toujours prêt à s'envoler hors de lui-même.

Catulle Mendès à Tribschen en 1869

En attendant le dîner toujours servi à deux heures précises, la causerie commençait dans le salon vaste et clair où tout l'air des montagnes et des lointains mouillés entrait par quatre fenêtres ouvertes. Quelquefois, nous étions assis, nous, mais lui, jamais! Non, il ne me souvient pas de l'avoir vu assis une seule fois, si ce n'est au piano ou à table. Allant, venant par la grande pièce, remuant les chaises, changeant les fauteuils de place, cherchant dans toutes ses poches sa tabatière toujours perdue, ou ses lunettes qui étaient quelquefois accrochées aux pendeloques des candélabres, mais qui n'étaient jamais sur son nez, empoignant le béret de velours qui lui pendait sur l'œil gauche avec l'air d'une crête noire, le triturant entre ses poings crispés, le fourrant dans son gilet, le retirant, le replaçant sur ses cheveux, il parlait, parlait, parlait ! 

Marie de Mouchanoff-Kalergis, dans une lettre à sa fille, en septembre 1869

Wagner en houppelande de velours noir, avec le bonnet de Magister, des lunettes sur le nez ; elle, mit ihrer jungfräulichen Gestalt, a l'air de sa fille, lit sa pensée dans ses yeux et l'achève comme si leur âme était une en deux personnes. Elle pleure beaucoup, élève ses enfants à merveille et travaille jour et nuit à la gloire de celui qui résume à ses yeux toutes les perfections.

Une remarque de Wagner sur le port des lunettes 

Entre 1869 et 1876, Wagner aurait dit à Nietzsche : « Lorsque vous viendrez voir mes œuvres, écrivait un jour Wagner à Nietzsche, n'oubliez pas d'enlever vos lunettes. » L'auteur du Ring exigeait le maximum d'illusion quand ce maximum était réalisable mais quand il ne l'était pas, il demandait que l'on ne s'occupât ni des costumes ni des décors, mais qu'on s'absorbât dans l'audition de sa musique. (rapporté dans le Figaro du 24 août 1904)

Albert Wolff vit pour la première fois Wagner à Bayreuth en 1876 (rapporté par Wolff dans l'éloge funèbre de Wagner qu'il publia en février 1883 dans le Figaro)

C'est à Bayreuth, lors des représentations de la tétralogie que je vis, pour la première fois, Richard Wagner. On avait dit au vieil empereur d'Allemagne que sa présence était absolument nécessaire à cette inauguration d'un théâtre national ; une foule énorme attendait à la gare ; à la dernière minute, quand déjà le train était en vue, un petit homme solidement bâti, vêtu d'un frac et d'une cravate blanche fendit la foule ; c'était Richard Wagner ; il s'avança vers le wagon-salon et fit une telle courbette devant le souverain que ses lunettes d'or, perdant l'équilibre, glissèrent jusqu'à l'extrémité d'un nez aplati. Guillaume Ier sourit avec une légère ironie où se lisait la satisfaction qu'il éprouvait de voir à ses pieds, l'ancien insurgé qui, en 1848, avait fait le coup de feu contre ses soldats ; il salua militairement, très froidement et monta en voiture, laissant Wagner sur le quai, ahuri. Le grand musicien était fort pâle quand seul, abandonné de la foule qui courait après les uniformes, il regagna son fiacre. C'était de mauvais augure pour ses projets.

Première rencontre de Félix Weingartner avec Wagner en 1882 (rapportée dans le Comoedia du 3 juin 1914)

Félix Weingartner n'a oublié aucun des détails de sa première rencontre avec Wagner. Il rappelle avec bonne humeur la savante stratégie, qu'il déploya pour se trouver sur le passage du grand homme à sa sortie du théâtre.

Pour dépister les curieux avides de contempler ses traits, Wagner avait coutume de choisir, au dernier moment, les portes de sortie les plus inattendues et trompait ainsi la surveillance des fâcheux qui cernaient son temple. Un soir du mois d'août, par une pluie battante, Weingartner, qui avait alors dix-neuf ans, fut prévenu par un initié de la tactique adoptée ce jour-là par l'illustre fugitif, et se posta près de la sortie secrètement désignée. Son attente ne fut pas vaine. Une voiture vint se ranger devant la porte qui s'ouvrit bientôt pour livrer passage à un homme de petite taille vêtu d'un pardessus beige, coiffé d'un chapeau mou et les yeux protégés par des lunettes. C'était Richard Wagner. Un jeune homme l'accompagnait ; l'auteur de Tristan prit affectueusement congé de lui en le chargeant de ses amitiés pour son père.

Cet interlocuteur privilégié était Joseph Rubinstein qui venait de terminer la réduction de piano de la parution de Parsifal. Les traits si caractéristiques de Wagner étaient désormais gravés d'une manière ineffaçable dans la mémoire de son jeune admirateur.

Quelques jours plus tard, Weingartner était reçu à la villa Wahnfried. Il y trouva Mme Cosima Wagner, dans tous l'éclat de sa beauté blonde, les deux filles du Maître et son fils Siegfried qui était alors un garçonnet de douze ans, Liszt venait d'arriver et le jeune visiteur put assister à la rencontre touchante des deux grands hommes et aux effusions de profonde affection. [...]

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