Rechercher dans ce blog

mardi 28 avril 2020

BAYREUTH 1897 - UNE SOIRÉE CHEZ MADAME WAGNER

Une chronique de Charles Joly publiée dans le Figaro du 10 août 1897


UNE SOIRÉE CHEZ MME WAGNER 

Pendant les fêtes solennelles de Bayreuth, les Bùhnenfestspiele, comme on les appelle là-bas, Mme Wagner a coutume de convier chez elle, une fois la semaine et le soir d'un jour où le théâtre reste fermé, les personnages princiers ou authentiquement titrés, les écrivains, les hommes de lettres, les artistes, et en général toutes les personnalités de marque présentes à Bayreuth.

L'origine de ces soirées remonte à l'origine même du théâtre Wagner. Quand, en 1876, furent données les trois premières séries de représentation du Ring qui inaugurèrent le théâtre récemment édifié, Richard Wagner vivait encore, et parmi les spectateurs il comptait un grand nombre d'amis personnels et un nombre bien plus grand de dévoués partisans. Franz Liszt, lui aussi, était encore de ce monde, et il assistait au triomphe de son ami qui, depuis quelques années déjà, était devenu son gendre. En ouvrant tout grands ses salons en l'honneur de son mari et de son père, Mme Wagner trouvait une occasion de témoigner sa gratitude à tous ceux qui avaient cru à l'avenir du maître et l'avaient défendu envers et contre tous. De 1876 à 1882, le théâtre resta fermé ; on ne rouvrit ses portes que pour Parsifal et le triomphe de cette œuvre géniale fut l'occasion de nouveaux « tra la la» à Wahnfried ; c'est ainsi que Liszt dénommait les soirées de Mme Wagner. Puis vinrent les deuils : le maître mourut d'abord, Liszt le suivit un peu plus tard dans la tombe, et les soirées de Wahnfried s'espacèrent et devinrent rares. On les a reprises depuis quelques années, mais le nombre des invités a considérablement diminué ; cela s'explique si l'on songe que le pèlerinage à Bayreuth est devenu très à la mode, et que l'intimité des premières représentations a fait place au cosmopolitisme le plus extravagant qui se puisse rencontrer.

Ce n'est plus le Tout-Europe que l'on voit défiler à Bayreuth entre la double haie des habitants répandus sur la pente de la colline pour jouir du plaisir des autres, c'est le Tout-Univers. De là, la très grande circonspection que Mme Wagner apporte dans le choix de ses invités. Le nombre en est assez restreint, de cent à cent cinquante, pas plus, et l'on doit présenter au domestique qui, dans l'antichambre, vous débarrasse de votre pardessus et de votre chapeau, la carte d'invitation qu'un homme de confiance a remise à votre domicile..

Donc, un matin, je reçus le laconique bristol me priant chez Mme Wagner pour le lendemain soir, à huit heures et demie. C'est en compagnie de Félix Mottl, rencontré dans la Wagnerstrasse, que le lendemain, à l'heure dite, je me dirigeai vers Wahnfried. Motll, venant de Marienbad, rentrait à Bayreuth pour conduire deux représentations de Parsifal. Tout en devisant il se pourrait bien que Mottl vînt à Paris l'hiver prochain pour diriger deux grands concerts nous arrivons devant Wahnfried. Une avenue plantée d'arbres, dont les branches se relient et forment presque berceau, conduit de la grille à la maison d'habitation. Un rond-point tout fleuri permet aux voitures, qui amènent les invités devant le péristyle, de tourner et de regagner la rue. Nous montons quelques marches, nous traversons l'antichambre où un vieux domestique nous débarrasse de nos vêtements, et nous entrons.

Nous sommes arrivés de bonne heure, et il n'y a pas encore beaucoup de monde. Siegfried Wagner nous aperçoit dès l'entrée et vient à notre rencontre. Après les compliments d'usage, il me conduit près de sa mère et de ses sœurs, Isolde et Eva, et fait lui-même les présentations avec un tact parfait. Mme Wagner qui porte une robe de soie noire un peu traînante, fort simple, mais irréprochable s'entretient pendant quelques instants avec moi elle me parle de ses projets, des représentations qu'elle espère donner dans deux ans, car le théâtre de Bayreuth n'ouvrira pas ses portes l'année prochaine. Son rêve est de remonter Tristan, les Maîtres Chanteurs et Lohengrin dont les représentations passées furent si remarquables ; Siegfried Wagner, au contraire, estime que l'on doit encore donner le Ring, pour la raison très simple que la troupe nécessaire à cette œuvre colossale est à peu près complète. Toutefois, rien n'est décidé à ce sujet.

Johannes Elmblad (1853-1910)
Mais Mme Wagner se doit aux invités qui arrivent, et elle me confie aux soins du brave M. Elmblad, un bon géant suédois, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qui a joué de façon très originale le rôle si périlleux du dragon Fafner, et qui va abandonner la carrière lyrique pour diriger, à partir du mois d'octobre, le théâtre royal de Stockholm. Justement, voici qu'arrive notre compatriote Gustave Fridrich, qui est premier violon à l'orchestre du théâtre ; il me présente M. Breuer (Mime), le Quasimodo de la Tétralogie, Mme Brema, dont la voix et la plastique firent merveille dans Fricka et dans Kundry, Mme Gulbranson, la superbe et triomphante Brunnhilde, dont le nom brillera du plus vif éclat à côté de ceux des Malten, des Materna, des Sucher et des Lilli Lehmann. Puis nous faisons le tour des salons avant qu'ils soient remplis par les invités.

Le premier, donnant sur l'antichambre, est une sorte de hall de forme rectangulaire, dont la hauteur est celle de la maison elle-même. Une galerie, communiquant avec les appartements du premier étage, court tout le long de ce hall ; et, sous cette galerie, une frise, faite d'ornements en grisaille et de petits tableaux de couleur assez crue, développe les épisodes du poème des Nibelungen. Çà et là, quelques statuettes en marbre rappelant les premières œuvres du maître ; de nombreux sièges, un piano au milieu de la pièce, un petit orgue dans un coin. Ce salon, d'aspect simple et sévère, est celui où l'on fait de la musique. À gauche, le boudoir de Mme Wagner, un délicieux fouillis de meubles, d'objets d'art, qui servait autrefois de salon de réception à Franz Liszt. A droite, la salle à manger où le buffet est dressé.

Par une large porte faisant face à l'antichambre, on pénètre dans le grand salon de réception, qui était en même temps le cabinet de travail de Richard Wagner. Dans cette pièce, lambrissée de chêne à filets d'or et s'avançant sur le jardin par une véranda de forme hémisphérique, sont entassés meubles, sièges, consoles, guéridons, objets d'art, et la polyphonie de ce merveilleux ameublement apparaît comme le commentaire explicatif de la décoration wagnérienne. Ces richesses, ces couleurs, ces dissonances du mobilier indiquent une âme riche, luxueuse, pleine d'horreur pour le mesquin; et dès lors on comprend que Wagner ait eu tant besoin de la mise en scène pour son œuvre, puisqu'il ne pouvait s'en passer dans la vie de tous les jours. Voici, sur le piano, un dessin de Ingres : c'est le portrait de Liszt dédié à la comtesse d'Agout, une merveille d'expression, quelque chose d'imprévu, de pris sur le vif. Voici encore le portrait du maître et celui de Mme Wagner par Lembach, deux œuvres inestimables auxquelles fait face un autre portrait du même artiste, saisissant de vie et de vérité : c'est celui de Schopenhauer qui exerça une si grande influence sur Richard Wagner. Vous ai-je dit que la bibliothèque, très grande, court à droite et à gauche de la porte, le long des murs, jusqu'à la véranda ? Des bustes et des portraits couronnent cette bibliothèque ; je reconnais Beethoven, Goethe, Schiller (le seul portrait authentique); on me montre le buste de la grande Devrient, celui de Schnorr, le créateur de Tristan, etc., etc.

Heinrich Kautsch, Alexander Friedrich, Landgraf von Hessen, en 1902
Musée d'Orsay, Paris, France © photo musée d'Orsay / rmn

Je ne me lasse point d'admirer toutes ces merveilles, dont la seule énumération est impossible en ce court espace ; mais voici que résonnent au piano quelques accords; le silence se fait, et deux violonistes interprètent le concerto de Bach pour deux violons. L'un des deux virtuoses est M. Prill, de Leipzig, le violon-solo du théâtre ; et l'autre, c'est, jamais vous ne devineriez, c'est le landgrave Alexandre Frédéric de Hesse, le dernier des landgraves allemands. Or, ce grand seigneur, unique descendant de ces princes qui autrefois jouèrent dans l'histoire de leur pays un rôle considérable, ce grand seigneur, dis-je, est complètement aveugle. Je l'ai vu entrer tout à l'heure, conduit par un officier d'ordonnance, et sa vue me remplit de pitié. Non seulement il est aveugle, mais il paraît faible débile, presque rachitique. C'est avec talent qu'il joue le concerto de Bach, et, quand Edouard Risler le complimente à ce sujet, il se confond en remerciements timides et enfantins. Quelle misère! M. Van Rooy, le Wotan si remarquable dont j'ai déjà parlé, interprète en grand artiste trois mélodies de Schubert ; puis les invités se dispersent dans le grand salon, dans le boudoir, dans la salle à manger où ils font honneur au buffet véritablement exquis, et je peux reconnaître quelques invités de marque  : donna Isabelle, infante d'Espagne ; la comtesse de Wolkenstein, ambassadrice d'Autriche à Paris la baronne de Blome, la comtesse de Schlippenbach, la comtesse Lützow, femme d'un ancien attaché à l'ambassade d'Autriche à Paris ; Mme et Mlle de Hirchbach, nièce et petite-nièce de Humboldt, etc. Parmi les'Français, je citerai M. Charles Lamoureux, M. et Mme Camille Chevillard, le pianiste Alfred Cortot, M. Albert Carré, directeur du Vaudeville ; M. Dufresne, administrateur de la Compagnie de l'Ouest, et Mlle Dufresne, etc., etc. 

Je retourne dans le grand salon pour jeter un coup d'œil sur la bibliothèque qui a dû faire envie à bien des bibliophiles. Toutes les littératures y sont représentées, depuis l'Inde aryenne et bouddhique jusqu'à l'époque moderne. La littérature française y tient une place considérable : non seulement on y trouve les chefs-d'œuvre des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, mais encore toute la littérature du moyen âge, Joinville, Villehardoin, Froissart, les poèmes ou romans qui traitent le sujet de Tristan, du Chevalier au Cygne (Lohengrin), de Perceval le Gallois (Parsifal), et en général tous les écrits qui se rattachent aux trouvères, français, provençaux ou bretons. J'aperçois, parmi les œuvres modernes, l'Histoire de la langue française, de Littré; la Philosophie positive, d'Auguste Comte ; l'Histoire des ducs de Bourgogne, de Barante ; le Christianisme et ses origines, d'Ernest Havel ; les Origines du Christianisme, de Renan, etc. La partie musicale de cette bibliothèque n'est pas moins curieuse : Berlioz est en bonne place, Méhul aussi, et je remarque des partitions à peu près oubliées en France: Barbe-Bleue, de Grétry,  Deux Mots, de Defayrac Lestocq et le Cheval de Bronze, d'Auber, etc. Je voudrais connaître mieux les richesses de cette bibliothèque qui m'en dirait long sur l'état d'âme de cet homme extraordinaire que fut Richard Wagner et qui témoigne, en tout cas, d'une organisation d'élite et d'une vive intelligence, ouverte aux quatre coins de. l'horizon ; mais le piano se fait entendre de nouveau. C'est Alfred Cortot qui joue une des rhapsodies de Liszt, vous savez bien, ces étranges compositions aux rythmes irréguliers et.´flexibles comme les branches d'un saule ployant sous l'haleine du vent du soir. Cortot fait honneur à l'école française en interprétant ce difficile morceau avec un brio et une légèreté de doigts incomparables.

Il est onze heures ; peu à peu les invités s'en vont car le lendemain on joue Parsifal, et on doit faire, à neuf heures du matin, une répétition à laquelle assistera Mme Wagner. C'est ainsi que vont les choses à Bayreuth : on joue le soir, mais on a répété le matin. Je prends à mon tour congé de la maîtresse de maison dont l'affabilité, l'élégance et la distinction marchent de pair avec les richesses de son habitation vraiment princière.

Charles Joly.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire