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lundi 30 mars 2020

Une lettre américaine de Wagner, publiée dans 'Le Pays' du 25 août 1874

Source de l'image : RW Museum Bayreuth
Le journaliste versaillais Georges Maillard (1837-1897) donnait le 25 août 1874 dans Le Pays une chronique virulente présentant une lettre de sollicitation de Richard Wagner à un journal américain. Wagner était en recherche de fonds pour financer son projet de festival bayreuthois et, n'ayant pas rencontré le succès escompté en Allemagne, allait chercher de l'aide du côté de l'étranger. Georges Maillard voue Wagner aux gémonies. Le pauvre Maillard aurait pourtant bien fait de suivre l'exemple wagnérien et frapper lui aussi aux bonnes portes : tombé dans la misère et désespéré, il devait se suicider d'un coup de revolver à la tempe le 1er avril 1897, dans une chambre d'hôtel, et, pour cette raison, se vit refuser d'être enterré dans le caveau familial, en terre chrétienne. 

Coïncidence : le Roi Louis II, né le 25 août 1845 au château de Nymphenburg, fêtait son anniversaire ce jour-là à Versailles, où il avait obtenu qu'on lui fît jouer les grandes eaux. Il séjourna à Paris les dix derniers jours du mois d'août 1874. Un journal (La Presse du 28 août) avait d'ailleurs répandu la rumeur que Richard Wagner viendrait rejoindre "son maître et ami Louis à Paris". Et d'ajouter malicieusement : " Espère-t-il faire remonter  cet hiver le Tannhauser ? ".  Mais ce n'était là qu'une rumeur non fondée, un trait sensationnaliste, Wagner ne rejoignit pas Louis II à Paris.

Mais revenons à nos moutons. Voici l'article de Georges Maillard, plus méchant que malicieux quant à lui.

CHRONIQUE

La modestie Wagner

Comme musicien, M. Richard Wagner est un grand artiste dont il ne faut pas parler légèrement ; quoi qu'on en ait, quoi qu'on en pense, il s'impose à l'attention et au respect, et, à moins d'être aveugle, c'est une personnalité éclatante qu'il faut voir et avec laquelle il faut compter. 

Mais comme homme... c'est une autre affaire. On peut sans irrévérence et sans hérésie le haïr et le nier. Autant l'artiste est grand, autant l'homme est mesquin, infatué, gonflé, ingrat et détestable.

Chez lui, le musicien à tout tué ; il ne reste plus qu'un géant d'orgueil fou, un vaniteux exécrable, négateur de toutes choses, n'accordant de mérite qu'à lui-même, et tellement perdu dans l'adoration de sa propre personnalité, qu'il excite invinciblement la répulsion.

Cet homme, comblé d'honneurs, acclamé et applaudi dans son pays, protégé par les rois, adulé par la foule, vient de donner la plus triste preuve de son odieuse ingratitude et de son incommensurable orgueil.

Voici la lettre qu'il adresse au rédacteur d'une revue américaine: le Dexter Smilles. Lisez-la attentivement, pour en bien apprécier tout le fiel; jamais, je crois, la vanité arrivée jusqu'à la démence n'a produit un morceau comparable :

Très estimé monsieur,

Je vous suis très obligé de l'intérêt que vous portez à mes œuvres et dont la preuve m'est fournie par les articles que vous leur consacrez dans votre Revue, et je suis heureux de vous donner une explication de mes idées.

Convaincu que dans nos théâtres tels qu'ils sont constitués pour le présent, du moins en Allemagne — théâtres où tous les genres d'opéras : italiens, français et allemands, se jouent indistinctement et s'exécutent tous les soirs — la création d'un style et d'un art dramatique réel est une impossibilité, j'avais entrepris d'ériger un théâtre où, chaque année, chanteurs et musiciens offriraient au public de l'Allemagne tout entière, qui y viendrait tout exprès pour la chose , des représentations qui, à ne les considérer que sous le rapport de la perfection de l'exécution, donneraient une idée de ce que peut devenir l'art allemand ; car, cher monsieur, nous sommes le peuple du fédéralisme, et, à ce titre, nous pouvons accomplir de grandes choses par la voie de l'association lorsque l'occasion s'en présente. Cette idée, je l'ai portée avec moi depuis environ vingt ans,m c'est elle qui m'inspira la trilogie des Niebelungen , dont l'exécution serait tout à fait une absurdité sur une scène ordinaire.

Eh bien ! pour atteindre mon but, j'ai cherché en Allemagne 1,000 personnes apportant chacune 300 dollars à l'œuvre, non pas pour acheter les billets, mais pour contribuer à la réalisation d'une idée nationale, et comme j'avais donné aux théâtres allemands cinq ouvrages qui obtinrent toujours un grand succès devant des chambrées combles, j'ai pensé que ma voix aurait quelque chance d'être écoutée.

Mon intention est de donner ces représentations  gratuitement au public, et grâce à l'aide fournie seulement par les patrons de l'oeuvre.  Mais je n'ai pas trouvé dans l'Allemagne un millier d'esprits libéraux et patriotes.Loin de là, la presse elle-même a tourné le dos à mon idée et s'est prononcée contre moi.

Aucune classe de la société, noblesse. capitalistes, savants, n'a voulu m'assister. Ma seule force gît dans les grandes masses populaires, qui malgré les calomnies et les dénonciations portées contre moi-même et contre mes œuvres, sont restées fidèles à l'un comme aux autres, et c'est pour ce public-là que je donne des représentations ; mais comme les masses n'ont pas de ressources financières, nous nous sommes arrangés de manière à vendre les places, n'en réservant que 500 pour les artistes musiciens dans le besoin.

Je ne pense pas qu'il y aura de la gloire pour l'Allemagne que l'Amérique soit venue à mon aide. Pour moi, j'en suis fier, et  je suis fort reconnaissant aux musiciens allemands attachés à l'orchestre de M. Thomas d'avoir introduit ma musique en Amérique de leur propre accord exclusivement, et mus seulement par un patriotique et pur enthousiasme, tandis que presque tous les musiciens en renom en Allemagne se sont conduits si mal, tranchons le mot : si ridiculement à mon égard.

Grâce à un crédit que j'ai obtenu, mes représentations sont assurées pour l'année 1876, et si, à l'aide de la vaste circulation de votre feuille, il vous était possible de réaliser un fonds en Amérique, afin de venir en aide à mon entreprise, je vous en serais on ne peut plus obligé, ainsi qu'au public américain.

Je suis avec une haute estime et sincèrement votre tout dévoué et obligé,

RICHARD WAGNER.
Bayreuth, juin 1874.

Il faudrait tout relever dans cet incroyable manifeste ; c'est un chef-d'œuvre d'arrogance et d'effronterie insolente et plate à la fois ; jamais le moi ne s'est étalé d'une façon plus odieuse.

Que veut M. Richard Wagner, en somme? de l'argent, beaucoup d'argent, pour construire une immense salle de spectacle, « dans laquelle il pourra donner une idée de ce que peut devenir l'art allemand, sous le rapport de la perfection de l'exécution. »

Quel est ce grand art allemand dont il parle? Le sien, à lui Wagner. Et il ne dissimule pas que c'est sa conviction, il le dit même très nettement.

" Cette idée, je la porte depuis vingt ans, et c'est elle qui m'inspira ma trilogie des Niebelungen, dont l'exécution serait une absurdité sur une scène ordinaire. "

Le maître qui est la plus haute expression de l'art musical en Allemagne, c'est donc lui! L'œuvre qui représente le summum de cet art, c'est la trilogie des Niebelungen ! Or, les Niebelungen sont une chose si hors ligne, qu'on ne peut, sans absurdité, les exécuter sur une scène ordinaire. Il faut donc bâtir un théâtre spécial pour que l'Allemagne entière puisse entendre et acclamer cette merveille, et c'est pour cela que Wagner demande de l'argent.

Mais l'Allemagne a fait la sourde oreille.

Elle n'a pas cru de son honneur d'apporter au divin Wagner l'argent qu'il demandait, et le voilà tout indigné :

" Aucune classe, noblesse, savants, capitalistes, n'a voulu m'assister. Je n'ai pas trouvé mille esprits libéraux et patriotes. La presse tout entière m'a tourné le dos. "

C'est abominable, en effet ! Et comprenez-vous toute l'ineptie de ce peuple qui ose refuser de bâtir à Wagner un théâtre sur lequel on exécuterait sa musique?

Si Wagner est orgueilleux, du moins il n'est pas fier. L'ingrate Allemagne lui refuse l'argent qu'il demande, il le demande à l'Amérique ; ce sera honteux pour l'Allemagne, mais tant pis pour elle, ! cela lui apprendra à n'avoir pas compris l'incommensurable honneur que lui a fait Wagner en naissant Allemand !

En revanche, ce sera un grand honneur jour l'Amérique; Wagner lui-même, pour la remercier de son argent (si elle le lui envoie), déclare «qu'il en sera fier. »

En conséquence, il adresse au Dexter Smilles l'assurance de sa haute estime, il l'engage, «grâce à sa vaste circulation » de réaliser le plus vite possible le plus le souscriptions qu'il pourra.

En résumé, voilà cette lettre, et c'est ce Wagner, le plus hautain et le plus infatué des hommes, qui l'a écrite. Cet incommensurable génie descend de son empyrée et bat la grosse caisse pour faire venir les gros sous ; cet orgueil capitule devant l'argent et s'abaisserait jusqu'à la vilenie, s'il était sûr de l'obtenir ! Tout cela pour qu'on joue ses Niebelungen, mais grandement, solennellement, comme il convient à un tel chef-'œuvre — sur un théâtre immense, édifié spécialement pour eux !

Les Américains ont un mot énergique qu'ils emploient avec les indiscrets ou les imbéciles. Espérons qu'ils vont le jeter en réponse à l'inepte demande du sieur Richard Wagner :

Go to hell !

Georges Maillard

Pour conclure ce post,  si nous étions méchants à notre tour (— mais qui pourrait penser cela ? — ), on pourrait rétorquer à Georges Maillard que, selon la foi de ses pères et suite à son malheureux suicide, c'est lui qui brûle aujourd'hui en enfer, alors que Wagner dirige ses oeuvres au paradis.

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