Un texte poétique de Juliette Pary (1903-1950) publié à Paris en février 1929 dans la revue diplomatique internationale Ambassades et consulats. Juliette Pary, nom de plume de Juliette Gourfinkel, fut une journaliste, traductrice et romancière française. Elle traduisit de l'anglais des romans, dont quelques titres d'Agatha Christie, avant de passer à l'allemand pour donner le texte français d'œuvres de Stefan Zweig (Sigmund Freud : La Guérison par l'esprit) et de Hermann Hesse (Le Loup des steppes).
VACANCES HIVERNALES DANS LA MONTAGNE BAVAROISE par M. Juliette PARY
Des doigts hâlés courant sur les cordes de la cithare ; des bras nus dont le hâle se dédore au-dessus du coude; les manches retroussées d'une veste verte de chasseur alpin ; une odeur de pin, de résine, de jeunesse ; une chanson mâle, vibrante dans l'air ivre de hauteur : « Que tu es beau, mon pays de Bavière ! »
C'est le pays de Bavière, robuste, fidèle, joyeux ; c'est la montagne bavaroise — neige, soleil, santé, appels sonores des touristes dans les forêts de pins, skis glissant sur les traînées d'argent du flamboiement alpestre, lacs glacés où dorment les voiles ; c'est la petite auberge juchée là-haut, en face de la Dreitorspitze, la Pointe des trois portails ; c'est la pièce vaste, au plafond bas, que battent de leurs ailes trois aigles immenses, aux murs blanchis de chaux, où les têtes de gazelles tournent leurs yeux vers les cornes de cerfs, à la table de chêne où la bière gaillarde mousse dans les chopes ; c'est la Bavaroise blonde, la joie de vivre faite femme ; c'est le « Seppi », le chasseur alpin, aux genoux nus, à l'âme nue, ensoleillée et fraîche ; c'est le « Grüss Gott ! », le salut en Dieu, aussi éloigné des fades bonjours que la neige des Alpes l'est des rues boueuses, le « Dieu te salue ! » qui fleurit sur les lèvres à 2.000 mètres de hauteur.
C'est enfin, à la place d'honneur, sous les regards amoureux et candides, le portrait jauni d'un homme pâle — du roi fragile, efféminé, las, qui jadis régna sur ce peuple sain, vital et viril.
Depuis son beau livre sur « Hamlet-Roi », sur Louis II de Bavière, M. Guy de Pourtalès a omis de parler de cette étrange chose : l'amour vivant des Bavarois pour ce souverain mort, la tendresse légendaire de la Bavière pour ce prince de conte de fées, l'adoration de ces gosses aux yeux clairs pour ce pauvre grand fou, la passion têtue, tenace, idolâtre, du peuple pour le roi, pareille à celle d'un homme simple et fort pour une femme frêle et raffinée. Il appelait les affaires de son peuple "fadaises" ?
N'importe. Il dépensait l'argent de la nation pour bâtir des châteaux de cartes ? Vive les châteaux de cartes ! Il dédaignait les simples, il se dérobait aux yeux de la foule, il jugeait les bonnes gens indignes de le contempler ?
N'est-ce pas cela qui les fait s'acharner, aujourd'hui encore, à cette contemplation ? Pour la race bavaroise, toute entière dans le monde visible, cet invisible roi est une brèche dans l'infini. Pour le peuple-enfant, ce prince pâle, ses folies, ses mystères, c'est un conte de fées, dont il a soif, autant et plus peut-être, que de bonne bière blonde. Car le Bavarois ne vit pas que de bière !
Louis II en Bavière - c'est l'irréel dans la réalité. Il n'était jamais là pour ses sujets : c'est parce qu'il n'était jamais là qu'il est resté pour toujours.
Au pied de la montagne, la route neigeuse descend vers Linderhof. Dans le parc de séjour royal favori, un escalier souterrain conduit dans la « Grotte bleue ». Les lueurs bleuâtres des lampions dissimulés éclairent les stalactites fascistes [sic, pour "factices" ? Ndlr] et scintillent sur l'eau du lac artificiel où glisse la nacelle de Lohengrin : appuyé sur les coussins de velours bleu, la tête sur l'épaule de Wagner, aux sons de la musique cachée jouant Tristan et Yseult, le roi s'en allait là-bas, là-bas, où ses sujets ne pouvaient le suivre.
Intoxiqué d'absolu, il n'avait, pour le réaliser, ni l'amour de Tristan, ni le génie de Wagner. Impuissant à vivre, incapable de créer, il jetait son rêve dans des souterrains, des nacelles, des lampions, des grottes ; parti dans le bleu, il s'écroulait dans un simili plus navrant et plus frelaté que n'importe quel décor d'opéra ou de musichall. Les stalactites truqués s'effritent, la lumière mensongère passe du bleu au verdâtre, l'eau stagnante sent le cadavre : oh ! l'odeur de pins, de jeunesse et de virilité, les troncs noueux, les genoux nus, le soleil, le vent ! C'est au milieu de cela, de tout cela, qu'il fabriquait de l'absolu avec des stalactites, en plâtre.
Allons ! Ils ont choisi la meilleure part, ceux qui passent devant la grille du château, chapeau bas, admirant sans comprendre, aimant sans savoir, vivant sans raisonner.
Que songent-ils en leur for intérieur ? Quelle oraison funèbre font-ils mentalement à Louis II, roi de Bavière, sujet du pays bleu ? Je jugerais bien que tout ce qu'ils disent, c'est : "Dieu te salue, Majesté!"
Une fois la grille dépassée, voici que le sourire ensoleille leur visage, voici que la plume d'aigle se balance de nouveau sur le petit chapeau vert, voici qu'oublieux de ces pauvres rois, le Seppi, aux sons lointains de : « Que tu es beau, mon pays de Bavière », saisit sa blonde par la taille, et d'un bras vigoureux l'élevant au-dessus de lui, la fait tournoyer dans l'air.
La neige est rose, la neige est bleue, le ciel est une coupe de champagne glacé renversée sur la terre, et tout le soleil du monde a passé dans les doigts hâlés qui courent sur la cithare !
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