Ami d'Émile Zola, Henry Céard (1851-1924) fut sans doute l'initiateur du célèbre recueil de nouvelles Les soirées de Médan (1880) avant de produire, dans la foulée, Une belle journée, prototype du " roman expérimental ", et réalisation d'un rêve caressé par Flaubert " d'un livre où il ne se passe rien ". Le second livre de Céard, Terrains à vendre au bord de la mer, allait mettre vingt-cinq ans pour voir le jour. Vingt-cinq ans de déboires professionnels, pendant lesquels Céard s'orientera vers le théâtre sa passion malheureuse - et, avec plus de succès, vers la critique littéraire et le journalisme. En 1898, il s'installa à Quiberon pour écrire ce roman qui se présente comme le contraire du premier. Non plus un roman sur rien, mais un roman total. Où, sans renoncer à son credo naturaliste, il se fait néo-romantique pour fondre ses expériences dans un vaste drame " wagnérien " d'une extrême densité. Il s'agit moins de raconter une histoire, ou des histoires, que de saisir, dans le présent immobile, à travers un immense réseau de " leitmotive ", l'écho des pages lues et des pages à venir. " Terrains à vendre au bord de la mer est l'oeuvre maîtresse de Céard. Longuement médité et composé, ce vaste roman breton est la somme des idées artistiques, sociales et politiques de l'auteur, la véritable somme de toute son expérience humaine, un livre d'une richesse inépuisable, d'une densité sans égale dans l'oeuvre de Céard et d'une originalité incontestable. " C. A. Burns, Henry Céard et le naturalisme.
"... Un roman d'une richesse extraordinaire d'idées, d'un pessimisme âpre, auquel la musique (de Tristan et Isolde) donne une vie puissante : elle féconde, porte les sentiments à leur paroxysme, et ne saurait être remplacée par aucune autre ". Léon Guichard, La musique et les lettres au temps du wagnérisme. "
" L'oeuvre est énorme, et je ne parle pas du nombre de pages. Elle l'est par la prodigieuse accumulation des observations, des idées, des faits, des sensations. C'est le roman analytique poussé jusqu'au bout, jusqu'à l'extrême. " Gabriel Thyébaut, Cahiers naturalistes, n° 68, 1906.
Terrains à vendre... fut publié en 1906.
Terrains à vendre... fut publié en 1906.
L'extrait
[Le journaliste Malbar se trouve dans un hôtel sur la côte bretonne et attend le moment d'aller prendre son train]
Il faisait chaud. Derrière la nappe de lumière verticalement reflétée par la mer, au loin, comme dans les profondeurs d'une glace sans tain, des îlots, çà et là, apparaissaient dorés par le soleil. Le thermomètre marquait 40 degrés à l'ombre. Après l'avoir consulté, André Malbar jeta sa cigarette, à moitié fumée, par la fenêtre de la chambre qu'il occupait au premier étage de l'hôtel d'Orange, en face de l'Océan. Puis, se parlant tout haut :
— Tout ça, mon ami, c'est très bien. Mais le jeudi, d'aujourd'hui comme tous les autres, ramène ton jour de chronique, et tu n'as pas encore écrit une seule ligne de ton article pour l'Instantané des Deux-Mondes qui, demain, attend ta copie.
Malbar regarda la mer, l'immense plage, maintenant déserte, qui s'arrondissait selon la courbe de la falaise. A gauche, de gros rochers la délimitaient, et leur masse énorme et dentelée se découpait durement sur l'horizon. Un bateau à vapeur doublait la pointe, traînant derrière lui, au long du flot calme, comme l'eau d'un étang, un grand V lumineux indéfiniment tracé par son hélice. Dans l'atmosphère sans vent, la fumée de la machine montait toute droite, malgré la vitesse, et, jusqu'au ciel, prolongeait, en forme de colonnes les tuyaux de deux cheminées. Malbar tira sa montre :
— Hé, hé, cinq heures. J'ai juste le temps matériel de remplir six feuillets avant le départ du train qui s'en va vers Paris à six heures et demie. Mais quoi dire ? L'Océan ! oui ! Mais comment intéresser les bourgeois à l'Océan? Il faut être un désabusé de mon espèce pour venir dans un pays comme celui-ci où rien n'existe, rien, sinon la mer. Or, les bourgeois, eux, n'aiment que le sable, la plage où ils peuvent se baigner, jouer au crocket et planter des pieux pour installer des lïirts, sous des tentes. Seulement, c'est là une excellente opinion à ne pas exprimer dans un journal, car la liberté de la presse et l'art de l'écrivain consistent surtout à savoir ménager les préjugés des lecteurs. Alors?
Malbar se retourna, prit sur la table un journal, au hasard ; parcourut les « Echos de Paris », les «Tablettes mondaines », le compte rendu des tribunaux, les faits divers, aussi. 11 y vit que ses confrères tenant son éloignement momentané pour une retraite définitive parlaient de lui, en bon termes, comme s'il avait été mort. Car telle est la psychologie de Paris qu'un écrivain semble ne plus exister dès qu'il cesse de figurer parmi les clients de ses cafés et les spectateurs de ses théâtres, et l'opinion, sur le boulevard, n'admet guère qu'on puisse décemment continuer à penser et à vivre en dehors des cabotins et des fortifications.
Dans les racontars, le récit des garden party, les procès en divorce et les crimes, Malbar ne trouvait rien qui put fournir quelque matière pour un article. A la rubrique « Courrier des théâtres », il vit que le directeur d'un casino, proche d'une source thermale, se proposait d'exécuter intégralement les trois actes de Tristan et Yseult, opéra de Richard Wagner. Alors, dans sa mémoire, garnie comme une bibliothèque, et qui lui obéissait à la façon d'un bouton électrique commandant une sonnerie, il se souvint d'une lettre dont il avait lu, un jour, un fragment cité par un catalogue d'autographes.
Par cette lettre, Richard Wagner s'inquiétait des conditions possibles d'une installation à Douarnenez, devant la mer. Sans doute, le compositeur avant d'entreprendre Tristan et Yseult avait voulu connaître les côtes de Bretagne que la légende donnait pour champ de tendresse aux deux amants de la partition qu'il rêvait. Sans doute il était venu vivre là. Sans doute c'était devant des rochers semblables aux rochers qu'il voyait là-bas, lui Malbar, et que, à cause de leur silhouette féodale, il appelait le Vieux-Chateau, sans doute, c'était en présence d'un paysage pareil que le musicien avait imaginé le manoir de Kereolet le décor où Tristan hurle d'espoir et d'agonie. Sans doute, c'était devant les mêmes flots battant aujourd'hui le rivage qu'il avait écrit, au troisième acte, cette symphonie de la mer si différente de toutes les symphonies de mer jusqu'alors écoutées en musique, et qu'il avait surpris, noté, puis transmis aux instruments le rythme de cette voix éternellement profonde et sans silence.
— Eh bien, mais voilà mon article, s'écria Malbar. Et, s'asseyant vivement à sa table, il écrivit en tête d'un des longs et étroits feuillets de papier bleu que les compositeurs de l'imprimerie s'étonnaient toujours dé voir arriver sans ratures ni surcharges :
Au pays de Tristan.
Kerahuel, juillet 1897.
« Un casino, dans une ville d'eaux, se met intelligemment en travail de jouer sans coupures Tristan et Yseult, de Richard Wagner. C'est la première fois, eu France, qu'une pareille expérience est tentée jusqu'au bout. M. Charles Lamoureux, dans les concerts qu'il dirige, s'est épisodiquement contenté de faire entendre, le premier et le deuxième acte. Quand ? 11 y a si longtemps que la mémoire de cette nouveauté s'est peu à peu perdue. N'importe, grâce à ces exécutions, même fragmentaires, les dilettanti ont pu contrôler les impressions que l'oeuvre leur avait, dès l'abord, données à la lecture et au piano. La partition monta ainsi au rang des chefs d'oeuvre, et le deuil est que Liszt, n'écrivit jamais à la gloire littéraire et musicale de Tristan et Yseult de triomphantes pages d'apothéose semblables à celles-là qui lui furent inspirées par Lohengrin et par le Tannhäuser. »
Terrains à vendre au bord de la mer peut se lire gratuitement en ligne sur Gallica. Cliquer ici pour accéder au texte.
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