La mort de Siegfried par Henry de Groux |
Ce texte est extrait d'une lettre adressée par le poète et écrivain symboliste belge Charles Van Lerberghe (1861-1907) à Fernand Severin (1). Van Lerberghe séjourna quelques jours à Munich en septembre et octobre 1900 où il eut l'occasion d'assister à sa première représentation du Crépuscule des dieux.
Munich, 1er octobre 1900
[... La langue allemande] reste toujours dure à mon oreille, âpre et plutôt une langue épique, il me semble. Je viens de l'entendre au théâtre en divers chefs-d'œuvre. Dans Götterdämmerung d'abord, Wagner gagne énormément à ne pas être entendu en français, et surtout dans le français de ses traducteurs. Dans le Crépuscule des dieux il m'a paru que ses vers étaient eux-mêmes comme des "cymbales retentissantes" ou des appels de cors farouches au fond des grands bois.
Littérairement, ce dernier drame, que nous n'avons pas eu à Bruxelles, est superbe et, sans valoir peut-être la Walkure et Siegfried, l'emporte de beaucoup sur l'Or du Rhin.
Mais c'est la mort de Siegfried qui est le sommet de toute l'œuvre. Je ne connais dans toutes les littératures rien de plus beau. Il était redevenu, au fond des bois, le Siegfried enfant. Il venait, dédaigneux de la chasse, de s'égarer dans la solitude et d'écouter le chant des filles du Rhin, en mêlant sa chanson et son rire insouciant au leur, et le voilà tombé tout à coup. Il y a trop souvent des longueurs dans Wagner, mais ceci est brusque comme la Fatalité même. Il est tombé, et Hagen, l'épieu en main, avoue farouchement son crime en ces trois vers dont aucune traduction ne saurait rendre la sombre sauvagerie
Ja denn! ich habe ihn erschlagen,
Ich, Hagen,
Schlug ihn su Tod. (2)
Ces sons : -agen, -ud, -od, résonnent funèbrement comme les premiers accords de la sublime Marche funèbre qui, immédiatement, suit. Vous devez l'avoir entendue déjà à Bruxelles. Elle ne perd rien à la scène. Les hommes couchent Siegfried sur son bouclier et l'emportent sur leurs épaules, têtes baissées. Un faible rayon de lune fait resplendir son armure. La nuit devient de plus en plus profonde. Ils montent un sentier escarpé entre des rochers, et on cherche à les suivre des yeux, mais, quoique la toile ne tombe pas, bientôt plus rien n'est visible que les ténèbres et la musique la prodigieuse évocation qui se lève de l'orchestre comme d'un tombeau qui s'ouvre. C'est d'abord, au moins c'est ce que j'ai vu, moi, une montée toujours plus haut dans les ténèbres, comme vers une de ces tombes telles qu'on en découvre au flanc des rochers, au-dessus de nos fleuves. Et tout le long du chemin de terribles échos s'éveillent, des forces élémentaires et tout le frémissement des sombres forêts, le Waldweben dans la nuit. Puis une plainte, l'air de Siegfried qui plane, cet air héroïque des cors, si jeune, si fort, si plein de juvénile espoir, tel qu'il éclate dans la journée, lorsque Siegfried a tué le dragon, qu'il entend pour la première fois le chant des oiseaux et s'approche du rocher où Brunhilde sommeille encore. Et ce thème d'amour revient, lui aussi, planer sur le mort glorieux. Assurément vous connaissez tout cela. En écoutant cette divine musique je me sens attiré et soulevé dans les ténèbres, et les coups sourds qui frappent là deviennent les battements mêmes de mon cœur.
Il est vrai qu'une marche funèbre, c'est si bien mon fait ! mon élément ! et celle-ci est décidément la plus belle qui soit. Connaissez-vous celle, magnifique aussi, de Beethoven, et celle, toute catholique, de Chopin ? J'ai souvent réfléchi sur le sens mystérieux des marches funèbres. Il y a toujours deux parties, très distinctes : la marche sombre, morne, pesante, le pas d'hommes qui portent sur leurs épaules, ou plutôt sur leurs cœurs, le plus lourd et le plus terrible des fardeaux. Puis le trio, ou chant séraphique. (Rappelez-vous la divine mélodie de Chopin après le sombre et monotone tempo des tambours.) Est-ce l'âme qui rouvre ses ailes noires, se relève et remonte en pleurant dans la lumière, vers l'espérance, de toute son immortelle énergie ? Est-ce une prière humaine, à mains jointes, ou est-ce le chœur des anges, le Te ducant in paradisum que chante l'Eglise à la levée des corps ? Ou est-ce plus simplement, plus instinctivement, une réaction, un besoin soudain de larmes, ce moment où l'on doit pleurer pour que le cœur ne se brise pas ? Les admirateurs intransigeants de Wagner détestent la Marche de Chopin. Moi j'aime l'une et l'autre, également. La Marche de Chopin est assurément d'une suavité qui peut sembler par trop suave, mais je l'adore pour cela même, pour l'amertume que contient ce trop-plein de douceur, la suavité de ces roses débordantes. Ici, je crois bien, ce sont des séraphins qui chantent, des harpes célestes qui résonnent, c'est un chant catholique, tandis que dans le poème païen de Wagner, il n'est pas de molles caresses, pas de harpes, pas de roses, mais un chemin à travers des rochers et des forêts sombres vers un ciel qui est le Walhall, paradis farouche des Walkures, où les petits enfants, sans doute, jouent au pied du trône de Wotan avec des casques et des épées. [...]
(1) Charles Van Lerberghe, Lettres à Fernand Severin ; précédé d'une notice biographique sur Van Lerberghe, par Fernand Severin, Bruxelles, 1924, pp. 196 et svtes.
(2) Eh bien ! oui, je l'ai tué,– moi, Hagen,– l'ai frappé à mort.
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