En 1866, Henri Blaze de Bury, diplomate et écrivain grand connaisseur de l'Allemagne, publiait dans la Revue des Deux Mondes un long article intitulé La Thuringe, voyage à travers l'Allemagne du passé et du présent, duquel nous avons extrait le passage consacré au Hoerselberg et à l'histoire de Tannhäuser qui, dit-on, y passa sept années de sa vie.
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[...] « Tout récemment encore, c’est un chroniqueur du XVIe siècle qui parle [Kornmann, De Miraculis mortuorum, t. VIII.], des voituriers, longeant au crépuscule la route qui conduit de Gotha à Francfort, virent au pied du Hoerselberg la terre s’entr’ouvrir avec un fracas épouvantable. De l’énorme crevasse s’échappait une lueur semblable à celle d’un soupirail de forge. S’étant approchés, ils aperçurent un lac de flammes où se débattaient d’infortunés patients, au nombre desquels ils crurent distinguer d’anciennes connaissances, nommément divers marchands de vins qui les avaient jadis employés et qui subissaient le châtiment des falsificateurs pour avoir mêlé à leurs vins de l’eau, ou qui pis est de nuisibles essences. Les voituriers restèrent comme pétrifiés par l’épouvante, mais au moment où l’un d’eux s’écria : « Pauvres gens, Dieu ait pitié de leur âme ! » le cratère infernal se referma, et soudain tout rentra dans les ténèbres. »
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Ainsi réduite aux proportions d’un fait-divers, la vision dantesque me plaît assez. Situé entre Eisenach et Gotha, ce Hoerselberg (mons horrisonus) a la réputation la plus extravagante. Les géographes nécromanciens veulent absolument y voir l’orifice du purgatoire. De la crevasse volcanique s’échappe dans la nuit du mardi gras la bacchanale qui s’en va promenant la terreur par le pays. En tête s’avance un vieux petit bonhomme de chambellan, le fidèle Eckart, tenant en main son bâton de cérémonie ; derrière lui, à distance respectueuse, se presse et se culbute la troupe diabolique : les uns, décapités, tiennent leur tête sous le bras ; d’autres portent leur visage sur la poitrine en manière d’écusson. Il y en a de manchots, d’éclopés, de cagneux, et qui n’en vont pas moins un train d’enfer. On voit aussi tourner, comme des soleils de feu d’artifice, des roues sanglantes auxquelles sont attachés des corps humains. Et les cris de fendre l’air, les trompes de retentir, les meutes d’aboyer ! La chasse terminée un peu avant que le coq chante, l’infernale cohue rentre au gouffre domestique. Et si, profitant de l’escapade, vous avez tamisé du sable fin à cet endroit, vous y trouvez au matin toute sorte d’empreintes de pieds fourchus, de pattes et de griffes. En ses royaumes souterrains, dame Holla tient sa cour. On n’y vit que pour la joie et les plaisirs. C’est dire que le nombre y est grand de ceux qui cherchèrent à s’introduire au Venusberg, comme on appelle aussi son domaine ; mais le sévère Eckart fait bonne garde. Parmi tant d’illustres prétendants, un seul réussit à tromper sa vigilance, j’ai nommé le chevalier Tannhäuser.
Il chevauchait donc par les riantes campagnes de la Thuringe, le noble trouvère franconien se rendant à la Wartbourg, où le landgrave Hermann, d’impérissable mémoire, rassemblait pour un carrousel poétique la fleur de la chevalerie et du gai-savoir. Arrivé enfin au Hoerselberg, la nuit le prit, et comme il continuait d’avancer, il vit s’ouvrir une caverne profonde sur le seuil de laquelle une femme lui apparut plus belle et plus séduisante que toutes celles qu’il avait rencontrées. C’était dame Vénus en personne. A son appel de sirène et de magicienne, le chevalier n’essaya même pas de résister. Il entra dans la grotte et s’y oublia. Sept ans s’écoulèrent de mystérieuses voluptés, d’énervans transports, puis un jour, la coupe de l’ivresse épuisée, il se prit à regretter le ciel d’azur, l’air des forêts et la liberté. Pour retrouver son cheval de bataille, pour entendre chanter le rossignol des bois, il eût donné toutes les profanes délices dont on l’enguirlandait. A cette lassitude nostalgique se joignait désormais le sentiment de sa lâche défaite, il se reprochait ses devoirs de chrétien méconnus. Enfin, n’y tenant plus, il supplia la déesse de le laisser partir, mais elle refusa d’y consentir ; ce que voyant Tannhäuser, il implora l’aide de la sainte Vierge, et par une fente du rocher s’échappa. Quant à l’absolution, aucun prêtre n’osa la lui donner. Force fut à l’infortuné chevalier de s’acheminer en pèlerinage vers Rome. Inutile résipiscence ! Aux premiers mots du pénitent, le pape entra dans une sainte indignation, et le repoussant avec horreur : « Quand ce bâton, s’écria-t-il, que tu vois desséché dans ma main, reverdira et portera des fleurs, alors seulement, et non pas avant, ton crime te sera remis ! » Tannhäuser, ainsi réduit au désespoir, quitta la ville, se disant : « Puisque notre Seigneur Jésus-Christ et sa divine mère me repoussent, retournons vers dame Vénus, et près d’elle installons-nous pour l’éternité. » Il revint donc, et son arrivée au Venusberg fut accueillie par des transports de joie et de tendresse. Cependant à Rome un miracle s’était accompli : le troisième jour après l’anathème prononcé, le bâton avait reverdi. Des messagers furent lancés de toutes parts sur la trace du chevalier franconien. Il n’était plus temps, car Tannhäuser avait déjà et à jamais franchi le seuil du Venusberg. Nempe Urbanus papa in causa fuit, ut in Veneris montem et lupanaria in quibus voluntatus erat Tanhuser redierit œternum pereundus. Ainsi s’exprime la chronique, attribuant l’éternelle damnation du chevalier à la fougue irascible du pape Urbain IV, trop pressé peut-être de saisir aux cheveux l’occasion qui s’offrait à lui de frapper à la fois dans Tannhäuser et le chrétien apostat et l’homme de guerre engagé sous le drapeau, des Hohenstaufen.
Nulle part au pays du Rhin la légende ne fleurit davantage ; vous y voyez les dieux et les déesses de la tradition germanique se transformer en gnomes, en sorcières, s’évanouir en fumée de spectres. Le paganisme et le christianisme s’amalgament ; d’autres fois ce sont les propres textes de la Bible qu’on vous donne traduits librement en patois de Thuringe. Et vous arrivez ainsi par la plus ravissante contrée, à travers mille ruines que l’histoire et la poésie festonnent, jusqu’à la Wartbourg, couronnement du paysage. [...]
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