Extrait de La vie d'un théâtre (Paris, Schleicher frères 1898) de l'écrivain, chroniqueur et journaliste français Paul Ginisty (Paris, 4 avril 1855 - Paris, 5 mars 1932). Paul Ginisty fut un collaborateur régulier du Gil Blas.
Du monde entre mes mains j'ai vu les destinées. Voltaire, Mort d'un César. |
La claque. — Le chef de claque. — La théorie et l'art des succès. — Les mémoires d'un claqueur.
L'avant-veille et la veille de la répétition générale, on voit s'installer au parterre, soulevant, pour se faire une petite place, les grandes toiles grises qui sont jetées sur les sièges pendant la journée, un monsieur, généralement grave, muni d'un calepin. Ce monsieur, c'est un personnage qui connaît l'importance de ses fonctions : c'est le chef de claque.
Il écoute attentivement la pièce et note, au fur et à mesure, les effets à faire, c'est-à-dire les passages où il donnera le signal des applaudissements. Le travail terminé, il le soumet à l'auteur et au directeur, qui le discutent, le complètent, le restreignent, si par hasard il a fait trop de zèle. Mais un bon chef de claque a l'intuition, dès une première audition, de ce qui doit « porter ». Ces indications arrêtées seront le thème sur lequel il "travaillera", « forçant " ou ne forçant pas, faisant manifester à ses hommes une satisfaction discrète ou un enthousiasme bruyant, demandant, à la fin de l'acte, un ou deux « rappels ». Il y a là un art plein de nuances , qui reflète toute la gamme du plaisir, depuis l'approbation faite de murmures flatteurs, jusqu'au délire. Le chef de claque, au reste, pour appuyer ou glisser, s'inspire, en général habile, de l'occasion, des circonstances, des dispositions du public. Il doit être prudent au besoin, modérer ses troupes ou, par une décision hardie, les enflammer subitement, au contraire, fût-ce au delà des limites convenues. Il suggère un mouvement, ou il le suit, l'accentue; il n'impose rien.
On a essayé maintes fois de supprimer la claque. On est toujours revenu aux vieilles traditions. C'est une comédie dont personne n'est dupe, même lorsqu'elle est bien menée : ni l'auteur, qui a « réglé lui-même les salves d'applaudissements, ni les comédiens, ni le public, témoin de la façon ingénue dont se passent les choses, les claqueurs étant parqués dans un coin de la salle, toujours le même, et accomplissant leur tâche au su et au vu de tout le monde.
Il faut considérer la claque comme une sorte d'accompagnement nécessaire, tenant lieu des anciens « trémolos » de l'orchestre soulignant les bons endroits. Le public parisien, sauf aux « premières », pousse la correction jusqu'à la froideur. Il souffre volontiers, quand c'est à peu près son opinion qui se trouve exprimée, qu'on lui épargne la peine de marquer son assentiment, n'intervenant lui-même que quand il est réellement ému ou charmé. Il accepte, tant qu'il se pique d'indépendance, qu'on manifeste pour lui ou qu'on lui donne l'exemple d'agir. Il n'attache, au demeurant, qu'une importance fort relative à ces bravos dont il sait l'origine, mais il les tolère, autant comme un stimulant au jeu des acteurs, pour qui les applaudissements font l'effet d'un coup de fouet, que comme un stimulant pour lui- même, pourvu qu'ils n'aient pas la prétention d'être une leçon. De là cette délicatesse de doigté (et c'est le mot propre) indispensable au chef de claque qui, psychologue à sa manière, se rend compte rapidement de « l'état d'âme » des spectateurs. Le silence les gênerait, dans leur habitude des conventions ; trop de bruit les impatienterait. Parfois, leur plaisir étant certain, ils ne demandent qu'à être poussés à quelques démonstrations : le chef de claque sent alors, par une divination dont l'exercice de son art lui a donné la pratique, cette chaleur qu'il n'a plus qu'à augmenter de quelques degrés. Une claque, bien conduite, c'est-à-dire avec le sentiment de la mesure, est, en somme, plutôt agréable au public, qui a conscience qu'elle ne parviendrait pas à le diriger. Dans le cas où elle excéderait son rôle, il serait fort capable de se fâcher, en effet. La claque est impuissante à faire un succès ; elle aide à le soutenir.
Dans les théâtres qui ont leur liberté d'action, le chef de claque — la claque s'appelle du mot. plus discret, de « concession» — est quelque chose comme l'adjudicataire d'un service. Il paye une redevance, en échange d'un nombre de billets mis annuellement à sa disposition. Dans les théâtres subventionnés (l), le chef de claque n'est qu'un employé salarié, rétribué mensuellement, à la disposition de l'administration.
J'ai retrouvé un petit volume qui date de 1869 et qui porte ce titre : Mémoires d'un claqueur, contenant la théorie et l'art des succès , par Robert, ancien chef de la compagnie des Assurances dramatiques, chevalier du Lustre, commandeur de l'ordre du Battoir, membre affilié de plusieurs sociétés claquantes (Paris , Constant-Chantpie, in-8). C'est une sorte de satire du monde théâtral d'alors, une satire parfois médiocre, au demeurant, bien que l'ouvrage ait eu du succès, en son temps. Il indique quelles ressources un chef de claque tirait, à cette époque, de ses talents, choyé par les auteurs, accablé de politesses, recevant des redevances des acteurs qui désiraient être «soignés », réalisant de gros profits de la vente des billets, si bien qu'il arrivait vite à la fortune. De fait, on a connu des chefs de claque, autres que cet imaginaire Robert, occupant dans le monde du théâtre de grosses situations et disposant de capitaux qui les faisaient traiter en personnages.
De ce volume vieillot, je ne citerai pourtant qu'un passage demeuré assez amusant : c'est le récit d'une première représentation houleuse, où la claque défend héroïquement la pièce. Le chef, en homme décidé à vaincre ou à périr glorieusement, a échelonné savamment ses brigades. Le rideau se lève.
« ... Je puis dire que, dans les premières scènes, tout marcha le mieux du monde; mais ne voilà-t-il pas qu'au moment où on avait l'air de mordre au sentiment, un maudit vers mit en train de rire les spectateurs des loges. Monchival pâlit, mais sans désespérer de la victoire. Alors, il donna le signal d'une salve qui répara ce petit échec. Nous avions ressaisi l'avantage, lorsque cet autre vers :
" L'infortune auprès d'elle eût glissé sur sa vie"
fit encore dégringoler l'auteur. Notre chef, furieux, donna le signal d'un feu de file qui, répété par les galeries, imposa silence aux mauvais plaisants. Mais, bientôt, ces coquins de cabaleurs ne se contentent pas de rire, ils sifflent, et j'ai la douleur d'entendre quelques sifflets de deux liards dominer le tonnerre de nos applaudissements. Dans l'excès de notre rage, nous aurions voulu boxer ces lâches ennemis de la gloire de l'auteur, mais nous étions seuls au parterre, tandis que, retranchés dans leurs loges, ils se moquaient de nous autant que de la pièce... Par une fatalité inconcevable, à peine avions-nous manœuvré de façon à rester les maîtres du champ de bataille qu'un vers arrivait tout à coup, qui nous forçait à reculer avec perte...
« Depuis le second acte jusqu'au dénouement, nous fûmes sans cesse sur la brèche, et jamais, dans aucune des représentations où je me suis trouvé depuis, la besogne ne m'a paru si rude. Il est vrai que je n'étais encore qu'un conscrit. Quant à Monchival, c'était un roc inébranlable... »
Robert parle là des « dames-claque » qu'il avait placées avec soin dans la salle. Ce devait être un bien grand événement que celui de cette première, pour avoir pris tant de précautions. C'était, je l'avoue, la première fois que je trouvais cette expression ; il faut que les claqueurs d'aujourd'hui soient moins "artistes" que leurs devanciers ! Voici la définition qui en est donnée :
« Les dames-claque sont des spectatrices chargées de faire le mouchoir, non pas comme le faisait M. Vidocq en sa première jeunesse, mais à la façon des romantiques, et pour la plus grande gloire du sentiment. Il serait facile de montrer au doigt ces pleureuses le soir de la première représentation d'un drame ou d'un mélodrame. Nous allons, à ce sujet, rappeler une anecdote que nous garantissons historique.
« Depuis que nos grands théâtres se sont déclarés en faveur du genre lacrymal, ils ne négligent aucune occasion de soigner la réussite des mimodrames qu'ils offrent à l'admiration du public. Parmi les moyens qu'ils mettent en œuvre, il ne faut pas oublier les dames-claque. Il y a quelque temps que l'une des plus sensibles fut mandée par un révérend père-noble et une ci-devant jeune première, qui lui promirent cent francs si elle voulait sangloter au second acte de la pièce nouvelle, pleurer au quatrième, se trouver mal au dénouement, le tout d'une manière sensible, afin que les journalistes pussent, le lendemain, relater le fait dans leurs feuilles. La proposition était trop avantageuse pour ne pas être acceptée. Il fut convenu, en outre, qu'on surveillerait du fond d'une loge la conduite de la compéresse placée au milieu de la première galerie. Les choses furent d'abord comme on l'avait espéré. La dame-claque sanglota à perdre haleine au moment convenu, et lâcha, au quatrième acte, ses deux cataractes oculaires, mais le public, prenant la pièce à revers, siffla avec tant d'unanimité que force fut de baisser la toile avant la fin, incident qui empêcha l'évanouissement convenu. Malgré cela, notre affligée n'alla pas moins, le lendemain, réclamer la somme promise; on ne voulut lui en compter que la moitié, attendu qu'elle ne s'était pas évanouie : « Ce n'est pas ma faute, répondit-elle; « j'avais pris tous mes arrangements pour cela; « et si vous refusez de me solder entièrement, je « vous promets que je divulguerai notre marché, « à mes risques et périls. » Cette menace, faite d'un ton décidé, intimida les inventeurs de la scène tragi-comique, et les cent francs furent payés comme si l'évanouissement s'était effectué. »
Un ingénieux chef de claque d'aujourd'hui rétablira-t-il les dames-claque ? Je peux joindre ici à cette physiologie de la claque, comme petit document piquant, les recommandations faites par un « général Bravo » à ses hommes, et consignées par lui par écrit, au sujet des artistes de "son " théâtre. C'est un morceau touchant à la critique qui, ma foi, n'est pas maladroit.
"Mlle L... met assez de naturel et de verve dans ses rôles pour qu'on se borne à indiquer le mouvement. Il faut forcer un peu plus avec Mlle D... , dont le talent est plus froid. Mlle E... commande le bravo par sou jeu franc et sa gaîté communicative. Mlle N... appelle la claque par sa démarche décidée. Il fut un temps où Mlle B... n'avait qu'à se montrer pour faire partir le public ; aujourd'hui un peu d'aide est nécessaire, car, tout en perdant les roses de son teint, elle a gardé la plupart de ses défauts. Ainsi fait-elle précéder d'un repos les dernières syllabes féminines.
« Vous n'avez devant vous qu'une jeune princes — sse."
« Il est donc indispensable que la claque parte avant la fin du mot. M. L... n'est pas content de lui lorsqu'il n'est que beau et admirable : il veut absolument être sublime. Aussi, ne doit-on jamais craindre de frapper trop fort, surtout, lorsque, à la suite d'une tirade ronflante, il vient se poser mélodramatiquement sur la rampe et, regardant le public avec jubilation, il semble lui dire :« Es-tu content, public ? »
« Il y a un peu plus de mal avec Mlle D..., dont les admirateurs baissent sensiblement. Elle retrouve de temps en temps quelques élans de tradition, mais en général, elle n'a plus dans la voix que certaines cordes trop hautes ou trop basses ; le médium est parti et doit faire présumer qu'il ne reviendra pas.
« II est donc utile de se tenir aux aguets afin de combler par des hourras les défauts d'organe, au fur et à mesure qu'ils se présentent.
« Il est également des absences de mémoire qu'il faut surveiller de très près. Quand M. C... s'emporte et frappe du pied, il n'y a pas un moment à perdre : vite, les applaudissements devront venir à son secours ; pendant ce temps, le souffleur lui donne le mot et l'acteur reprend le fil de sa période... "
Pas trop mal, n'est-ce pas, pour un chef de claque ?
(1) C'est sur l'initiative de M. Bernheim, commissaire du gouvernement près les théâtres subventionnés, que cette modification a été décidée.
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