Arturo Toscanini et Siegfried Wagner |
Feuilleton du Temps du 1er octobre 1930
Chronique musicale
A Bayreuth
L'événement qui a fait éclair dans notre sombre été musical s'est encore passé à Bayreuth, où le culte de Richard Wagner a été célébré, réchauffé d'une passion infatigable et avec un parfait esprit de méthode. L'action du grand dramaturge lyrique sur l'avenir est loin d'être épuisée. Elle se prolonge plus entraînante et insistante que jamais.
La dernière saison de Bayreuth a fait bruit mieux que les autres depuis la guerre. Des circonstances douloureuses ou neuves s'y sont rattachées. Il est nécessaire aujourd'hui d'y revenir, si l'on veut avoir .un tableau exact de nos mœurs musicales.
Après une interruption de dix ans, le théâtre de « la Colline sacrée » avait rouvert ses portes en 1924. Les manifestations wagnériennes qui y furent alors données eurent lieu sous le signe raciste. Un drapeau à croix gammée avait été planté sur la, cime de l'édifice. Ludendorff et ses séides assistaient bien en vue à toutes les représentations. On y sacrifiait moins à l'idéal de la musique qu'à celui du pangermanisme. On tenait à nous rappeler ce que le fameux professeur de littérature Max Koch avait écrit dès 1895 : « Ce que Wagner a voulu obtenir par sa doctrine et son action, et ce à quoi il est parvenu en 1876 (en inaugurant le théâtre de Bayreuth), est parallèle à ce que Bismarck a obtenu sur le plan politique » (Histoire de la littérature, ch. XVI. Stuttgart 1985).
On comprend pour quelles raisons nous nous sommes abstenu de parler jusqu'ici de la reprise des représentations bayreuthiennes. Remarquez que cette réouverture de 1924 n'aurait pu être effectuée sans les subsides que Siegfried Wagner alla quérir un peu partout, et plus spécialement en Amérique. Depuis dix ans, le fils dévotieux et remuant da l'illustre musicien a prodigué dans des tournées de propagande une énergie que la mort vient, seule, de briser. Il avait fini par intéresser à l'entreprise de Bayreuth des financiers étrangers nullement germanistes. Dans ces conditions, l'attitude impertinente des agitateurs nationalistes était là, plus qu'ailleurs, déplacée ; elle suffit à compromettre le succès des Festspiele de ces dernières années. Aussi bien, on pouvait avoir des doutes sur la sincérité du penchant que l'œuvre wagnérien inspirait aux disciples de Ludendorff. Les spectateurs qui n'avaient à débourser qu'une trentaine de francs par place étaient assez rares..
Un brusque retour de fortune a favorisé les représentations de cette année. Dès l'annonce de la collaboration du grand chef d'orchestre italien M. Arturo Toscanini aux Festspiele, près de 34.000 billets, à 300 francs l'un, furent vendus. Au début du mois dernier, on payait la place jusqu'à 2.500 francs. Il y a de quoi être scandalisé par cette spéculation, quand on songe que Richard Wagner avait voulu, à l'origine, que toutes les entrées fussent gratuites. Ce n'est que parce qu'une foule immense avait envahi le théâtre à la première répétition générale qu'il exigea des auditeurs suivants une faible contribution. En 1914, le fauteuil coûtait encore 25 francs. Certains venaient alors à Bayreuth moins par ferveur que par snobisme. On citait dans de nombreuses publications les noms des pèlerins qui arrivaient de l'étranger. Les « purs » ne laissaient pas d'éprouver beaucoup de gêne de cette publicité.
En 1930, on peut chiffrer à 10.000 le nombre des spectateurs accourus à Bayreuth, malgré les prix excessifs des billets de théâtre. Les 3,500 touristes étrangers qui ont assisté aux Festspiele se recrutaient surtout chez les Américains et les Anglais. La salle, qui contient environ 1,500 places, était pleine à craquer pour chacun des vingt et un « galas » qui furent donnés. M. Karl Mück, un vétéran de Bayreuth où il avait débuté à la tête de l'orchestre en 1892, dirigeait Parsifal, comme il y a trente-huit ans. M. Karl Elmendorff, que nous avons applaudi à Paris au mois de mai dernier, conduisait la Tétralogie. A M. Arturo Toscanini était réservé le soin des exécutions du Tannhäuser et de Tristan et Isolde.
Bien que je sois instruit de longue main des pompes bayreuthiennes, j'avais formé le projet de revoir les Festspiele de cette année. Un mois avant la date désignée pour la première, il m'a été impossible de me procurer une entrée pour la série des spectacles. Toutes les places étaient déjà retenues. Force m'est donc de rapprocher plusieurs témoignages convergents et dignes de foi et d'enregistrer les rumeurs courantes. M. Constantin Photiadès, écrivain de mérite et peu suspect de partialité, nous apporte, d'un autre côte, son attestation brillante dans la Revue de Paris. En relevant les incidents pathétiques ou minutieux de ces manifestations, il vient confirmer nos vues et concilier tout l'ensemble de nos renseignements.
On attendait avec impatience le début de M. Arturo Toscanini à l'orchestre de Bayreuth. L'exécution du Tannhäuser qui eut lieu sous sa direction fut « assurément la plus belle qu'on puisse voir » sinon concevoir. « La représentation idéale, écrit M. Photiadès, serait celle qui, tout en faisant ressortir les perfections dramatiques et lyriques, dissimulerait subtilement les faiblesses.La révélation annoncée, espérée, ne s'est nullement produite. Les beautés sont allées aux nues ; mais ce qui est vide, languissant, ostentatoire, a paru tel à Bayreuth, ni plus ni moins qu'ailleurs. » Malgré les lumières qu'il a sur tant de choses,notre érudit correspondant se trompe quand il attribue à Siegfried Wagner tout le mérite de la restauration du Tannhäuser sur la scène de Franconie. L'ouvrage, que les disciples de Richard Wagner eux-mêmes appellent « un vieil opéra » a été monté en 1891 par Julius Kniese et Anton Fuchs et sa réussite avait été dès lors complète. Siegfried Wagner n'a commencé à participer aux travaux des répétitions qu'à partir de 1892. Mais c'est dans l'année qui avait précédé que les scènes du Venusberg, de la Jagd et du Einzug der Gäste auf der Wartburg avaient été rafraîchies, regroupées et retournées d'une manière incomparable.
Au cours des concerts de la Philharmonie de New-York qui ont eu lieu il y a quatre mois dans la salle de l'Opéra de Paris nous avons pu entendre le prélude de Tristan et Isolde sous la conduite de M. Arturo Toscanini. Nous avons admiré comme il convient l'art réfléchi et élevé du maestro transalpin. Son interprétation du premier acte du chef-d'œuvre a semblé, à Bayreuth, sans animation ni étendue. Par contre « le second acte fut, du commencement à la fin, une magnificence. Et le troisième acte reste dans notre mémoire comme le plus haut exploit de M. Toscanini ». Le long nocturne; vénitien, du second acte, convient en effet singulièrement aux dons de nature de l'éminent chef d'orchestre.
« La simplicité et la sincérité, nous dit M. Photiadès, paraissent aussi décisives chez M. Karl Mück que l'euphonie et l'eurythmie chez M. Arturo Toscanini. » Les premières pages de Parsifal, sous la direction de M. Karl Mück n'ont pas trouvé plus de grâce auprès des habitués de Bayreuth que le premier acte de Tristan. Mais dès la scène où Amfortas, malgré ses brûlantes souffrances, vient officier, la représentation se relevait à une étrange hauteur. Car M. Karl Mück « a le culte d'un art sans artifices, grand à force d'être vrai. Qu'on l'épie tant qu'ou voudra, jamais on ne le surprendra en flagrant délit d'affectation. Point de fausse austérité, point de fausse onction, point de faux mysticisme. Rien d'une rhétorique dévotieuse. » M. Karl Mück a restitué avec certitude la vraie parole du maître. Il a donné, malgré son grand âge, une impression réelle, vécue de l'œuvre et de la personne de Richard Wagner.
Nous ne reviendrons pas sur les représentations de la Tétralogie confiées au talent de M. Karl Elmendorff et qu'il nous a été donné d'entendre, à peu près semblables, il y a quelques mois, à Paris. MM. Melchior, Graarud, Kipnis, Mmes Larsen-Todsen, Jost-Arden et Maria Müller qui tenaient les principaux rôles, nous sont également connus. Contentons-nous de signaler que M. Arturo Toscanini est le seul chef d'orchestre étranger auquel ait été réservé jusqu'ici l'honneur de mener la phalange instrumentale de Bayreuth.
Le calcul qui perce dans cette acquisition n'est pas négligeable, comme on l'a vu. Grâce à la collaboration du maestro italien, une part d'influence qui avait échappé à Bayreuth a été reconquise. Ses interprétations, qui valent par la netteté, la vigueur, la gravité et l'ordre ont accroché à fond la pensée des musiciens d'Amérique et d'Europe. Cela explique le concours empressé des nouveaux auditeurs à ces Festspiele qu'on vient enfin de tirer de leur système oppressif. Déjà la Gazette de Voss annonçait que Bayreuth avait de quoi retenir toute l'ambition de M. Toscanini et que dans les manifestations futures on accorderait de confiance au maître transalpin la position centrale. Entre nous sa conduite électrisante dans la solennelle circonstance que nous relatons justifiait bien cette faveur. Aux dernières nouvelles, Mme Winifred Wagner, la veuve de Siegfried, qui dès maintenant a saisi avec ardeur l'esprit de son rôle, est seule désignée pour occuper le poste directorial.
Car la mort a frappé à coups pressés dans le personnel dirigeant de Bayreuth. Après la disparition récente de Cosima Wagner, Siegfried Wagner s'est éteint au moment même du plein, déroulement des Festspiele de cette année. Il a succombé, comme je l'ai dit ici, le lundi 4 août. Le lendemain M. Arturo Toscanini dirigeait l'exécution de Tannhäuser « sur la « Colline sacrée ». On aurait dit que le destin indiquait d'emblée et par un édit mystérieux le remplaçant du défunt. Sur son lit d'agonie, Siegfried Wagner avait insisté pour que les représentations ne souffrissent aucune interruption. Ainsi s'est-il sacrifié jusqu'au dernier souffle à.la gloire paternelle. Jusqu'à la fin il a rempli son rôle secondaire avec une con tante abnégation. Il est vrai que les jours de la mort de Richard Wagner et de celle de Franz Liszt on avait aussi joué à Bayreuth Parsifal.
Les funérailles de Siegfried Wagner ont eu lieu le vendredi 8 août à la Stadkirche à dix heures et demie du matin, au milieu d'une affluence considérable. D'innombrables représentants des associations musicales, artistiques, sportives et militaires, se pressaient dans l'église. « Deux jeunes écuyers en justaucorps de velours, grosses bottes et gants à entonnoirs, coiffés de toques héraldiques, l'épée nue, montaient la garde devant la bière ; ils représentaient, disait-on, l'Association académique Richard-Wagner de Leipzig, ville natale du maître. Mme Winifred Wagner, la veuve de Siegfried, venait de prendre place entre les stalles de droite et le maître autel. A travers ses enveloppements noirs on ne devinait rien de son profil. Ses petites filles, Friedelind et Verena, l'entouraient ; près d'elle, à droite et à gauche, les deux garçons, Wieland et Wolfgang,
Le soir, un concert fut organisé en l'honneur du défunt. M. Karl Mück monta au pupitre pour l'exécution de la marche funèbre du Crépuscule des dieux. M. Elmendorff ressuscita quelques fragments de deux opéras oubliés de Siegfried Wagner, Friedensengel et Heidekönig. Enfin M. Toscanini fit entendre Siegfried-Idyll, que Richard Wagner avait écrite sur une berceuse allemande et quatre thèmes de Siegfried à l'occasion du baptême de son fils unique. Notre Judith Gautier était venue à Lucerne pour servir de marraine à Siegfried Wagner, alors âgé d'un an. Deux jours après les obsèques de Siegfried, on jouait sur la scène de Bayreuth Tristan et Isolde. Les membres de la famille, les amis et les collaborateurs du disparu n'étaient plus entiers à leur deuil.
On verra dans la suite de quel poids ont été dans l'accomplissement des vœux du maître les actes énergiques de Siegfried Wagner et son grand dévouement à la cause dont il était investi. Ce qui manquait au musicien en qualité originale peut s'ajouter à ses vertus d'adepte filial et d'administrateur vigilant du trésor paternel. Un coin de gageure se mêlait à son obstination pour renouer la chaîne des Festspiele qui s'était rompue depuis dix ans à maints endroits. Cet homme un peu effacé avait des ressources qu'on ne lui soupçonnait pas. La tactique de la propagande wagnérienne, qu'il dirigeait d'après une unité de principes inflexibles, l'avait amené jusqu'à faire paraître la troupe de Bayreuth à Paris, où se scellent toutes les gloires. Initiative retentissante qui lui a permis, par un acheminement laborieux, de faire réussir à nouveau, dans le plein et l'entier de leur beauté, les Festspiele du théâtre wagnérien de Franconie. Depuis la guerre la consécration de toute son existence à son père ne lui a laissé ni trêve ni répit. Il est mort consumé de fatigue, sans jamais dévier, renfermé de toute son âme dans le cadre qu'il s'était tracé. Avant d'expirer il a pu voir que l'effort qui lui a été mortel n'était pas vain. Bayreuth n'avait jamais vu plus d'affluence en ses beaux jours. Les chefs-d’œuvre de Richard Wagner avaient repris leur espace et leur majesté dans l'atmosphère où ils respirent naturellement.
Sans y mettre aucune forfanterie nous pouvons pour notre part ressentir une douleur égale a celle que les fervents de Bayreuth ont dû éprouver devant la perte d'un animateur tel que Siegfried Wagner. [...]
Henry Malherbe.
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