Le Pur Fol, par Jacques-Emile Blanche, dans La Revue wagnérienne |
Je vous livre ce magnifique texte que composa le très wagnérien Jacques-Emile Blanche en janvier 1914, au moment de la création parisienne de Parsifal, et que ce peintre fameux qui était aussi écrivain, dont tous nous connaissons le portrait qu'il fit de Marcel Proust, écrivit pour le Gaulois.
Aucun ouvrage n'eut l'influence qu'exerça sur ma génération, avant même qu'il fût représenté à Bayreuth, que ce Parsifal qui, après trente ans de vie régulière, va, désormais, se répandre dans le Siècle. Il parut à l'heure où notre adolescence inquiète, avide d'art, ambitieuse de produire, ne savait où poser le pied, s'essayait, comme un patineur, sur un lac à peine pris, se mouille les pieds, et court d'une pièce d'eau à l'autre, jusqu'à ce qu'il ose enfin s'aventurer sur la glace résistante. Nous étions en plein naturalisme, nous les bacheliers d'hier les arts n'offraient guère, à côté d'un académisme pâlot, qu'une copie lourde de la nature, les sujets les plus vulgaires étaient de mode, nous avions à choisir entre les pesantes soupes de l'Assommoir et le symbolisme trop ésotérique de Stéphane Mallarmé. Au collège, nous venions de dévorer, comme un fruit défendu, les numéros de La République des Lettres, la revue dont la couverture bleue protège à la fois les tranches de vie d'Emile Zola et les hiéroglyphes du difficile poète. La musique fut notre principale ressource : Beethoven nous avait bercés, Pasdeloup nous initia à Wagner, mais, entre Wagner et nous, se dressait encore le trop récent souvenir de 70, soigneusement entretenu par nos pères. Wagner était du côté des vainqueurs, il triompha en dépit de nos résistances sentimentales, et après avoir sur nous jeté les rets de sa polyphonie, allait, au son de chœurs mystiques, nous faire fléchir le genou devant un nouvel autel.
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Les wagnériens d'alors commençaient à se réunir, comme des néophytes, loin de la foule, secrètement. Un coin bien curieux de Paris, c'était le salon austère du juge d'instruction Lascoux, en plein faubourg Saint-Germain. Une fois par semaine, des magistrats, quelques artistes: dont Fantin-Latour, se rendaient après dîner dans l'appartement simple, familial. peu éclairé, austère, où mon père m'introduisit malgré mon âge tendre. Orgueil d'être admis dans le cénacle. Le maître de céans, zélateur militant, tenait bureau du wagnérisme. Ami personnel de Wagner, il était, à nos yeux, le vicaire, l'ambassadeur près la république française, de Wotan. Dans le tumulte des concerts dominicaux, quand il semblait que les petits bancs allassent voler, le plafond s'effondrer, la police faire irruption, la redingote et le binocle du bon M. Lascoux rassuraient les timides ; en lui, la Justice et la Foi s'incarnaient, sa présence ennoblissait le « chahut ». Le craintif mélomane Fantin-Latour ne se fût pas aventuré sans Lascoux au Cirgue d'Hiver, quand Pasdeloup, blond et rosé poupard à barbe, s'épongeant le front, gourmandait le public, suppliait qu'on fît silence, croyait apaiser la tempête en levant au ciel ses bras trop courts. Lascoux, d'une voix blanche soupirait: « Il me semble qu'aujourd'hui nous ne sommes pas bien sages C'est dommage, ce morceau est véritablement délicieux. »
Ses correspondants d'Allemagne lui envoyaient des copies à la main de fragments de Parsifal, un certain violoniste de Bayreuth lui passait, en contrebande, quelques pages de la partition. On les réduisait pour le quatuor et une partie de piano ; j'entendis ainsi, successivement et par bribes, presque tout l'ouvrage, pendant qu'on le répétait là-bas. Chacun se mettait à la tâche, professionnels et amateurs, pour déchiffrer ces pages, d'avance vénérées, et le juge d'instruction battait la mesure, chantonnait, pleurait. Nous étions très émotifs, excitables et recueillis, en état de grâce peut-être. Or, c'est ainsi que les premières notes du Pur-Simple retentirent à mes oreilles, après le cliquetis des cuillers et des fourchettes dans la salle à manger contigüe, où galettes de plomb et brioches mousseline étaient servies avec le chocolat traditionnel, à quoi des estomacs, creusés par l'émotion, faisaient grand honneur.
Les auditeurs de 1914, dans la salle de l'Opéra, se figurent-ils ce que fut l'étrange message, le mystérieux phénomène de 1884, ce que signifia pour nous cette musique religieuse à la fois et sensuelle, ensorcelante par la lenteur de son rythme comme dans le vertige de son éperdu tournoiement ? Ces successions d'accords, ce mode inédit, ce quelque chose d'ineffable, d'insoupçonné, qui fondait sur nous comme un bolide, nous embrasa, nous anéantit. Je me rappelle la première lecture du prélude au troisième acte, « Dans les chemins de l'Erreur », cette marche douloureuse, claudicante, qui se traîne jusqu'à l'entrée du chevalier à la noire armure, puis reprend avec son récit. Le Sacre du Printemps, d'Igor Stravinski, ne nous a pas plus surpris, l'an dernier. Je lui souhaite la durée de Parsifal !
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On ne parlait qu'à voix basse de Parsifal ; le poème, nous le connaissions mal, grâce à des commentaires que, doctoralement, nous en donnait M. Lascoux dans les intervalles de ses séances de musique. Des mots barbares, rendus plus étranges encore par notre prononciation française, embarrassaient nos discours. Der Reine Thor, Charfreitagsgszauber, Herzeleid, Verwandlungsmusik. « Si ce n'est pas abuser de vous, messieurs, nous reprendrons encore les vingt premières mesures de la verwandlungs musik ... avec onction, solennité, ... solämnisch, ... Un, deux, trois, une mesure pour rien », et le magistrat, assujetissant son binocle, tapait de son bâton le pupitre. Un soir, les cloches provinciales de Sainte-Clotilde, les seules, peut-être, de Paris que le silence nocturne de ce quartier provincial laisse entendre, soulignèrent à la cantonade la scène du Graal. Quelqu'un avait ouvert une fenêtre et signala le miracle. Une dame s'évanouit. Dans cette agence privée de renseignements sur Bayreuth, les programmes, les catalogues d'éditeurs, les brochures spéciales circulaient, passaient de main en main ; M. Lascoux les prêtait à ses amis et, au sortir de chez lui, l'on eût dit de braves gens rentrant au logis, édifiés par quelque retraite de carême. Tout cela sentait la sacristie, le bedeau et la chaisière. Dès l'hiver, le grand souci des pèlerins du prochain été, c'étaient les billets à retenir pour le théâtre, l'hôtel, ou bien des chambres chez l'habitant, et leur désir était satisfait à l'agence très gratuite du faubourg Saint-Germain. C'était une tradition datant de la Tétralogie des Niebelungen, en 1876. Je croyais que, des poches protubérantes de M. Lascoux, de son cache-nez, de son gibus, dussent sortir des télégrammes d'outre-Rhin, des partitions, peut-être les blanches colombes de Montsalvat, ou la calotte en velours noir de Richard Wagner.
Wagnériens, simplement, nous l'avions été ; nous devînmes des apôtres, les missionnaires d'une religion nouvelle. L'on se sentait meilleur, purifié, immatérialisé presque. Pour célébrer les rites parsifalesques, toute occasion était bonne, d'un atelier d'artiste, spacieux et loin de la foule, plus nous nous gênions pour nous y rendre, plus nous étions heureux. Une crypte n'eût pas été de trop, et si l'on eût obtenu une église. Mais Klingsor fût resté sur le porche, comme Méphistophélès. Un de mes coins de dilection fut l'arrière-boutique de la Revue Indépendante, de la première, de la véritable, celle d'Edouard Dujardin, dans la Chaussée-d'Antin. Dujardin avait adjoint à cette publication d'art et de littérature, la Revue Wagnérienne, avec Téodor de Wyzewa comme inspirateur, et collaboration régulière de Houston Chamberlain et de Hans von Wolzogen. J'y publiai mes premières lithographies, dont une Kundry au visage en forme de cœur et un Pur Fol (naturellement), un candide éphèbe à la tunique, je ne sais pourquoi, fleurdelisée.
Cette arrière-boutique, avec sortie sur la rue Gluck, si propice en cas de débiteur insistant ou de rencontre peu désirable, cette pièce de trois mètres carrés, fut le rendez-vous des Mallarmé, des Villiers de l'Isle-Adam, des Huysmans, des Laforgue. Là, nous communiâmes souvent en Parsifal, sous les espèces d'un poisson bouilli et d'un bol de crème fouettée, à la vanille, pour quoi notre pratique et très idéaliste directeur avait un goût exclusif. Dujardin, dont Mallarmé disait que ses yeux clairs étaient d'une nourrice cauchoise, et l'énergie, d'un capitaine au long cours, notre ami portait, sous un veston à carreaux écossais, un gilet de velours amarante, à double rang de boutons, romantique, fulgurant, signe de ralliement à Bayreuth, pour les pèlerins de France. Et la plainte d'Amfortas, la voix des enfants dans la coupole, une ineffable componction, emplissaient le magasin d'avant-garde. C'était, vraiment, un magasin d'art, un des premiers du genre, officine d'amateur et de bohème, où les vrais lettrés et des peintres, des musiciens bibliophiles, parlaient littérature, sous les regards de braise de « la maîtresse de Baudelaire », magnifique esquisse de Manet, pendue à côté de quelques essais « cloisonnistes » de Louis Anquetin. Nous émaillions nos discours de mots allemands, de citations wagnériennes. Quels efforts ne m'imposai-je pas, malheureux pour pénétrer les arcanes, de cette langue, p°rtie intégrante des leitmotiv chers à mon cœur de jeune wagnérien ? Et le nom de Wagner faisait bondir ma poitrine.
Je l'avais, comme enfant, baragouinée, cette terrible langue, mais ma bonne Dinah plus rapide à apprendre mon idiome que moi le sien, avait, depuis quinze ans, renoncé à obtenir d'autres réponses qu'en français. Il fallait l'arrivée à Paris du libretto de Parsifal pour que je me remisse à l'école, et la langue de Parsifal abondait en termes que le dictionnaire ne donne pas. Grand jeune homme, on m'avait vu, sur les terrasses de Dieppe, flanqué de la brave Dinah et d'Edouard Dujardin, tout congestionnés, traduire mot à mot, répéter, chantonner, tout vibrants de foi et d'innocence, le poème et la musique du chef-d'œuvre. Je ne connais d'allemand que les mots qu'on rencontre dans Parsifal et encore peut-être quelques-uns du Ring et de Tristan.
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Etre wagnérien, c'était une carrière absorbante. On n'a pas encore découvert, comme directeur de conscience, professeur d'énergie intellectuelle, inspirateur des débutants, un successeur au maître de Wahnfried. Je sais tel astronome chenu, tel notaire du fond de la province, qui, encore aujourd'hui, passe volon-tiers deux nuits en wagon, pour venir entendre à l'Opéra les Maîtres Chanteurs ou le Crépuscule des Dieux. Oui, il y a encore parmi nous de ces convaincus mais vers les 1880, Wagner était un Pape : il exerça sur les hommes de toute culture, de toute civilisation, un empire tyrannique, sans précédent, qui tenait de la magie. Le château de Klingsor ? Mais c'était le symbole de la forteresse enchantée où nous tenaient, enlacés de fleurs capiteuses, les bras des Blumenmadchen et, moins forts de notre candeur que l'Innocent, nous n'avions pas encore repoussé les étreintes de l'éternelle Kundry.
Parsifal nous oignit d'une eau lustrale, nous plongea dans un bain de mysticisme où sombra la sincérité de certains artistes. Nous allions connaître les Rose-Croix et leurs touchants enfantillages. Les choses vont d'un tel pas aujourd'hui que vous vous souviendrez à peine de leurs expositions, des poèmes, des compositions musicales, des jeunes revues parsifalisantes, pleines de blandices et d'innocence voulue, qui firent monter vers le ciel,la fumée de nos encensoirs.
Verlaine écrivait sur saint Graal :
Pour engloutir l'abus de notre souffrance,
Le sang de Jésus-Christ ruisselle sur la France.
Torrent d'amour du dieu d'Amour et de Douceur.
Fleuve rafraîchissant de feu qui désaltère,
Source vive où s'en vient ressuciter le cœur
Même de l'assassin, même de l'adultère,
Salut de la patrie, ô Sang qui désaltère !
Et, plus tard, quand Amour parut, nous disions ce vers exquis du même poète et qui garde encore toute sa fraîcheur :
Et, ô ces voix d'enfants chantant dans la coupole !
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J'ai peine à me remettre dans cette atmosphère énervante. Mon émoi de premier communiant et l'exaltation du premier pèlerinage que je fis à Bayreuth (je n'entendis Parsifal qu'après la mort de Wagner) m'apparaissent maintenant comme la folie d'un amour d'adolescent. Quand le rideau solennellement se refermait sur la scène finale du troisième acte, quelques minutes s'écoulaient avant que les bravos éclatassent frénétiques ; nous étions tout d'abord muets de respect et de bonheur. En redescendant la colline par une nuit chaude et étoilée de juillet vers les brasseries et les auberges de la petite ville franconnienne, nous croyions porter en nous le Graal lui-même, comme ces paroissiens de mon église, la nuit de Noël, rentraient chacun chez lui en se relevant de la Sainte Table, convives mystiques.
Minuit, chrétien, c'est l'heure.
Il y a trois semaines de cela, cette mélodie de Nidermeyer, non moins médiocre que les improvisations de circonstance où notre organiste s'essaya, tandis qu'on portait l'Enfant de cire dans la Crèche ; les chants malhabiles des gamins en surplis et camail, les violons aussi et les harpes - l'avouerai-je ? - m'ont, pour un instant, communiqué le même frisson.
Orchestres militaires de nos dimanches de mai, orgues de Barbarie, par les longs crépuscules de banlieue, n'avez-vous pas, pour agir sur notre chair, de ces insidieux moyens? Parsifal nous donna-t-il le change, fûmes-nous pris dans les lacets d'or du plus génial des hommes de théâtre et l'œuvre chrétienne du grand païen Wagner conserve-t-elle encore intégrale sa puissance de conviction ? Je le crois, quant à moi. Oui, c'est bien un chef-d'œuvre unique, sublime. Nous ne nous trompions pas.
Tout de même, je me demande si Parsifal aurait dû partir en tournée ; écrit pour un temple, il devait lui être réservé, car le Métro Auteuil-Opéra n'est pas fait pour me conduire à ses autels, pas plus que les tramways et les automobiles.
Jacques-E. Blanche
in Le Gaulois du 10 janvier 1914.
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