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lundi 5 août 2019

La saison de Bayreuth vue de France en 1924. Un article de La Lanterne.

Offizieler Bayreuther Festspielführer 1924


La Lanterne, 9 août 1924, p.1

La Saison de Bayreuth

Avec l'exécution des « Maîtres chanteurs », a eu lieu, à la fin du mois dernier, la réouverture du fameux temple wagnérien de Bayreuth, qui était resté fermé depuis le début de la guerre européenne. Rendons justice aux organisateurs, le festival fut parfait de tous points, comme on pouvait l'espérer dans un théâtre sans but commercial et qui ne poursuit que des fins artistiques. La direction échappe aujourd'hui à Cosima Wagner, la veuve de l' immortel musicien, en raison de son grand âge — elle vient d'atteindre 87 ans — et du mauvais état de sa santé. C'est Siegfried Wagner qui assume désormais le soin de veiller à la stricte observance de la tradition.

Quand la représentation des « Maîtres chanteurs » eut pris fin, le public qui, sans doute, avait reçu le mot d'ordre, se leva sur les dernières paroles de Hans Sachs. Faisant succéder une musique à une autre, il entonna le " Deutschland, Deutschland über alles ! " (1) Puis la foule se dispersa silencieusement.

La démonstration préméditée fut assurément imposante ; elle sera vraisemblablement la seule durant le cycle wagnérien.

Cette explosion de superpatriotisme n'a d'ailleurs surpris personne, car il était connu que la réouverture de la scène wagnérienne devait offrir l'occasion aux pangermanistes (2) d'exprimer leur solidarité avec le grand compositeur.

On comptait beaucoup sur l'intervention de Ludendorff (3), mais, sans doute, pour une raison de convenance personnelle, il n'apparut qu'à la répétition générale, et à titre privé. Le ministre de l'instruction publique, M. Jarres (4), a envoyé au fils de Richard Wagner le télégramme suivant : « Je souhaite, au nom du gouvernement du Reich, les meilleures chances pour la reprise des représentations de Bayreuth, d'une si considérable importance pour l'art germanique. J'espère pouvoir vous apporter personnellement mes vœux, à l'une des plus prochaines représentations. »

Bien entendu, on a hissé, ces jours passés, sur le sommet du théâtre de Bayreuth et malgré les prescriptions du gouvernement, le vieux drapeau impérial noir, blanc et rouge. Ainsi, on peut voir en regardant ces couleurs flotter au vent, que si l'Empereur est tombé, l'impérialisme demeure. (5)

Comme on l'a toujours remarqué dans le passé, pendant la saison wagnérienne, les amateurs cosmopolites étaient en nombre, et il vint, notamment, de l'Amérique, de nombreux témoignages d'enthousiasme à l'Institut d'Art et aux exécutants. Toutefois, contrairement à ce qui se passait à la période d'avant-guerre, on a pu constater l'abstention absolue des amateurs français. Quelques-uns de nos compatriotes avaient, dit-on, demandé à souscrire quelques billets, mais on refusa en motivant une telle exclusion comme une représaille à celle que les Français opposent systématiquement aux Allemands dans les réunions internationales artistiques, littéraires, scientifiques où sportives.

Conformément aux ordres donnés anciennement par Richard Wagner, il n'y eut aucune place réservée à la presse, ni aucune faveur. Les seuls fauteuils vides furent ceux annuellement réservés aux musiciens pauvres de tous les pays, auxquels il est concédé des bourses pour le voyage à Bayreuth, et l'audition d'un certain nombre d'opéras. Les crédits nécessaires à cette œuvre ont été réduits à rien depuis 1914, en raison de la dévalorisation du mark. Leur reconstitution est un problème que s'est posé la direction du théâtre.

Le refus de places gratuites à la presse n'a pas manqué de déterminer un certain courant hostile au théâtre de Bayreuth, mais la plupart des journaux importants d'Allemagne et de l'étranger n'ont pas cru devoir priver leurs lecteurs des nouvelles concernant ces manifestations musicales et leurs critiques y assistèrent en payant le prix de leurs places.

La reprise de ces spectacles a été rendue possible par une souscription ouverte dans tous les pays du monde ainsi que par une tournée de concerts organisée par Siegfried Wagner en Amérique, au cours de l'hiver dernier. Au surplus, le prix des places fut considérablement augmenté : un fauteuil ordinaire coûte 35 marks-or, un fauteuil de galerie 60 marks. Mais, malgré ces prix élevés, la salle était comble.

Pour avoir une idée des dépenses imposées par l'organisation de ces spectacles il suffit de dire que la vente totale des billets, plus d'un million de marks-or, ne peut pas couvrir les frais ; d' autre part, les difficultés techniques sont considérables. Les plus grands artistes, sans engagement durant la période d'été, sont invités à venir chanter le répertoire wagnérien : le ténor danois Melchior (Parsifal), Mme Krueger (Sieglinde et Kundry), la Suédoise Blomé (Brunehilde), M. Braun, de l'Opéra de Vienne (Wotan), etc., etc.

L'orchestre est composé des meilleurs éléments disponibles de tous les orchestres allemands ; parmi les étrangers, on cite un jeune maître italien, Gilbert Gravina, neveu de Wagner, qui a fini ses études au Conservatoire de Dresde et qui accepta bénévolement de figurer comme première flûte dans l'orchestre de Bayreuth. Cet orchestre est dirigé par les chefs les plus renommés d'Allemagne, Muck pour « Parsifal », et Balling, pour la  « Trilogie »; Busch pour les « Maîtres chanteurs ».

Comme nous l'avons dit plus haut, l'inauguration de ces spectacles a eu lieu le 22 juillet et le 23 on écoutait, avec un silencieux recueillement, « Parsifal », qui fut applaudi avec enthousiasme.

La sagesse des nations dit que la musique adoucit les mœurs, la réouverture de la saison wagnérienne ne nous permet pas de constater l'exactitude de ce vieux dicton ; les Allemands sont fidèles à leur haine comme à leurs admirations.

METZER.

(1) Deutschland, Deutschland über alles,über alles in der Welt.
      Wenn es stets zu Schutz und Trutze
      brüderlich zusammenhält,
      von der Maas bis an die Memel,
      von der Etsch bis an den Belt.
      Deutschland, Deutschland über alles,
      über alles in der Welt.


(2) Le pangermanisme est un mouvement politique irrédentiste du 19e siècle visant l'unité de tous les germanophones d'Europe, ou identifiés comme tels par les penseurs de cette théorie : lui correspond la volonté de mettre en place la Grande Allemagne, c'est l'expression traduite de Grossdeutschland en allemand, provenant du latin Magna Germania, qui désigne la Germanie antique.

(3) Erich Ludendorff (1865-1937) est un militaire et homme politique allemand. Il est général en chef des armées allemandes (la Deutsches Heer) pendant la Première Guerre mondiale, de 1916 à 1918. Il soutient activement le mouvement national-socialiste dans ses débuts (années 1920), avant de s'opposer à Adolf Hitler. Revenu de son exil suédois en Allemagne en 1920, il fréquente les milieux nationalistes et les intellectuels de la Révolution conservatrice. Il participe au putsch de Kapp, puis rencontre Adolf Hitler, à qui il fait initialement confiance. Impliqué dans le putsch de la Brasserie de 1923, il est acquitté, mais, bien que restant membre du parti national-socialiste, il ne pardonnera pas à Hitler de l'avoir entraîné dans ce coup d’État raté. En 1924, il est élu député au Reichstag avec l’étiquette du NSDAP.

(4) Karl Jarres est un homme politique allemand, né le 21 septembre 1874 à Remscheid (Empire allemand) et mort le 20 octobre 1951 à Duisbourg (RFA). Membre du Deutsche Volkspartei (le DVP), il est ministre de l'Intérieur de 1923 à 1924.

(5) La couverture du programme des Bayreuther Festspiele 1924 est déjà à elle seule tout un programme. Nothung ! Nothung ! Neu und verjüngt ! Zum leben weckt ich Dich wieder ! Un poing brandissant une épée sur fond de Festspielhaus en page de couverture montre bien que Siegfried et Winnifred  Wagner sont en 1924 très proches du mouvement national-socialiste. Cette couverture, dessinée par Franz Stassen, rappelle le dessin emblématique (ci-contre) que  l'artiste avait dessiné en 1916 à des fins de propagande guerrière.











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