La maison de Sir Edgar - Photos © Christian POGO Zach |
Le Theater-am-Gärtnerplatz donne ce printemps la première munichoise de Der junge Lord (Le jeune Lord), un opéra comique que Hans Werner Henze composa en 1964 sur un livret d’Ingeborg Bachmann et qui connut sa première mondiale en 1965 au Deutsche Oper de Berlin. La mise en scène munichoise a été confiée à Brigitte Fassbaender. Le compositeur et la librettiste ont été unis pendant des années par les liens d’une étroite amitié ainsi que par une intense collaboration artistique, dont furent issus, entre autres, l’opéra Der Prinz von Homburg (Le Prince de Hombourg). Der junge Lord est la dernière des six pièces formant ensemble la totalité des œuvres conçues en commun par Henze et Bachmann. C'est la librettiste qui proposa comme sujet la parabole Le singe fait homme (Der Affe als Mensch) tirée du recueil Der Scheik von Alessandria und seine Sklaven (Le cheikh d’Alexandrie et ses esclaves) de Wilhelm Hauff (1802-1827). Bachmann y ajouta un couple d’amoureux : Wilhelm et Louise.
Scènes de la vie de province
"L’objet essentiel de la pièce est le mensonge, qui naît d’une curiosité insatiable, d’espoirs matériels trahis, d’ostentation provinciale et de vanité blessée." (Hans Werner Henze).
Un richissime anglais, Sir Edgar, quitte le Londres du début du XIXe siècle pour se rendre dans une petite ville de la province allemande. Ses habitants, ayant eu vent de la fortune de leur nouveau citoyen, organisent un accueil en grande pompe digne des comices agricoles si bien décrits par Gustave Flaubert dans Madame Bovary : bourgmestre en habit et haut-de-forme arborant fièrement ses décorations, fanfare municipale, choeur des enfants des écoles, bourgeoisie de province endimanchée et collet-monté et bêtise à la Homais fièrement affichée. Les gros-pleins d'être de la Nausée de Sartre s'y seraient eux aussi bien retrouvés. Tous ces habitants de Hülsdorf–Gotha attendent pendant des heures l'arrivée du riche Anglais qui a payé rubis sur l'ongle une orgueilleuse maison de maître située sur la place principale de la petite ville.
Mais quand Sir Edgar arrive en grand équipage, précédé de sa valetaille, deux serviteurs noirs, et de son majordome, il refuse de se faire rendre les honneurs et de se montrer à la cérémonie d'accueil, et, prétextant la fatigue du voyage et se fait excuser par son majordome, qui explique aussi aux officiels ébahis qu'il ne participera pas au banquet organisé en son honneur. La baronne Grünwiesel (un patronyme qui pourrait se traduire par "de la belette verte"), qui quelques jours plus tard organise un thé en l'honneur de Sir Edgar et a invité tout ce que la ville comporte de dames comme il faut, tombe elle aussi sur un bec de gaz, le baron fait mander par billet qu'il ne pourra l'honorer de sa présence tellement désirée. La fille de la baronne, pour qui sa mère a les plus grandes ambitions, est amoureuse de l'étudiant Wilhelm avec lequel elle a entamé une relation secrète.
Les baladins du cirque |
Un cirque ambulant arrive au village et donne une représentation sur la place de la ville, à laquelle Sir Edgar participe ostensiblement, démontrant plus d’intérêt pour les baladins itinérants que pour les citoyens locaux. Dans un geste de provocation, Sir Edgar invite les artistes du cirque et leurs animaux, dont un grand signe, à visiter sa demeure, au grand scandale des habitants. Ces derniers, se sentant offensés, répliquent en barbouillant la maison de Sir Edgar de propos xénophobes. Au cours d’un rendez-vous secret, l’étudiant Wilhelm et sa bien-aimée Louise sont effrayés par de grands cris provenant de la maison de Sir Edgar et ameutent la populace qui vient frapper à la porte du noble Anglais. Le majordome justifie le vacarme en expliquant qu’il enseigne l’allemand à son neveu Lord Barrat, fraîchement débarqué, et qu’il doit le corriger lorsque il fait des fautes, ce que les bourgeois allemands comprennent fort bien : ach, Disziplin !
Pour preuve de ses dires, Sir Edgar organise deux semaines plus tard une fête à laquelle il convie toutes les notabilités et les dames de la bonne société et au cours de laquelle il présente le jeune Lord. Les invités sont fascinés par le comportement excentrique du jeune Lord qui se présente masqué d'un masque d'argent, vêtu d'un luxueux habit de cour blanc très noblesse 18e siècle: les leçons semblent avoir porté leurs fruits : le jeune Lord cite avec une insistance comique, très répétitive, des vers de Goethe : « En allemand, on ment [par politesse] » (Méphistophélès, Faust) et « Ein bedeutend ernst Geschick » (« C’est un destin éminent et sérieux », « Tischlied », chanson à boire, 1833). Mais c'est à la fois tout ce qu'il semble avoir appris de la langue de Schiller.
Tous les invités se mettent à singer les étrangetés du comportement du Lord. Le jeune neveu se met à rôder autour de Louise, et sa baronne de mère imagine déjà des fiançailles et ne semble pas offusquée outre mesure lorsque le jeune homme mime une copulation après avoir couché Louise sur une table. Au cours de la soirée, le jeune Lord, emporté dans une danse de plus en plus frénétique, finit par arracher tous ses vêtements de son corps. Et tout le monde s’aperçoit alors soudainement de l’évidence : il s’agit en réalité du singe du cirque, Adam, habillé en homme. Sir Edgar quitte la pièce avec lui – en y laissant seuls les bourgeois de Hülsdorf-Gotha, en état de choc.
Louise s'était laissée séduire par le jeune Lord, au désespoir de Wilhelm, qui avait cependant essayé de la protéger des avances du prétendu jeune Anglais. En vain. On ne sait si le couple aura résisté à ce désastre.
Une composition moderne inspirée de la tradition
Résolument contemporaine, la musique de Henze fait cependant constamment référence aux formes de l’opera buffa du 18e siècle, avec tous les ensembles caractéristiques du genre et pratiquement sans introduire d'arias. Les formes traditionnelles comme des chansons populaires ou des comptines enfantines, des menuets et des valses sont également présentes. Tout cela pourrait paraître léger et enjoué, mais sous cette apparence sourd la dénonciation virulente d'une société hypocrite qui fait haute vertu des conventions et des hiérarchies sociales. C'est dans la composition des ensembles que Henze excelle le plus, qui, malgré leur modernité, rappellent l'art des ensembles d'un Rossini ou d'un Mozart.
Une mise en scène réussie
Brigitte Fassbaender, entourée d'une équipe inventive, réussit ici une de ses meilleures mises en scène, elle fait preuve d'un art consommé de la disposition des nombreux personnages qui animent constamment la scène. Car c'est toute la population d'une petite ville qui est au centre de l'argument, ce qui rend le travail du positionnement et des mouvements si importants. La metteure en scène est aidée en cela par l'assistance chorégraphique efficace d'Alessio Atanasio. Les décors et les costumes de Dietrich von Grebmer sont des plus réussis et rendent parfaitement l'atmosphère d'une petite ville provinciale à la parade dans le meilleur esprit de l'opéra comique. Ainsi pour le thé de la Baronne de la belette verte : le grand salon de la baronne est décoré d'une grande théière pour le five o'clock, et toutes les dames arborent des tenues vertes. Ainsi encore de l'intérieur de la maison de maître de Sir Edgar, dont tous les murs sont décorés de fresques représentant une jungle très colorée. Brigitte Fassbaender anime les passages orchestraux qui occupent les transitions entre les scènes par des protections vidéos projetées sur une toile d'avant-scène, ce qui permet des changements de décors insensibles: Raphael Kurig et Thomas Mahnecke ont filmé la maquette d'une petite ville et nous font circuler en survol par les rues et les places organisées autour de l'inévitable clocher
Pour cet opéra sans arias, il faut une troupe soudée qui participe à une création collective, et c'est exactement ce qu'on trouve au Theater-am-Gärtnerplatz. Les choeurs sont au centre de l'action et les protagonistes semblent en faire partie. Signalons cependant les excellentes interprétations due Christophe Filler, le secrétaire de Sir Edgar, Maximilian Mayer, fabuleux acteur en Lord Barrat /Singe Adam, de l'inénarrable Begonia, la servante noire, de Bonita Hyman, une rondeur imposante et enjouée, du bourgmestre de Levente Páll, du Wilhelm de Lucian Krasznec. La verte baronne est interprétée avec une superbe vaniteuse par Ann-Katrin Naidu et, last but not least, de la Louise de Mária Celeng, une délicieuse petite oie de province. La direction musicale très vive, entraînante et enjouée de l'Ukrainien Oleg Ptashnikov fait merveille à la tête d'un orchestre au mieux de sa forme.
Une excellente soirée !
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