© Thomas Schermer |
Curieuse production que celle de Richard Siegal qui mêle le théâtre à la danse et qui rappelle par nombre d'aspects les pratiques théâtrales des années 1970, à l'époque où s'installait sur les scènes une subversion généralisée dans tous les domaines de la vie sociale. Mais alors que dans les années 70 le théâtre expérimentait les possibles en contestant radicalement les normes dans la grande vague de l’émancipation sexuelle et morale et de la libération de toutes les formes d’expression, on se trouve aujourd'hui dans un monde désenchanté et nauséeux où des forces de manipulation puissamment médiatisées s'affrontent par des pratiques de surinformation et de désinformation généralisées, un monde ensanglanté dans lequel les attentats idéologiques et religieux font partie de la banalité.Un monde sans but, sans idéal, " une immense algèbre dont la clé est perdue ", un monde à la violence extrême dans lequel les jeunes adultes jouent à reproduire la violence en la représentant, en l'enregistrant et en la filmant, et en projetant les vidéos tournées sur les lieux même du tournage. Tout en jouant, les acteurs et les danseurs trébuchent sur le terrain instable d'un monde médiatique dans lequel la violence semble n'avoir aucune conséquence. Le chorégraphe américain met en scène, dans des coupes rapides pleines d’éléments burlesques et d’un humour qui se veut subtil, la rencontre du drame et de la danse. Les mots et le corps tourbillonnent sur la scène. Les croyances sont sapées. Les vérités apparaissent et disparaissent. Tout le monde communique, mais personne ne se comprend. Mieux dit, tout le monde comprend quelque chose de différent. A chacun sa vérité. Mais la communication et la compréhension entre deux individus est-elle encore possible? La vérité est-elle toujours une catégorie stable du 21ème siècle ? Et que signifierait la perte de ces catégories pour notre société, s'il est encore temps de se poser la question ?
© Thomas Schermer |
Les personnages se livrent à des jeux de mots qui rappellent les constructions des surréalistes et de l'Oulipo, mais sans l'amusement et la drôlerie. Les règles des jeux sont constamment rediscutées et réinventées, avec les chamailleries que cela suppose, tout comme on le voit dans les jeux des enfants.Mais le fun a disparu.
Une clé de lecture est livrée en fin de spectacle. Une actrice nous apprend que l'Orestie a été volée, et cette information révèle toute l'ampleur du drame qui se joue sous nos yeux. La disparition de la trilogie d'Eschile qui met en scène l'histoire d'Agamemnon et de sa descendance nous indique d'abord l'état de notre monde: nous sommes tous des Atrides, des descendants d'Agamemnon soumis au terrible destin de cette race maudite. Mais en perdant la trilogie d'Eschile, en se la faisant voler, on perd aussi la possibilité même de la représenter et, par la représentation théâtrale de nous libérer cathartiquement de la malédiction. Notre race est ainsi maudite à jamais sans possibilité de rédemption, même si l'actrice récite encore des lambeaux de l'Orestie. En entassant d'énormes matelas entassés les uns sur les autres, qui forment tunnel, Richard Siegal a-t-il voulu figurer le tombeau des Atrides que l'on visite à l'entrée de Mycènes ? Terrible message ! Le vol de la catharsis nous condamne irrévocablement au désespoir. Le monde ne peut plus être sauvé.
Un spectacle déconcertant et angoissant, dans lequel les expressions théâtrales et corporelles ont pris le pas sur la danse qui n'en occupe malheureusement que la portion congrue, même si les trop rares moments dansés sont exceptionnels, au point qu'il est légitime de se demander si un tel spectacle a bien sa place dans un festival de danse.
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