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jeudi 20 décembre 2018

Tannhaüser à Paris en 1861, une chronique d'Albert Wolff, un féroce détracteur de Wagner

Albert Wolff
A partir du 24 mars 1861, Hippolyte de Villemessant, le rédacteur en chef du Figaro, confiait la rubrique Courrier de Paris au chroniqueur Albert Wolff * (26 ans) qui commença très fort sa carrière de détracteur de l'oeuvre de Wagner avec un article dévastateur sur le premier Tannhäuser parisien. De ce premier article à la mort du compositeur 22 ans plus tard, Albert Wolff, - "cette vermine du Figaro", "cet ignoble gueux de Wolff" comme le désignera Judith Gautier dans une lettre à son père  à la suite d'un article de Wolff à propos de la première parisienne de Rienzi en 1869, - ne cessera  de s'attaquer à Richard  Wagner pour lequel il n'éprouvait aucune sympathie en tant qu'homme, qu'il dénigrait en tant que poète, mais auquel il reconnaissait cependant quelques belles pages musicales.  Il fut du premier Bayreuth où il rencontra le compositeur pour la première fois et qu'il détruisit dans le Figaro dans de longs articles pleins de verve. Aussi intelligent que méchant, doté d'une plume aussi brillante qu'acerbe, l'ignoble Wolff fit partie de l'élite anti-wagnérienne en France. Wagner le trouvera sur son chemin jusqu'à sa mort puisque le Figaro confia à Albert Wolff l'article qu'il publia lors du décès du compositeur.

* De son vrai nom Abraham Wolff,  né à Cologne en 1831 et mort à Paris en 1891, Albert Wolff fut un écrivain, dramaturge, journaliste et critique d'art français d'origine allemande. Chroniqueur dans divers journaux parisiens, on lui doit aussi des mémoires, dont ses Mémoires d'un Parisien, voyages à travers le monde, Paris, Victor-Havard, 1884, un livre qui comporte pas moins de 176 entrées du nom "Wagner "!

Courrier de Paris [Figaro du 24 mars 1861, pp. 1 et 2]

[...] La chronique vit avant tout d'actualités; elle est la monnaie courante de l'histoire parisienne. Or, l'histoire de la semaine se résume en M. Richard Wagner.

Lorsque, sur le boulevard, je dis à un ami :

- Bonjour. Comment vous portez-vous?

Il me répond :

- Pas mal Et le Tannhauser?

Si aujourd'hui, je vous parlais des courses et des cancans de la semaine, vous me demanderiez :

- Très bien. Et le Tannhauser?

J'ai donc pensé qu'une œuvre comme le Tannhauser et un compositeur comme M. Wagner, méritaient qu'on leur consacrât une semaine de la chronique. A tout landgrave, tout honneur !

Complétons donc l'histoire de ce mémorable événement de l'Opéra.

Vous savez déjà que les répétitions du Tannhauser ont fait maigrir ce pauvre M. Royer de trente livres. Hier, j'ai rencontré le directeur de l'Opéra sur le boulevard des Italiens; il donnait le bras à M. Charles Narrey, le Blondel de l'Académie impériale de musique.

- Voyez dans quel état le Tannhauser a mis mon malheureux ami ! fit Narrey.
- Le pauvre homme!
- Heureusement , il va un peu mieux depuis la première. Tous les jours, de deux à quatre heures, je le promène sur le boulevard ; cela lui fait du bien. Quelquefois nous rencontrons Rossini ou Auber. L'apparition de ces hommes de génie produit sur mon ami Royer l'effet que produisent sur les gens malades les premiers rayons du soleil du printemps.

Et Charles Narrey s'éloigna en chantonnant 
         Ô Royer, Ô mon roi !

Cependant il faut être juste. Si Richard Wagner a fait maigrir ce pauvre M. Royer, il lui a fait collectionner indirectement une belle galerie de tableaux et d'antiquités.

Souvent, au beau milieu d'une répétition, M. Royer, las de toutes les réclamations, quittait son théâtre. Alors, on le voyait errer à l'hôtel des ventes, parcourant les couloirs à grands pas, enviant le sort des commissaires-priseurs.

Un jour on mit aux enchères un charmant petit tableau. Vingt francs - trente - quarante - cent - deux cents!

En ce moment, M. Royer, perdu dans le groupe, murmura :

- Ah si je pouvais me débarrasser de Wagner, je donnerais bien cinq cents francs.

Et le commissaire-priseur, qui avait saisi les derniers mots de ce monologue, de s'écrier :

- Cinq cents francs, une fois, deux fois, trois fois, adjugé!

M. Royer devint malgré lui propriétaire d'un ravissant paysage qui valait ses mille francs entre brocanteurs.

Cette première affaire fut bientôt suivie de beaucoup d'autres. A chaque nouvelle réclamation de Richard Wagner, M. Royer répondait par une nouvelle promenade à l'hôtel des ventes. Il revenait tantôt avec un tableau, tantôt avec une épée ou bien avec un casque. Si les répétitions du Tannhauser s'étaient prolongées de six mois, M. Royer aurait acheté le musée d'artillerie et la galerie du Louvre.

Mais le Tannhauser a passé. Le calme et le bonheur sont rentrés dans le cabinet du directeur de l'Opéra. Etendu sur son divan, M. Royer se repose des fatigues des derniers six mois.

Lorsqu'on lui cause Tannhauser, il répond :

-Mes amis, c'était un cauchemar N'en parlons plus.

Du temps où il fut question de supprimer la claque pendant les représentations du Tannhauser, un de mes amis me dit :

- Je le regrette bien, car on peut au besoin faire mettre à la porte un claqueur officiel trop enthousiaste, tandis que le claqueur officieux voudra expulser de la salle quiconque n'applaudira pas.

Une tentative de ce genre a été faite par un petit agent théâtral que nous ne nommerons pas. M. Edmond Texier s'étant permis de ricaner un peu fort, le petit monsieur en question se retourna et fit une violente sortie contre le rédacteur de l'Illustration.

Celui-ci riposta par une déclaration très nette. La querelle allait s'envenimer, lorsque M. Scudo survint :

- Cher ami, dit-il à Texier, ne commettez pas l'imprudence de vous expliquer davantage avec monsieur, qui est aux gages de M. Wagner. Si monsieur trouve cette musique à son goût, il est bien payé pour cela. Cent cinquante francs par mois.

Le petit monsieur pâlit. Muni d'un livret, il avait toute la soirée joué le rôle d'un noble étranger, admirateur du Tannhauser. Réduit à sa véritable valeur, il alla reprendre son service auprès de M. Wagner. Mais le bruit de l'abolition de la claque officielle n'était pas fondé. Au contraire ! Elle s'est fusionnée avec la claque officieuse. Le Tannhauser ne s'en porte pas mieux à cette heure.

Je n'ai pas à juger la musique de M. Richard Wagner. Dans les salons et dans les cafés, on n'a cessé depuis huit jours de discuter la musique de l'avenir. Les Allemands étaient généralement d'avis que la cabale française avait fait tomber l'oeuvre de leur compatriote. Je considère comme un devoir de protester contre ces accusations injustes. La question de nationalité n'a rien à voir dans le Tannhauser, qui n'est qu'une question de plus ou moins de trombones. Si l'on laissait aller le faux patriotisme, on ferait demain un casus belli de M. Wagner. Allons donc ! 

Paris n'est pas seulement la capitale de la France, c'est le centre du monde artiste. De même que le maître d'une maison offre les meilleurs morceaux de son repas à ses hôtes, Paris offre les meilleures places aux étrangers. Souvent même le généreux amphitryon oublie les siens, tant il est empressé à maintenir la réputation hospitalière de sa maison. Dans la presse, danss les arts, des hommes de toutes les nations occupent des positions honorables, sans que personne songe à leur en faire un reproche.

Lorsqu'un étranger se présente aux portes du Paris intelligent, on ne lui demande pas son passeport. Il lui est permis de s'asseoir partout à la condition qu'il ait du talent, du goût ou de l'esprit. Une fois assis, c'est son affaire de ne pas se faire mettre à la porte. On a offert à la muse de Richard Wagner la place d'honneur. Elle s'est assise dans un riche fauteuil, qu'on a marchandé à Hector Berlioz. Mais la muse de l'avenir s'est mal comportée à table ; elle a mis la main au plat, elle a dit du mal des amis de la maison, elle a craché sur l'habit de Rossini et donné des coups de coude à Auber, si bien qu'au dessert tous les convives l'avaient prise en grippe.

L'esprit parisien l'a achevée à l'Opéra. Au troisième acte, Tannhauser revient de Rome et débite le récit d'un ennui mortel.

- Pourriez-vous m'expliquer la situation? demanda un monsieur à son voisin.
- Parfaitement, monsieur, Tannhauser revient de Rome.

Ici une formidable explosion de cuivres interrompit le dialogue.

- Je comprends, dit le monsieur, Tannhauser revient de Rome, et si j'en crois les trompettes, il raconte la bataille de Castelfidardo.

Un autre spectateur se procura, au deuxième acte, le livret de M. Wagner.

Au bout d'une demi-heure : 

- C'est drôle, dit-il, au premier acte, je ne comprenais pas beaucoup. Maintenant, grâce à ce livret, je ne comprends plus du tout.

Au foyer de l'Opéra, il y eut des discussions très animées.

- Je parie, fit un monsieur, qu'aucun éditeur ne voudra publier à ses frais la partition du Tannhauser.
- Nous nous réunirons tous, répliqua un spirituel éditeur de musique (un phénomène quoi ?) chacun éditera un lot.

Du reste, il ne faut pas accuser tant que cela la cabale de l'Opéra. Les Allemands savent fort bien que le talent de M. Wagner est très contesté dans sa patrie. Il a des admirateurs fanatiques, il a d'impitoyables adversaires; mais les uns et les autres ne peuvent s'empêcher de sourire lorsque M. Wagner abolit, de sa propre volonté, les hommes de génie qui l'ont précédé.

M. Wagner est intéressant, puisqu'il est exilé; mais je crois que M. Wagner sait mieux tirer parti de sa position d'exilé que de son talent. Ainsi, un jour, en plein Journal des Débats, M. Wagner, répondant à Hector Berlioz, déclara être le seul Allemand qui n'eût pas entendu le Tannhauser.

C'était navrant! Je vis, comme M. Champfleury, ce pauvre musicien demandant au vent du soir une note de son opéra. Quelques âmes sensibles tiraient leurs mouchoirs, un frémissement parcourut tout Paris. M. Champfleury emprunta une des nombreuses lyres du Tannhauser et exécuta un joli trémolo à la Librairie-Nouvelle.

Un ami de M. Wagner m'avait déjà raconté la légende de ce seul Allemand. A mon tour, j'empruntai une seconde lyre au Tannhauser (il n'en manquait pas, allez ! ) et je jouai un second trémolo au Charivari. Il me tardait de voir le seul Allemand. Je me rendis aux Italiens. Quand, pour la première fois, je vis M. Wagner, je me sentis tout ému.

- Pauvre homme ! me dis-je. Depuis sept ou huit ans, on joue ses opéras en Allemagne, et lui, le seul Allemand, n'a pas encore entendu sa musique. 

Et j'applaudis à tout rompre le seul Allemand, sans m'inquiéter du plaisir ou du déplaisir que pourrait me causer sa musique. Je ne songeais qu'à la joie que devait éprouver en ce moment suprême le seul Allemand. 

C'est en sortant de ce premier concert, que je saisis la lyre que vous savez et que je chantai l'hymne à Wagner.


Je ne me repens pas d'avoir cédé à un bon mouvement, une fois n'est pas coutume. Mais jugez si j'ai été désillusionné sur le compte de ce seul Allemand, lorsqu'on m'a appris plus tard que M. Wagner avait lui-même mis en scène ses œuvres au théâtre allemand de Zurich et qu'il y avait conduit l'orchestre en personne. Ce seul Allemand, qui n'avait pas entendu la musique du Tannhauser, n'était donc plus à mes yeux qu'une Croix de ma mère, bonne tout au plus à faire pleurer les habitués de la Gaîté.

Je croyais avoir chanté sur ma lyre des strophes de sympathie au seul Allemand ; j'avais tout simplement tourné la manivelle de l'orgue de M. Mengin. La tempête de la première représentation n'a pas ému un seul instant M. Wagner. Le maestro suivait toutes les péripéties de la bataille avec le calme et le sang froid qui n'appartient qu'aux grands capitaines. Au plus fort de la mêlée, au moment où ses grenadiers battaient en retraite devant l'hilarité générale, au moment où le brave colonel Morelli lui-même déposait sa lyre et menaçait de passer à l'ennemi, M. Wagner seul ne perdit pas le courage.

A ceux qui cherchaient à le consoler, il répondit :
- J'en ai vu bien d'autres ! Laissez donc faire. Dans trois mois j'aurai vaincu tout Paris.

Mais à la deuxième attaque, lundi dernier, le général de l'avenir a pâli. Entre deux verres d'eau sucrée, qu'il avalait avec précipitation, il a murmuré quelques mots en allemand. Puis l'émotion l'a gagné, de grosses gouttes de sueur perlaient le long de son front. Les amis de M. Wagner prétendent qu'il a eu une vision : la France descendait du cintre et arrachait au maestro la couronne que l'Allemagne avait placée sur la tête du compositeur du Tannhauser.

Ce que je plains, disait jadis Odry dans Monsieur Cagnard, ce sont les petits oiseaux. Moi, ce sont les interprètes du nouvel opéra. Pendant six mois de répétitions, ils ont vainement essayé de retenir la musique de M. Wagner ; de guerre lasse, ils ont fini par se résoudre à chanter tout ce qui leur passe par le larynx ; alors la difficulté se résume à ne pas tomber dans la mélodie, ce qui éventerait immédiatement la ruse. Madame Tédesco, entre autres, chante toujours un nouvel air, - c'est une excuse pour les auditeurs relaps du Tannhauser.

Jamais on n'avait entendu un pareil vacarme dans la salle de l'Opéra.
Un instant je crus assister aux débuts d'une forte chanteuse, en province. On criait : A bas la cabale  ! On hurlait : A la porte la claque ! On applaudissait, on chutait, on sifflait. Le parterre montrait les poings à l'amphithéâtre ; le paradis lançait des regards foudroyants au parterre.

J'ai voulu savoir à quoi m'en tenir sur cette cabale que le parterre mugissant accusait à grands cris ; j'ai fait un tour aux troisièmes loges, d'où partaient les chuts et les sifflets.

Toute une loge était garnie de musiciens. Ils riaient, ils s'amusaient, et, faut-il le dire, ils se moquaient de M. Wagner.

- Allons, me dis-je, le parterre a peut-être raison ; ceci ressemble assez à une cabale.

En ce moment l'orchestre entonna la marche du deuxième acte... Les musiciens ne riaient plus... ils écoutaient... ils applaudissaient un des rares morceaux remarquables de l'opéra.

Cela me confirma dans ma conviction, à savoir que, pour le public parisien, si intelligent, si généreux et si hospitalier, la question de nationalité n'existe point, que les belles choses seules comptent, et qu'il n'y a pas de cabale qui tienne quand le talent se montre. Je trouve d'autant plus ridicule la question de nationalité, soulevée dans les salons allemands et dans les cafés, que Mozart, Beethoven, Weber, eux aussi, sont des musiciens allemands. M. Wagner s'est déclaré l'ennemi mortel de ces hommes de génie. Il ne fait aucun cas des gloires nationales de son pays. L'Allemagne, si fière de ses grands musiciens, n'a que voir dans la défaite de M. Wagner. Heureusement pour elle, le génie musical de l'Allemagne ne se résume pas dans le Tannhauser.

Au contraire. La chute du Tannhauser n'est qu'un triomphe des grands musiciens que M. Wagner méprise et dont l'Allemagne s'enorgueillit à si juste titre. En somme, qui est-ce qui oserait encore parler de cabale lorsque M. Wagner lui-même vient de ratifier les protestations des Parisiens par de nombreuses coupures ?

J'aurais voulu voir M. Wagner s'ensevelir sous les cendres de son œuvre, rue Lepeletier, quitte à renaître dans un mois au delà du Rhin comme un phénix de l'avenir.

Mais non ! Là où il aurait dû opérer une splendide sortie de premier grand rôle, M. Wagner a fait les aveux que le traître fait au juge d'instruction au dénouement de tous les drames du boulevard ; il a voulu influencer ses juges par son repentir.

Le Wagner calme et convaincu de la première représentation, qui bravait les sifflets et les rires, avait un faux air de grand homme.

Mais de ce Wagner superbe il ne reste plus qu'un Wagner aux ciseaux.

Le Wagner en marbre de Paros a cédé la place à un Wagner dessiné par Cham.

Au lieu d'une situation empoignante, un chœur de sortie sur l'air du Tra deri dera.

Voilà toute la différence.

M. d'Ennery, qui a toujours le petit mot pour rire dans les grandes circonstances, demandait hier, au café Riche, des nouvelles du Tannhauser.

-Wagner a fait des coupures dans son opéra, fit M. Royer.

Il n'a pas assez coupé, puisqu'il en reste ! 

ALBERT WOLFF.

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