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samedi 22 décembre 2018

Jacques Morland - Dialogues des morts - Liszt et Wagner.

Nous reproduisons ce texte de Jacques Morland (1876-1931), un homme de lettres, critique musical et traducteur français qui utilise parfois, comme ici, le pseudonyme de Jean Marnold. Il est à l'origine de la première traduction française de L'Origine de la Tragédie de Nietzsche. En 1902, il lance une grande enquête réalisée par le Mercure de France au sujet des relations franco-allemandes. Beaucoup de ses essais s'intéressent aux compositeurs d'opéra. On lui doit notamment :
  • Pages choisies de Gobineau, avec une étude de Jacques Morland, Mercure de France 1905.
  • Le Cas Wagner : la musique pendant la guerre. Paris : Bossard , 1917 (5e éd.)
  • L'Affaire Parsifal et les lois de propriété artistique, Extr. du Mercure de France, 1er septembre 1912
Il publia ses Dialogues des morts en feuilleton dans Le Mercure musical. On en appréciera, - ou non - , l'humour désuet, qui nous a cependant paru par trop répétitif.   Ces Dialogues des morts s'inscrivent dans la tradition du Dialogue des morts (en fait, plusieurs dialogues) de Fontenelle (1683), lui-même inspiré dans son principe de l'ouvrage homonyme de Lucien de Samosate. Fontenelle y fait se rencontrer aux enfers des couples qui furent contemporains ou non, anciens ou modernes, parfois très inattendus. Jean Marnold fait quant à lui se rencontrer des compositeurs en pratiquant des associations plus convenues. Le dialogue entre Liszt et Wagner. le deuxième de la série, fut publié le 15 mai 1905.

"Jean Marnold" fut un important critique musical au Mercure de France. On remarquera que dans le numéro sous-rubrique son nom côtoie celui de fameuses plumes : Colette et Willy, et Romain Rolland.

DIALOGUES DES MORTS 
II LISZT, WAGNER.

LISZT. — Qu'est-il donc arrivé, Richard ? Tu cries si fort que tu fais aboyer Cerbère. En accourant au bruit, je l'ai trouvé devant ta porte, le poil hérissé, l'oeil en feu et les crocs menaçants. J'avais sur moi, par bonheur, quelques dragées du dernier envoi de la Princesse et dont il est friand. J'ai pu apaiser sa rage.

WAGNER. — Ah ! mais, tu sais, il commence à m'embêter, ce sale cabot ! Il grogne dès qu'il m'aperçoit, et je ne puis faire un pas sans l'avoir à mes trousses.

LISZT. — Calme-toi. Il n'est pas si méchant ; d'ailleurs, on l'adoucit bien vite avec la moindre croquignole. Il est sans haine et sans rancune. Au lieu de le traiter en ennemi, donne-lui de temps en temps une praline à la pistache. Tu en as toute une provision.

WAGNER. — Mais qu'est-ce qu'il a à être toujours après moi, sitôt que je parle ou que je bouge ?

LISZT. — Il croit accomplir son devoir de gardien d'un séjour interdit aux vivants. Ta fougue le déconcerte. Le pauvre animal ne peut s'imaginer qu'un mort ait conservé l'exubérance que tu as rapportée jusqu'ici, stigmate indélébile et incandescent résidu de l'indomptable volonté qui te soutint dans les épreuves terrestres pour créer, envers et contre tous, tes chefs-d'oeuvre immortels. Enfin, il est sans doute un peu surpris du privilège qui t'échut peu à peu, d'accaparer à toi tout seul l'antre de ces lieux le plus vaste, qui suffisait jadis à la communauté d'une demi-douzaine d'ombres illustres, entre lesquelles, Palestrina, Schubert et le Français Couperin, si je ne me trompe.

WAGNER. — Ma foi! je ne sais pourquoi ils sont tous partis l'un après l'autre, mais je n'en suis pas fâché. D'abord, on ne pouvait causer de rien avec eux : ils n'avaient même pas lu Schopenhauer. Et puis, où aurais-je casé mes bagages?

LISZT. — Encore un des étonnements de cet excellent Cerbère, de te voir installer ici tes sofas en moquette aux effilés de passementerie, tes fauteuils capitonnés, tes trois armoires à glace, tes deux pianos à queue, ta bibliothèque en chêne sculpté, tes bahuts alt-deutsch viennois, sans compter tes malles et leur contenu. Tu es le seul parmi nous à jouir d'un mobilier aussi complet. J'avoue que je n'aurais pas cru qu'on fût autorisé à introduire avec soi tant de choses en un endroit comme celui-ci. Avant toi et depuis, nul ne paraît l'avoir osé. 

WAGNER. — Il n'eût plus manqué qu'on se permît une observation! Je l'aurais bien voulu voir. Il n'y a que cette brute de Charon qui ait commencé par ronchonner. Il en profita pour m'exploiter et me fit payer cinq voyages. En outre, je suis convaincu que c'est lui qui m'a volé une de mes tabatières en or, cadeau de Cosima pour ma fête. Heureusement, elle était en plaqué.

LISZT. — Tu as tort de le soupçonner. C'est un brave homme, un peu avide peut-être. La boîte a pu facilement s'égarer. C'était probablement la première fois qu'il avait à transborder un si grand nombre de colis...

WAGNER. — Un si grand nombre!... Mais, à peine ai-je emporté le plus strict nécessaire. Mon esprit a des exigences à sa taille, et le trépas n'a pu éteindre sa fournaise aux effluves jaillissants qui surent embraser le monde. Même en ces demeures éternelles, je ne saurais sevrer ma pensée de ce qui constitua sa nourriture divine, de ces livres profonds, dévorés et ruminés naguère, épars sur ces tablettes ou qui gisent amoncelés dans les coins et sur ces tapis. Tu le sais aussi : mon génie a ses habitudes. Je ne puis m'abandonner à son extase impérieuse et. imprescriptible sans me sentir environné d'une atmosphère de luxe et de beauté,, enveloppé de la fine batiste des linges et de: la soie colorée des étoffes chatoyantes, enlacé, par surcroît,, dans la douceur moite des bras nus de la femme aimée. Hélas !' Cosima, que n'és-tu près de moi !...

LISZT. — Voyons, Richard, calme-toi. Tu oublies qu'elle va sur ses soixante-dix. Et puis, ne dis pas de choses comme çà ; en, somme, elle n'a peut-être pas envie de mourir encore.

WAGNER. — Du moins, ai-je ici le reste... A propos, papa, quand tu es arrivé, je cherchais justement ma robe de chambre en taffetas mauve doublée de satin cerise et ouatée. Je-n'ai pu découvrir que la cordelière. C'est un désordre ici !...

LISZT. — C'est pour ça que tu pestais comme un diable dans un bénitier, au point d'affoler Cerbère par ton vacarme ?

WAGNER. — Je soupçonne un tour de ce vieux sournois de Meyerbeer. Tu ne l'as pas rencontré dans les environs? Il jalouse mon confortable, car, en venant ici, le nigaud n'a emporté que de l'argent. Aussi, il est fort mal loti. Il n'a rien à se mettre que son habit et ses décorations. Il convoitait ce vêtement : je suis sûr qu'il me l'a caché quelque part ou chipé. 

LISZT. — Comment peux-tu... ?

WAGNER. — Mais si, mais si! Il a voulu me l'acheter. Figure-toi qu'il m'en offrait sept thalers et demi de Prusse. Tu penses! Une robe de chambre de trente louis d'or!.. Tu n'imagines pas les compliments dont il m'accable depuis qu'il a appris que ma musique rapporte encore plus que la sienne... Mais où peut-il l'avoir fourrée ?

LISZT. —Tu la retrouveras. Prends-en une autre. Quel besoin t'oblige à endosser celle-là?

WAGNER. — Comment, quel besoin?.. Tiens, la voilà, pendue à son clou et à sa place. Je ne me rappelais pas l'avoir raccrochée... Quel besoin?... Mais, pour sortir avec toi... C'est le plus foncé de mes costumes. Tu comprends, comme tu es toujours en soutane...

LISZT. — Tu auras l'air de mon évêque... 

WAGNER. — Tu crois ?... Mais non; je vais me draper à l'antique avec des épingles. Je voulais l'arranger en toge, en t'attendant. C'est bien aujourdhui, n'est-ce pas, que nous allons voir Eschyle et Sophocle? Tu t'es chargé du rendez-vous,  pour la dixième fois, au moins, à vrai dire; mais tu n'as pas de mémoire pour deux sous. Tu conçois combien je brûle d'affronter la présence de ces deux génies magnifiques, ancêtres et précurseurs du mien, à qui des ressources désormais surannées de plus de vingt siècles ont suffi pour ébaucher grandiosement la suprême splendeur de mon Oeuvre d'Art de l'Avenir. Je pressens leur émoi joyeux, leur orgueil de m'avoir inspiré égal au mien, d'avoir parachevé leur rêve dans l'apothéose orchestrale des timbres puissants ou subtils, d'avoir transfiguré leur mélos dans la radieuse et polyphonique arabesque de ma « mélodie infinie », et reculé les horizons mythiques de leur Ouranos jusqu'aux arcanes les plus secrets du Symbole, aux profondeurs métaphysiques et aux plus insondables synthèses de l'Idée ! Et cependant, ce furent certes deux grands penseurs, surtout pour des gens nés si longtemps avant Kant et Schopenhauer... Eh bien! comment me trouves-tu? Décidément, mon béret de velours grenat fait mieux que le noir. Je suis prêt. Partons-nous ?

LISZT. — Si tu veux, mais... pour la visite dont tu parles,... je voulais justement te dire...

WAGNER. —Quoi? Est-ce que tu aurais encore oublié? 

LISZT. — Pas du tout, pas du tout. Seulement, je n'ai pu voir qu'Euripide... Il m'a arrêté au passage...

WAGNER.— Comment? De quoi se mêle-t-il cet intrigant-là? 

LISZT. —Attends donc un peu. On raconte qu'il sut bientôt rentrer en grâce auprès de Dionysos et réussir habilement à lui plaire, et, comme, au demeurant, il a toujours été en assez bons termes avec Apollon, il paraît que ces Dieux, qui sont fort occupés, lui ont délégué leurs pouvoirs pour le quartier des tragiques. Il y exerce une sorte d'archontat. Du reste, c'est un homme charmant, très distingué, très poli. 

WAGNER. — Alors?...

LISZT. — Il me demanda qui je cherchais et se mit gracieusement à ma disposition pour me guider dans un domaine qui, peut-être, ne m'était pas familier. Je lui exprimai ton voeu... 

WAGNER.— Et que t'a-t-il répondu?

LISZT.— Eh bien ! il a semblé d'abord un peu embarrassé. Après avoir réfléchi, il me dit qu'il ferait volontiers ma commission, si la démarche n'était trop certainement inutile ; diverses circonstances interdisant l'espoir ou la possibilité d'un entretien avec ces deux poètes, lesquels, au surplus, avaient toujours opiniâtrement refusé de recevoir des inconnus...

WAGNER. — Comment, des inconnus? L'impertinent ! Tu ne lui as donc pas dit mon nom?

LISZT. — Mais si. Il me l'a même fait répéter deux fois. J'ai été aussi stupéfait que toi qu'il parût l'ignorer.

WAGNER. — L'imbécile! A quoi donc emploie-t-il son temps? Dès mon arrivée, j'ai envoyé dans sa section — comme dans toutes les autres, d'ailleurs— six exemplaires de mes oeuvres complètes. S'il n'a jamais rien compris à la musique, il aurait pu au moins être frappé de l'innombrable et substantielle multiplicité des textes, quintessence résumée du lyrisme, de l'esthétique et de la philosophie du monde, encyclopédie sans précédent de l'âme, de la science et de l'intelligence humaines. C'est le dernier des idiots !

LISZT. —Voyons, calme-toi ; tu vas te faire du mal. Il est trop pris par ses fonctions minutieuses pour être capable de l'attention que comportent tes ouvrages. J'ai su depuis qu'il ne lit plus que des romans français.

WAGNER. — Ah! ah! ah! Cane m'étonne pas de la part de ce serin pommadé! Le père Dumas, sans doute, ou bien la grosse Madame Sand, — George pour les messieurs.

LISZT. — Je t'en prie, Richard, ménage tes propos à l'égard d'une femme... Et puis, songe à qui tu t'adresses.

WAGNER. — Ah! c'est vrai, papa. Pardon. Dame, avec toi, tu sais, on serait excusé de s'y perdre un peu. Quel niais que cet Euripide!... Des romans français !. Ah ! ils vont bien ensemble!... Ecoute, papa, je suis sûr qu'il t'a menti. Ce fut toujours un faux bonhomme. Il est tout simplement furieux de ce que j'ai écrit sur son compte. Il veut m'écarter de ceux que je lui préférai, entraver les rapports de nos gloires et priver Eschyle et Sophocle de connaître Wagner !

LISZT. — Mais non, je t'assure. C'est, autant dire, impossible.

WAGNER.  —Et pourquoi?

LISZT. —Tu sais que Sophocle est mort très vieux, quelque chose comme quatre-vingt-neuf ou dix ans. Quoiqu'il eût gardé toute sa tête, sa vue était fort fatiguée. Il est arrivé ici à peu près, et même absolument aveugle...

WAGNER. — Ça n'empêche pas de causer ! 

LISZT. — Sans doute. Mais il s'est obstiné à des ablutions quotidiennes dans l'eau glacée du Léthé. Outre que, par mégarde, il en avala quelques gouttes, ce qui embrouille un peu ses souvenirs, il y gagna une affection des oreilles, laquelle a rapidement empiré, bref...

WAGNER. — Il est sourd?...

LISZT. — Comme un pot , m'avouait Euripide. Quant à Eschyle, il n'est jamais là. Il ne quitte pas Prométhée sur son roc. C'est tout au bout des Enfers. Il faut traverser la caverne des supplices, où nul ne doit pénétrer. Seul, Eschyle en obtint la faveur exceptionnelle.

WAGNER. — C'est la guigne ! Me faudra-t-il donc renoncer à jamais au commerce des génies de la race du mien? Ton dévouement m'est précieux, ô papa et ami, car je suis peu porté aux avances. Je te sais gré de tes tentatives réitérées et inlassables, mais les résultats pleins d'amertume en sont étrangement décevants. Napoléon, avec qui je souhaitais un colloque, isolé à l'infirmerie par ordre d'Hippocrate à cause de la gale qui dévore ses mains ensanglantées tant il se gratte ; Orphée, toujours entre deux eaux, en quête de sa lyre, ou chevauchant sur un dauphin pour imiter Arion ; Platon, gâteux, inaccessible au milieu d'éphèbes frisés au petit fer et callipyges ; Shakspeare, renfrogné, têtu, muet comme les carpes qu'il pêche et qu'il prend pour des truites ; Goethe, enlevé par Pan le Satyre ; Dante, pétrifié par Gorgone la Phorcyade en croyant embrasser Béasrix; acharnés à une partie d'échecs ardente et éternelle, Alexandre le Grand perçant de javelots les curieux, et le Grand Frédéric chassant les importuns à coups de canne... ! De tous ceux dont j'ai chanté la gloire, commenté et élucidé lumineusement les chefs-d'oeuvre, il est assez singulier que le premier que j'aie pu joindre ici, grâce à ta fidèle entremise, — et Punique, jusqu'à présent, — soit ce forcené de Michel-Ange qui, sans toi, m'enfonçait son poignard dans le ventre...

LISZT. — Certes, il se divulgua ombrageux à l'excès, et sa nervosité est terrible. Mais tu eus peut-être tort d'insister en voulant prouver au peintre du Jugement dernier que, malgré son génie, son art et les moyens de son époque étaient impuissants à traduire la sublime horreur dantesque en son intégrale et merveilleuse beauté, dévoilée seulement, bien plus tard, par la musique et révélée, d'abord et enfin, par la profondeur allemande et divinatrice de Bach et de Beethoven.

WAGNER. — Il ne m'a pas compris. Ce n'est qu'un vaniteux et un imbécile. Et puis, quel ignorant ! Il est inouï de songer combien les plus fameux individus d'alors étaient dénués de culture scientifique. A propos, papa, tu serais bien gentil d'organiser une entrevue entre moi et Darwin. Je serais enchanté de savoir son avis sur mon originale exégèse touchant le mystère de notre descendance simiesque, réalisée par la Nature, plutôt que nous faire dériver « de l'éléphant ou du chien, chez qui, pourtant, nous constatons des dispositions intellectuelles indiscutablement plus développées que chez les singes.

LISZT. — Oui, oui, la phrase me revient. J'ai lu ça quelque part dans tes écrits. Vraiment, tu as une mémoire prodigieuse, Richard. C'est très intéressant, en effet, et ce bon Cerbère serait flatté de l'hypothèse s'il la pouvait entendre. Malheureusement,... pour Darwin,... on ne sait pas ce qu'il est devenu... 

WAGNER. —Allons donc !...

LISZT. — Mais oui. On craint qu'il ne se soit échappé ou bien qu'il ait glissé dans les boues du Cocyte en observant des algues. Surtout n'en parle pas : l'aventure est tenue secrète. Eaque en est fort ennuyé. C'est lui qui me l'a confiée. Il n'a pas encore osé avertir ses collègues.

WAGNER. — La guigne ! La guigne noire ! C'est insensé. On dirait que la Fortune se venge ici d'avoir été vaincue là-bas par ma persévérance et mon génie. Tous mes projets, contrecarrés, tous mes désirs, nargués par elle ! En tout cas, voilà ma journée fichue...

LISZT. — Veux-tu venir prendre quelque chose au Walhall? Ils ont reçu un foudre monstre de Hofbrau incomparable, d'une fraîcheur !..., Nous irons par l'allée des Sirènes et le bois des Violes d'Amour.

WAGNER. — Pour nous cognera chaque pas contre un de ces benêts de musiciens jaloux et ignares, qui ne comprennent rien à ce que je leur dis et demeurent bouche bée ou ricanent ; comme ce toqué de Berlioz qui se figure avoir inventé Shakspeare, Virgile et le cor anglais !... Ma foi ! non. J'aime autant rester à la maison.

LISZT. — Eh bien ! restons. Veux-tu un cigare ? 

WAGNER. — De ceux de la Princesse ? Merci. Ils sont trop forts. Et puis, pour moi, tu sais, rien ne vaut une prise de tabac. Tiens, puisque tu es là, tu vas m'aider à ranger ma bibliothèque.

LISZT. — Volontiers. Elle en a besoin.

WAGNER. — C'est le désordre du génie. Regarde ces rayons presque vides ; autour de ces divans, de ces sièges, où mon ombre se repose et rêve, les livres s'entassent pêle-mêle, empilés, confondus au caprice insatiable de mon cerveau toujours avide. Mais je veux faire un classement. Ici : le Mythe, la Légende. Tu vas me passer les volumes.

LISZT. — Ça n'est pas très commode.

WAGNER. — Puise au hasard. On verra bien.

LISZT. — Comme tu voudras... Les Mystères de Paris...

WAGNER.— Hein?... Parbleu ! c'est le fauteuil où Auber vient bavarder ou lire. Fouille plutôt dans le tas près de ma chaise-longue.

LISZT.—Bon... Saint-Cloud et ses environs en 1841... 

WAGNER. — Ça date de longtemps, hélas ! Meudon ! Mon Vaisseau-Fantôme écrit de verve en sept semaines ! O jeunesse !.,. Pose-le sur ma table.

LISZT. — Les Trois Mousquetaires... Le Maire de Forges... 

WAGNER. — Qu'est-ce que ça fait là ?... C'est inconcevable... Sans doute que... Ah ! c'est sûrement ce satané Berlioz qui a introduit ces stupidités françaises aux Enfers et chez moi...

LISZT. — Calme-toi, Richard, je t'en prie. Tu l'accuses toujours et trop vite. D'abord, il n'était pas contemporain de M. Ohnet.

WAGNER. — Ecoute, papa, c'est un chaos à n'en pas sortir. Et puis, tu t'éreintes à te baisser. Classons plutôt la Science et la Métaphysique ; tout est réuni là, dans cette malle,... sauf celui-ci qui me tombe justement sous la main. C'est le tome premier de Schopenhauer.

LISZT.-—Et voici les cinq autres... Tiens ! ils ne sont pas coupés...

WAGNER. — Comment, encore brochés ? Cette étourdie de Cosima aura oublié de les envoyer à la reliure. Après, tu dois trouver Kant et Feuerbach...

LISZT. —Oui, avec Spinoza... Ils sont reliés... Même, on dirait d'hier !... Ils n'ont pas souffert du voyage. Puis... Dieu ! quel ouvrage gigantesque! Il remplit tout le fond du coffre d'un même et imposant format. Sapristi! celui-là n'est pas neuf! On s'en est servi. Qu'est-ce donc ?... Tiens, un Larousse... 

WAGNER. — C'est Siegfried qui l'a acheté d'occasion. Mais laissons cela, papa. Une autre idée germe dans ma cervelle et se précise. Spinoza!... S'il ne saurait évidemment compter parmi mes pairs, néanmoins ce fut un grand et noble esprit. Je veux le voir et lui parler.

LISZT. —Hum!... Ce sera bien difficile,,., surtout pour toi, qui publias le Judaïsme dans la Musique.

WAGNER. — Qu'est-ce que tu veux que ça lui fasse? Il s'exclut volontairement de la synagogue et fut même, à cause de cela, persécuté par Israël. Il était athée...

LISZT. —Jadi s; mais, d'après Euripide, qui est informé de tout, il manifeste aujourd'hui un repentir extrême de son apostasie.il ne cesse de réciter des prières en hébreu et a élu domicile au ghetto des rabbins... Tu n'y serais guère bien reçu...

WAGNER. — Eh bien ! j'irai quand même ! J'en ai assez, à la fin, de ton Euripide et de ses renseignements astucieux. Il s'est bien douté que tu me les rapporterais et il redoute mon influence. Il a peur que ma gloire n'éclipse sa fausse renommée de langoureux sophiste auprès d'un penseur d'envergure à scruter l'immensité de mon oeuvre, pour en mesurer le néant de ses fadaises alambiquées. Mais je trouverai bien quelqu'un pour nous aboucher. Tiens, voilà précisément Meyerbeer. Il va encore nous baragouiner son mauvais français. Quelle drôle de manie ! Ma foi! je n'aurai jamais eu autant de plaisir à l'entendre.

MEYERBEER. — Drès honoré Maîdre, che fous salue resbecdueusement. Ah! ce ger Liszd, ced atmiraple Liszd, pien heureux te fous rengondrer. Che foulais fous tire, drès honoré Maîdre,... fous safez, b'our la bedide avaire,... che grois que che bourrai aller chusgu'à ti....à... tisbosser te neuv dhalers te Brusse en archent. Bas en archent babier, en archent médal... 

WAGNER. — Dites donc, Béer, connaissez-vous Spinoza? 

MEYERBEER. — Sbinotza... Sbinotza... che... ui, ui, che le gonnais.

WAGNER. —Pouvez-vous nous présenter l'un à l'autre, me l'amener ici.ou bien me conduire chez lui?

MEYERBEER. —Hum! che ne grois bas... Fous safez, il n'est bas drès aimaple afec ses gorelichionnaires. Il nous dourne le tos guand il nous aberçoit te loin... On ne beut bas l'abbroger...

WAGNER.— Comment ça? Vous ne savez donc pas où il loge ?

MEYERBEER. — Mais si. Il est douchours gez les Kregs...

WAGNER. — Chez les Grecs !... Il joue ?... 

MEYERBEER. —Oh ! non, non. Gez les Kregs te Krèze. Ilbasse doût le demps tans la vorêt t'Abollon, assis sous le cètre te Tionusous, à gauser afec Esgile, Sovogle et Bladon. 

WAGNER. —■ Qu'est-ce que vous chantez là ? 

MEYERBEER. — Che... Che ne geande bas... Che tis la féridé. Che fous tonne ma barole t'honneur...

WAGNER. — Tu entends, papa ! Qu'est-ce que tu dis de ça avec ton Euripide? !-...

LISZT — Voyons, mon bon Meyerbeer... Je ne doute pas un instant de votre parole, mais on vous a induit en erreur. Croyez-moi, mon cher ami...

MEYERBEER. — Bas le moins tu monte... Denez, chelechure sur Phéridache te mon crand-bëre Liepmann Meyer Wulf !...

WAGNER. — Eh bien! Béer, écoutez-moi bien. Si vous pouvez m'avoir un rendez-vous avec ces quatre personnages, je vous fais cadeau de ma robe de chambre.

MEYERBEER. — Bour rien ?...

WAGNER. — Naturellement, pour rien ! Et je vous donne pardessus le marché une calotte en peluche assortie, brodée et festonnée par Cosima. Est-ce convenu ?

MEYERBEER. — C'est gomme si c'édait vait ! Ch' y gours!... 

WAGNER. — Dépêchez-vous !... 

MEYERBEER. —Che refiens tans tix minudes !... 

LISZT. —: Mais non, mais non ! Richard, je t'assure qu'il se trompe. Il n'est pas au courant. Mon Dieu ! quelle histoire ! Il va faire arriver des malheurs! Jacob ! Giacomo !'... 

WAGNER. — Oh ! tu peux courir, papa. Je te défie bien de le rattraper !

JEAN MARNOLD.

(Source Gallica/BNF)

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