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samedi 10 novembre 2018

L'empoisonnement de Lohengrin. L'assassinat du ténor Jules Godard.


La une du supplément du Petit Journal du 9 janvier 1910

L'article du Journal du 28 décembre 1909.

Le Ténor Godard est mort empoisonné. Il a été victime d'une femme qui voulait tuer un de ses anciens amis. C'est un drame extraordinaire dont les détails ont été brusquement révélés hier : le ténor Godard, de l'Opéra, qui mourut subitement le 22 octobre dernier, a succombé à un empoisonnement.

Le ténor Godard dans la Walkyrie (Photo Bert)
Godard était originaire de Belgique ; sorti du Conservatoire de Bruxelles en 1904, il chanta à.Rennes, puis à Marseille et fut engagé en 1908 à l'Académie nationale de musique où il fut applaudi dans Samson et Dalila, Lohengrin et la Walkyrie. Il n'avait que trente ans lorsque la mort vint interrompre brutalement sa carrière artistique.

Godard succomba au Vésinet, chez des amis, M. et Mme Dedieu, où il se trouvait en visite. Oh attribua son décès à un mal foudroyant; il n'en était.rien.

Le pauvre artiste avait été empoisonné par une femme qui ne le connaissait pas,qui ne l'avait jamais vu probablement, mais qui poursuivait un plan de vengeance terrible contre un autre.

L'information dont M. Boucard, juge d'instruction, a été chargé par le Parquet, a déjà précisé les principaux détails du drame et l'empoisonneuse présumée a été arrêtée hier par M. Boucard, chef de la Sûreté.

Voici le récit de cette étrange affaire.

Les Bonbons empoisonnés

Il y a deux ans environ, M. et Mme Dedieu recevaient, un colis postal contenant des bonbons de chocolat. Aucune lettre n'accompagnait l'envoi, mais comme on était, aux environs du jour de l'An, la chose parut naturelle et les époux Dedieu, sans se préoccuper de qui leur venaient ces bonbons, se disposaient à les croquer à belles dents. Pourtant, l'aspect leur en parut singulier, et en ayant ouvert un, ils lui trouvèrent une telle apparence qu'ils furent pris de soupçons. M. Dedieu s'en fut au laboratoire  municipal et pria qu'on voulût bien analyser les bonbons. Le résultat fut péremptoire : ils étaient pleins d'arsenic.

On les jeta, bien entendu, mais les époux Dedieu ne s'inquiétèrent point de découvrir la haine anonyme qui les poursuivait, et ils ne songèrent plus à l'incident.

Les Lettres anonymes

Cependant, des lettres ne tardèrent pas à arriver à l'adresse de M. Dedieu. Elles lui reprochaient de s'être marié et d'avoir oublié une « jeune blonde » qu'il avait connu alors qu'elle était employee dans un grand magasin de nouveautés dont, M. Dedieu était un fournisseur. Les lettres ajoutaient qu'avec elle M. Dedieu aurait été plus heureux qu'avec sa femme et qu'il ferait bien — mieux vaut tard que jamais — de divorcer pour l'épouser. Aucune signature, comme on le pense, ne figurait au bas de ces missives. 

M. Dedieu n'y prêta que peu d'attention.

Il les parcouru d'un regard distrait et les aurait jetées an feu si sa femme, à qui il les avait montrées, ne s'était avisée de les ranger.

Mystérieux médicaments

Deux ans presque se passèrent. An mois de septembre dernier, M. et Mme Dedieu, qui avaient fait en Suisse un voyage d'agrément, rentrèrent à leur villa du Vésinet. La bonne avait trouvé, déposé contre la porte d'entrée; un petit paquet qu'elle défit. A l'intérieur, elle aperçût une liste où figuraient ce» indications.: « Deux cachets d'antipyrine, fleurs de camomille, sels de Vichy. Les médicaments annoncés se trouvaient exactement à l'intérieur du colis.

Persuadée qu'il s'agissait d'une erreur du pharmacien et qu'on viendrait redemander le paquet, la servante, après en avoir parlé à sa maîtresse, le mit de côté pour pouvoir le rendre, et personne n'y pensa plus.

La Mort de M. Godard

En octobre dernier, M. et Mme Godard allèrent passer la journée chez leurs amis Dedieu. On déjeuna joyeusement, et dans l'après-midi on lit une grande tournée en automobile. On rentra comme la nuit tombait. Le ténor se plaignit d'avoir pris froid et déclara qu'il se sentait mal à l'aise, Il dîna peu et, au lieu de rentrer à Paris, resta avec sa femme au Vésinet. Comme il éprouvait de violentes douleurs de tête, il demanda à son hôtesse si elle n'avait pas des cachets de pyramidon. Mme Dedieu se souvint alors des cachets d'antipyrine et les proposa au ténor.. Mais Mme Godard insista auprès de son mari pour qu'il ne les prit pas, craignant que ce médicament, auquel il ns, 'était pas habitué, ne lui fatiguât l'estomac et n'aggravât son indisposition au lieu de la guérir. M. Godard suivit le conseil et  se coucha sans prendre médicaments.

Mais, vers quatre heures du matin, comme son mal de tête redoublait, il les avala dans un verre d'eau et s'endormit Il s'éveilla vers huit heures, la gorge en feu, les yeux révulsés, les membres tordus par d'affreuses convulsions. L'affolement règne dans la villa; on mande en hâte un médecin - il arrive, examine le malade, demande quels aliments lui furent servis la veille. Personne ne songe aux cachets et on répond que M. Godard n'a rien mangé dont les autres convives n'aient eu leur part. Cette réponse écarte de l'esprit du praticien le diagnostic d'empoisonnement auquel il s'était d'abord arrêté émit alors l'hypothèse d'un refroidissement du rein ayant entraîné une crise foudroyante d'urémie. A ce mal nul remède. M. Godard expira le soir même, au milieu d'atroces souffrances.

Un nouvel envoi

La famille Dedieu fut terrifiée par ce drame, puis les jours passèrent, apportant l'oubli. La semaine passée, un colis arriva au Vésinet, expédié - indiquait la feuille d'envoi - par M. Larue, ancien associé de M. Dedieu, actuellement à Caen. Le colis contenait des moules. M. Dedieu s'étonna; il s'était séparé de son associé dans des conditions  assez difficiles et depuis, aucun rapport n'avait persisté entre les deux hommes. Le souvenir des bonbons empoisonnés revint, a M. Dedieu ; il retourna du laboratoire municipal, apportant quelques moules qu'il fit analyser. Elles étaient fortement saupoudrées d'arsenic. 

M. Dedieu fut frappé de l'obstination avec laquelle une haine mystérieuse le poursuivait. Il savait, d'ailleurs, que M. Larue était resté totalement étranger à l'envoi pour lequel on avait abusé de son nom ; mais il ne voyait pas d'où pouvait provenir cette rancune, qui ne reculait pas devant le crime pour se satisfaire. Une circonstance fortuite lui fuit une révélation

La Lettre révélatrice

Un jour qu'il passait en voiture dans le centre de Paris, il aperçut une jeune femme blonde, qu'il avait connue autrefois,sans cependant qu'elle fût sa maîtresse, et dont il avait gardé de bon souvenirs Il la salua au passage ; elle détoruna la tête ; surpris, il fit arrêter le fiacre, l'aborda et lui adressa quelques mots aimables, mais il n'obtint d'elle que des paroles rebutantes. Ce mauvais accueil l'étonna. Le lendemain, il reçut de cette femme, Mlle Marie Bourette, âgée de trente-neuf ans, une lettre où elles s'excusait d'avoir répondu brutalement a son salut, alléguant qu'elle était la veille souffrante et d'humeur chagrine. M. Dedieu ne prêta que peu d'attention au contenu de la lettre ; en revanche. l'écriture le frappa : elle lui rappelait de tous points celle des venues deux années plus tôt. Il les prit dans le tiroir où les avait rangées sa femme, les compara avec qu'il venait de recevoir : des analogies étaient frappantes.

Tout se découvre

M. Dedieu courut au Parquet, exposa la persécution dont il était l'objet, ses soupçons contre Mlle Bourette, et ne négligea pas d'indiquer les circonstances mystérieuses dans lesquelles était mort M. Godard.

M. Boudard fut désigné pour ouvrir une instruction.

Après avoir reçu la déposition de M. Dedieu, le premier soin du magistrat fut de faire analyser les médicaments. qui se trouvaient  avec les cachets d'antipyrine dans le mystérieux colis. Dans les fleurs de camomille, comme dans les prétendus sels de Vichy-Etat, l'arsenic abondait. Le doute devenait impossible ; M. Godard était mort empoisonné, victime accidentelle d'une haine qui s'acharnait contre un autre.

Les premiers résultats obtenus, M. Boucard chargea M. Plamard. chef de la Sûreté, d'opérer une perquisition au domicile de Mlle Bourette, 251, boulevard Voltaire. Hier matin, M. Hamard, accompagné de deux inspecteurs, se rendit à cette adresse : il saisit plusieurs lettres anonymes destinées à M. Dedieu, une petite boîte semblable de tous points à celle qui contenait les médicaments empoisonnés : des cachets d'antipyrine, des fleurs de camomille et une poudre blanchâtre qui, à première, parut être de l'arsenic. En présence de ces découvertes, le magistrat instructeur, qui avait convoqué à son cabinet Mlle Bourette, n'hésita pas à l'inculper d'empoisonnement et tentative  et à la placer sous mandat de dépôt.

Mlle Bourette, qu'assistaient M. Henri Robert et son secrétaire, M. Albert Dusart, protesta avec fermeté dé son innocence.

Elle déclara que n'ayant jamais été la maîtresse de M. Dedieu, elle n'avait aucune raison de vouloir se venger de lui. Elle semblait aussi tirer argument de ce qu'elle n'avait pas connu M. Godard : -Comment, répétait-elle, peut-on m'accuser d'avoir tué un homme que je n'ai jamais vu et dont je n'avais jamais entendu parler ?

Vainement, le juge lui expliquait-il qu'on ne l'accusait pas d'avoir volontairement empoisonné M. Godard, elle en revenait toujours à son raisonnement.

Elle a, dans la soirée, été écrouée à la prison de Saint-Lazare.

M. Boucard a commis M. Girard, du laboratoire de toxicologie, pour analyser la poudre trouvée au domicile de Mlle Bourette.

Le magistrat a, en outre, chargé le docteur Socquet, médecin légiste, de lui fournir un rapport sur les causes de la mort de M. Godard. Le praticien va conférer avec son confrère, qui assista le ténor dans ses derniers-moments et déterminera si les symptômes constatés alors répondent à ceux qui accompagnent la mort provoquée par intoxication arsenicale.

Comme M. Godard a été inhumé a Bruxelles, M. Boucard a adressé une commission rogatoire en Belgique pour que le corps de l'artiste soit exhumé et que les entrailles soient prélevés et envoyées à Paris en vue d'une analyse chimique.

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