samedi 27 octobre 2018

Apocalypse now! Les Brigands de Schiller dans la mise en scène d'Ulrich Rasche au Residenztheater de Munich

Ensemble © Andreas Pohlmann

Présentation de la pièce

Première pièce de Friedrich von SchillerLes Brigands (Die Räuber, en allemand) est une des œuvres emblématiques du mouvement littéraire allemand Sturm und Drang.

La pièce met en scène le comte Maximilian von Moor et ses deux fils, Franz et Karl. Maximilian aime profondément Karl, son aîné, un élève rebelle mais charismatique. Son frère Franz, le cadet, qui apparaît comme un méchant froid et calculateur, complote pour dépouiller Karl de son héritage. La jalousie qu'éprouve Franz pour son frère le pousse à mentir à son père sur le comportement de Karl, parti étudier à Leipzig. Face aux accusations de vols et de luxure, Maximilian répudie son fils. la nouvelle de sa répudiation conduira Karl à former, avec ses amis, un groupe de brigands et, à travers cette troupe, à remettre en question les notions de légalité et de légitimité. Le développement de la pièce révèle la complexité des motifs de Franz, ainsi que de la complexité de l'innocence et de l'héroïsme de Karl.

Schiller n'avait que 22 ans lorsqu'il termina la rédaction de cette pièce pleine de bruit et de fureur, une pièce sauvage remplie de sentiments de haine  qui éclatent avec violence et dont le héros est " un étrange Don Quichotte, qui  inspire à la fois de l'intérêt et de l'horreur, de l'admiration et de la pitié."  Une pièce où s'exprime aussi la plainte d'un siècle, qui luttait contre toutes sortes d'oppressions qui trouvèrent un dénouement dans la terrible crise de 1789, l'une des plus terribles crises de  l'histoire. Le drame des Brigands est un des manifestes de cette littérature qui prit le nom de Littérature d'assaut (Sturm und Drang), une littérature de combat contre l'ancienne société qu'il s'agit d'abattre et dont Charles Moor est le héros.

La mise en scène d'Ulrich Rasche

Ulrich Rasche s'est fait un nom en tant que metteur en scène de pièces de théâtre avec choeurs. Animant de formidables machineries, poussant à l'extrême les ressources des plateaux tournants et des techniques contemporaines, il place dans cette pièce créée à Munich en 2016 ses acteurs sur deux tapis roulants géants, chacun composé de deux bandes à la vitesse modulable,  qui peuvent s’élever vers le ciel ou se pencher vers l’abîme, être placés en parallèle ou en opposés. La scène sur laquelle ils sont placés peut elle aussi s'élever, ce qui renforce l'impression de tour ou de forteresse.

Plus encore qu'à des acteurs, Rasche fait appel à de véritables athlètes de la scène qui sont soumis à des exercices physiques qui rappellent ceux des esclaves ou des galériens. Et ces galériens sont entraînés par des musiques assourdissantes qui fonctionnent comme une drogue et les hypnotisent,  tout autant que le public, des musiques imaginées par Ari Benjamin Meyers, le compositeur complice d'Ulrich Rasche qui orchestre des tambours obsessionnels et lancinants et des violons, placés de part et d'autre du plateau en avant-scène.

Avec les Brigands de Schiller,  Rasche monte un spectacle d'apocalypse qui réalise la prédiction wagnérienne de théâtre total, de théâtre du futur, adjoignant au texte de Schiller une machinerie infernale, une musique qui finit par envoûter le public et des choeurs qui amplifient le texte crié des acteurs, dont la voix se projette physiquement au travers des fumées. Un théâtre du futur qui est  à la fois un retour aux grandes tragédies antiques, avec l'importance des choeurs parlés des acteurs et l'ajout d'un chant choral. Ainsi la plus contemporaine des mises en scènes rejoint-elle le théâtre le plus ancien, pour donner un théâtre intemporel aux qualités d'universalité.

Chez Schiller, le drame s'inscrit dans un espace-temps relativement défini: les deux frères, Charles et Franz,  représentent deux sociétés qui se trouvent face à face :  l'une qui vit dans les bois, et qui a une allure libre et fière et dont la devise est "La liberté ou la mort", l'autre qui est renfermée dans l'enceinte d'un château, et qui s'use dans de coupables intrigues.  Cette définition spatio-temporelle  s'estompe dans la mise en scène d'Ulrich Rasche qui nous transporte dans un ailleurs qui pourrait se situer n'importe où à n'importe quelle époque et qui rend le texte clamé extraordinairement présent et le fait résonner intensément face aux funestes problématiques de notre époque.

Rasche introduit par ailleurs une dimension supplémentaire en interrogeant la frontière entre le bien et le mal et en rendant la complexité du caractère et de la psychologie des deux frères. Les tapis roulants contraignent les acteurs à une progression obligée qui contraint leur liberté de mouvement, et partant, stigmatise l'absence de liberté de l'humaine destinée. Cette impression est encore renforcée par le fait que les acteurs sont corsetés et que des filins d'acier les relient à la machinerie pour évier leur chute. Ils sont les esclaves des machines auxquels ils se trouvent reliés et, même lorsqu'ils détachent leurs filins, restent contraints à marcher sur le tapis roulant pour ne pas disparaître. Le déterminisme est quasi absolu et les contraintes totalitaires.

Il faut des acteurs aux talents surhumains pour interpréter l'oeuvre de Schiller dans la mise en scène d'Ulrich Rasche, qui, si elle ne comporte qu'un seul rôle féminin, celui d'Amélie, la fiancée de Charles, est joué par deux actrices. C'est en effet la fabuleuse, l'exponentielle, la sidérale Katja Bürkle qui interprète Karl Moor dans un rôle en travesti. Quelle interprétation! Quelle incarnation! rarement a-t-on vu une actrice aussi investie dans son jeu, la transformation est phénoménale d'intensité de véracité, d'authenticité, d'expressivité. Katja Bürkle parvient à donner une dimension humaine à cette figure qui est pourtant l'incarnation du mal parce qu'elle parvient à pénétrer les profondeurs de l'inconscient de son personnage et à en rendre compte. Combien il faut de souffrances pour devenir un salaud! Au point qu'on peut aussi se demander quelle est la part de choix et de liberté dans la destinée humaine. Le Karl Moor de Katja Bürkle semble entièrement prisonnier de son destin.

En contraste, l'unique personnage féminin de la pièce, Amélie, admirablement jouée par Nora Buzalka, apparaît comme une demeure chaste et pure.  L'unique figure de femme qui paraît dans ce drame viril, Amélie, reste fidèle à Charles Moor , le jeune homme auquel elle s'était promise, malgré les pressantes et menaçantes sollicitations de Franz. Si dans le drame de Schiller, sa situation ne change pas pendant la durée des cinq actes, Ulrich Rasche en donne une présentation plus nuancée, Amélie jouant les tentatrices pour mieux se moquer de Franz qu'elle parvient à manipuler. Mais malgré ces nuances, Amélie est mise en lumière comme un rêve de femme face à un Franz qui reste un assemblage de vices et de laideurs, comme la nature n'en a jamais produit. En fin de partie, son fiancé Charles Moor frappera Amélie de son poignard, car il faut que tout le monde meure dans cette pièce aussi désespérée que désespérante. 

Le comte de Götz Schulte, le Karl de Franz Pätzold ou le Spiegelberg de Thomas Lettow relèvent aux aussi brillamment le défi de ce spectacle hyperbolique, qui baigne dans les lumières hallucinées de Gerrit Jurda.

Agenda

Die Räuber se joue encore les 25 et 26 novembre 2018 au Residenztheater de Munich. Pour réserver, cliquer ici.

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