jeudi 13 septembre 2018

L'hommage funèbre de Catulle Mendès à Richard Wagner dans le Gil Blas

Lors du décès de Richard Wagner, le Gil Blas, un important quotidien parisien, avait confié l'éloge funèbre du Maître à Catulle Mendès, qui avait eu l'occasion de le rencontrer à Tribchen en compagnie de son épouse Judith Gautier et de Villiers de l'Isle-Adam. Mendès, qui relate les rencontres de Tribchen, ne fait pas mention de son épouse dans son éloge. Le couple s'était séparé en 1878 et ceci justifie sans doute cela. Il ne fait pas par contre l'impasse sur le grave différend qui l'opposa à Wagner suite à la publication d'Une capitulation, cette "comédie à la manière antique" qui ridiculisait la France, que Wagner avait cru devoir commettre suite à la victoire allemande de 1871. Mais comme l'écrit Mendès, la mort de Wagner "conseille l'oubli des injures". Malgré ce différend, Mendès était d'ailleurs resté un wagnérien convaincu.

Catulle Mendès insérera de larges extraits de cet article l'année suivante dans la deuxième des conférences qu'il publia dans sa Légende du Parnasse contemporain (1884) puis dans l'avant-propos de son Richard Wagner, un livre reprenant ses souvenirs de Richard Wagner qu'il publia en 1886 chez Charpentier et Cie.

L'article du Gil Blas que nous retranscrivons ici fut publié en première page de l'édition du 16 février 1886, trois jours après le décès du compositeur.
"RICHARD WAGNER

Cette mort, brutalement soudaine, en plein triomphe, en pleine gloire, me stupéfie. Richard Wagner était vieux, sans doute, et peut-être las ; soixante-dix ans de vie, plus de cinquante ans de labeurs, de misères, d'espérances, de déboires, et d'outrage et d'exil, de labeurs encore, de luttes encore, et enfin la victoire magnifique et entière, qui est une fatigue aussi, avaient pu surmener, par une exaspération continue de toutes ses facultés et de tous ses nerfs, cet homme extraordinaire qui mangeait à peine, dormait à peine, ne s'asseyait pas, pensait toujours, travaillait toujours, voulait toujours, aimait ou haïssait toujours, cet homme qui, à toute heure en train d'être un esprit et un cœur, n'a jamais été, en aucun cas, indifférent à quoi que ce fût au monde ! Certes, il dormira dans une tombe bien gagnée. Cependant cette disparition étonne ; l'idée d'immortalité, liée à l'œuvre de Richard Wagner, on l'étendait inconsciemment jusqu'à l'homme. Que les créateurs de ce qui vivra toujours cessent d' exister eux- mêmes, cela ne manque jamais pas de surprendre l'humanité, malgré son immémoriale expérience du trépas. Ceux qui virent Dante expiré doutèrent sans doute, d'abord, du témoignage de leurs yeux. Quand vous considérez à Westminster la tombe de Shakespeare, vous avez peine à croire qu'il soit là. Et, en effet, il n'y est point.

La mort de Richard Wagner produira un autre effet ; elle conseillera l'oubli des injures, le pardon des basses rancunes.

Oui, cela est vrai, et je l'ai dit un des premiers, — comme l'un des premiers dans notre pays j'avais proclamé le génie de Richard Wagner, — oui, l'auteur de Parsifal a écrit contre la France, contre Paris assiégé et vaincu, une pantalonnade abjecte et stupide. Aucun Allemand, si ce n'est Henri Heine, qui était un Parisien, n'a jamais eu ce que nous appelons de l'esprit; et lui, Richard Wagner, l'énorme Germain chez qui la lourdeur faisait partie de la grandeur, il s'était avisé de vouloir faire le plaisantin. Et dans quel moment, juste ciel ! Nous nous tordions d'angoisse, il sautelait sur nous, cet éléphant, en se donnant des airs d'écureuil ; et quand, dans la ville affamée, les hommes étaient rouges de sang et noirs de poudre, il se moquait du fard rose et de la poudre de riz de nos femmes. C'était infâme — infâme, vous dis-je. Ceux d'entre nous qui avaient été ses amis, cessèrent de l'être, en demeurant ses fervents apôtres ; et nous ne lui tendîmes plus les mains qui l'applaudissaient. Mais aujourd'hui l'ombre de la mort va se faire sur ces tristesses ; c'est d'oubli autant que de toile que sont faits les linceuls ; nous avons maintenant le droit et même le devoir de choisir entre nos souvenirs; nous ne voulons pas nous rappeler que le prodigieux poète-musicien à qui sont dues ces œuvres surhumaines: Tristan et Iseult, l'Anneau du Nibelung et Parsifal, fut le misérable insulteur de nos défaites et de nos gloires; je ne sais plus qu'il m'a fallu hélas ! le mépriser et le haïr. Je le revois tel que je l'ai connu jadis, avant les années terribles, aux jours des enthousiasmes sans restriction, je me reprends à l'aimer comme je l'aimais alors, et je baise en pleurant son glorieux front mort.

*

Quand le train s'arrêta devant la gare de Lucerne - il y a si longtemps de cela - le cœur me battait bien fort, et je crois pouvoir dire que Villiers de l'Isle-Adam, mon compagnon de voyage, n'était pas moins ému. Nous allions connaître Richard Wagner ! Nous allions connaître l'incomparable artiste dont le génie nous avait à jamais conquis et domptés ! A Paris, déjà, j'avais eu l'occasion de le voir, chez lui, rue d'Aumale, si j'ai bonne mémoire. Mais ç'avait été peu de temps avant la première représentation de Tanhæuser à l'Opéra; tourmenté par mille tracasseries, par des « misérabilités », comme il disait, il en était arrivé au dernier point de l'exaspération nerveuse ; un chat en colère, hérissé, toutes griffes dehors ! Le moment était mal choisi pour lier connaissance avec lui, et d'ailleurs mon extrême jeunesse eût été un obstacle à une familiarité quelque peu intime. Mais à présent, Richard Wagner, moins irrité, sinon calme — car il ne fut jamais calme ! — habitait près de Lucerne, à Tribchen, avec Mme de Bulow, qui allait devenir sa femme, dans une solitude paisible, favorable aux épanchements; et nous n'étions pas des inconnus pour lui, Villiers de l'Isle-Adam ni moi ; il savait notre enthousiasme, n'ignorait pas que nous combattions avec ardeur pour le triomphe de ses idées et de son œuvre ; nous avions donc l'espérance d'une réception cordiale et bientôt de quelque sympathie. [ces deux derniers mots sont un essai de restitution, le Gil Blas ayant été mal imprimé ne donne que "quel" suivi d'un blanc puis de "pathie", Ndlr].

A peine descendus de wagon, nous vîmes un grand chapeau de paille, et, dessous, une face pâle dont les yeux regardaient à droite, à gauche, très vite, avec un air de chercher. 

C'était lui. Intimidés, nous le considérions sans oser faire un pas.

Il était petit, maigre, étroitement enveloppé d'une longue redingote de drap marron, et tout ce corps grêle, quoique très robuste peut-être, — l'air d'un paquet de ressorts, — avait, dans l'agacement de 1'attente, le tremblement presque convulsif d'une femme qui a ses nerfs ; mais le visage gardait une magnifique expression de hauteur et de sérénité. Tandis que la bouche aux lèvres très minces, pâles, à peine visibles, se tordait dans le pli d'un sourire amer, le beau front, — sous le chapeau rejeté en arrière, — le beau front vaste et pur, uni, entre des cheveux très doux, déjà grisonnants, qui fuyaient, montrait la paix inaltérable de je ne sais quelle immense pensée, et il y avait dans la transparence ingénue des yeux, — des yeux pareils à ceux d'un enfant ou d'une vierge, - toute la belle candeur d'un rêve inviolé.

Dès qu'il nous vit, Richard Wagner frémit des pieds à la tête avec la soudaineté d'une chanterelle secouée par un pizzicato, jeta son chapeau en l'air, avec des cris de folle bienvenue, faillit danser de joie, se jeta sur nous, nous sauta au cou, nous prit par le bras, et remués, bousculés, emportés dans un tourbillon de gestes et de paroles, nous étions déjà dans la voiture qui devait nous conduire à l'habitation du Maître.

*

Je ne perdrai jamais le souvenir des quelques semaines passées presque tout entières dans la maison hospitalière. Le matin, à peine levés, nous quittions notre hôtel où l'on nous considérait fort à cause de nos visites chez Richard Wagner et où l'on avait fini par nous prendre, je crois, Villiers pour le prince Taxis, et moi, pour le roi Vierge, — mais on se trompait ! — et nous allions à Tribchen, en barque, par le lac bleu comme un ciel, ou à pied, par la route qui monte. Les aboiements d'un énorme chien noir, avec des rires d'enfants, sur le perron, tètes blondes, saluaient notre arrivée, et le Maître, à la croisée, agitait en signe de bienvenue son béret de velours noir. Plus d'une fois, notre visite matinale le surprit dans le costume fantasque que lui prêtait la légende : redingote et pantalon de satin d'or tout broché de fleurs de perles. Car il avait l'amour passionné des lumineuses étoffes, qui s'étendent comme des nappes de feu, ou s'écroulent en splendides cassures. Ils abondaient, les velours et les soies, dans son salon, dans sa chambre de travail, par tas qui bouffent ou par traînes torrentielles, n'importe où, sans prétexte de meuble, sans autre raison que leur beauté, pour donner au poète l'enchantement de leur harmonieux incendie. 

A peine entrés, en attendant le dîner, toujours servi à deux heures précises, —la causerie commençait dans le salon vaste et clair où tout l'air des montagnes et des lointains mouillés entrait par quatre fenêtres ouvertes. Quelquefois nous étions assis, nous; mais lui, jamais! Non, il ne me souvient pas de l'avoir vu assis une seule fois, si ce n'est au piano ou à table ! Allant, venant par la vaste pièce, remuant les chaises, changeant les fauteuils de place, cherchant dans toutes ses poches sa tabatière toujours perdue, ou ses lunettes qui étaient quelquefois accrochées aux pendeloques des candélabres, mais qui n'étaient jamais sur son nez, empoignant le béret de velours qui lui pendait sur l'œil gauche avec l'air d'une crête noire, le triturant entre ses poings crispés, le fourrant dans son gilet, le retirant, le jetant sous son aisselle, le replaçant sur ses cheveux, il parlait, parlait, parlait avec une éloquence endiablée. sublimes images, calembours, barbarismes, un flot incessant, toujours heurté, toujours renouvelé de paroles superbes, tendres, violentes, ou bouffonnes. Et tantôt riant à se décrocher les mâchoires, tantôt s'attendrissant jusqu'aux larmes, tantôt se haussant jusqu'à 1'extase prophétique, il mêlait tout; dans son extraordinaire improvisation: les drames rêvés, Parsifal, le roi de Bavière, qui n'était pas un « méchant garçon », les tours que lui jouaient les maîtres de chapelle juifs, Paris qui avait sifflé Tannhæuser, Mme de Metternich, Rossini, le plus, « voluptueusement » doué des musiciens, ces gueux d'éditeurs, la réponse qu'il voulait faire à la Gazette d'Augsbourg, le théâtre qu'il ferait bâtir sur une colline, près d'une ville, et où viendraient, de tous les pays, tous les peuples, Sébastien Bach, M. Auber qui avait été "très gentil" et son projet d'écrire une comédie intitulée : le Mariage de Luther, et vingt anecdotes, l'histoire de sa vie politique à Dresde,les belles'chimères de son enfance, ses escapades, le soir, pour aller voir, de loin, du dernier rang du parterre, le grand Weber conduire l'orchestre, Mme Schrœder-Devrient, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir de toute son existence, - admirable, admirable, et chère, chère femme! disait-il avec un sanglot, - et la mort del Schnorr, qui avait créé Tristan, et, alors, quand il avait prononcé ce nom : Tristan, un furieux emportement de tout son être vers l'éternité fiévreuse; de l'amour dans la mort , quelque chose comme la conception d'un néant frénétique ! Nous, cependant, étourdis, éperdus, riant avec lui, pleurant avec lui; extasiés avec lui, voyant ses visions, nous, subissions, comme dans un tourbillon de tempête et de poussière ensoleillée, l'épouvante et le charme de son impérieuse parole.

*

Richard Wagner, alors, adorait Paris. 

Paris avait été injuste pour Richard Wagner et cruel pour son œuvre. Sans parler de l'inqualifiable soirée de Tannhaeuser, il faut songer aux premières années de la jeunesse de Richard Wagner, passées à Paris dans la misère et dans l'abandon. Mourant de faim, l'auteur de Lohengrin avait réduit pour deux cornets à piston la partition de la Favorite. Chef des chœurs au théâtre des Variétés, il avait mis des notes sous ces paroles : " Dansons, dansons le joyeux rigodon ! ", et, la chose faite, on 1'avait chassé du théâtre, sous prétexte qu'il ne savait pas la musique. Un jour, il avait offert au grand Opéra de Paris son poème : le Vaisseau fantôme ; on le trouva passable et on l'acheta cinq cents francs, mais à la condition expresse qu'il n'en écrirait pas la musique; et, un an plus tard, le Vaisseau fantôme, signé par un auteur dramatique que je ne nomme pas parce qu'il est mort, et mis en musique par un compositeur qu'il est inutile de nommer parce qu'il n'a jamais vécu, était représenté à l'1 Académie royale de musique ! Richard Wagner assistait à cette représentation ; pour payer sa place il avait vendu son chien à un Anglais rencontré dans une gare de chemin de fer.

Mais, malgré ces cruels déboires, dont Richard Wagner s'exaspérait ou se divertissait, il n'était pas encore devenu injuste envers notre pays ; il aimait la ville où il avait souffert, où il avait espéré; il s'informait avec des tendresses et des inquiétudes d'exilé des quartiers où il avait habité, et qui avaient été bien modifiés peut-être par des constructions nouvelles. J'ai vu ses yeux se mouiller de.larmes, à cause d'une maison dont il se souvenait, au coin d'une rue, et qu'on avait démolie. 

*

Que de souvenirs me viennent, tous ensemble, comme réveillés en sursaut; après un long oubli! Car j'avais voulu tout oublier, - tout ce qui avait été l'amitié de jadis, - les excursions dans la montagne, les chers dîners intimes, les soirées près du piano, où il me fut donné d'entendre, à peine achevées, les nouvelles œuvres du maître, - et, plus tard, tant de lettres échangées ! Hélas ! à ces joies, il n'y fallait plus songer. Il fallait, - en gardant l'admiration, - répudier la sympathie. Pour plus d'un d'entre nous, le sacrifice a été singulièrement cruel, et je me souviens de nos tristesses lorsque, à Bayreuth, nous avons dû nous borner à saluer de loin, dans son apothéose, le créateur sublime de Parsifal, quand nous avons dû passer devant sa maison, sans frapper à la porte. Si quelque chose pouvait nous consoler de cette brusque mort, interruptrice des œuvres promises, ce serait la pensée que les justes colères de la France seront ensevelies avec celui qui les mérita.

Nous pouvons nous rappeler avec douceur, mort, celui que, vivant, nous ne pouvions plus aimer. Quant à lui, dont nous connaissions l'âme, l'âme de jadis, il a dû voir venir sans épouvante l'heure suprême; le vieux triomphateur, après tant de batailles, a sans doute salué d'un joyeux visage la belle Walkyrie chargée de le conduire dans le Valhalla des héros et des génies, et il a caressé de la main, en souriant, la crinière de Grane, toute de neige et d'étoiles.

CATULLE MENDÈS."

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