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mercredi 26 septembre 2018

Les Notes du voyage wagnérien de Catulle Mendès . La première halte.

Les Notes de voyage de Catulle Mendès ont été publiées à intervalle irrégulier dans le quotidien français Le National entre le 23 juillet et le 11 septembre 1869. Elles sont au nombre de 17 et ne répondent à aucun critère de longueur. 

On sait par ailleurs, - parce que Le National n'en fait pas mention -, que Catulle Mendès - , accompagné de sa femme Judith Gautier et de Villiers de l'Isle-Adam se sont cet été là rendus aux environs de Lucerne, à Tribschen, pour y rencontrer Richard Wagner, et sont ensuite allé séjourner à Munich où ils ont visité l'Exposition internationale de Beaux-arts au Palais de verre (Glaspalast) et surtout assisté à la répétition générale de l'Or du Rhin qui allait connaître sa première au Théâtre National. Catulle Mendès ne mentionne pas qu'il voyage en compagnie, il cite une seule fois Judith Mendès et Villiers, mais préciser qu'il s'agit de sa femme ou d'un compagnon de voyage. Entre la 16ème note, intitulée Avant la première représentation, et la 17ème, Une émeute à Munich, on trouve deux articles consacrés à la répétition générale de L'Or du Rhin et à ce qu'il en a résulté. Ces deux articles, bien qu'ils fassent partie du continuum des Notes de voyage, ne sont pas repris sous cette rubrique générale. Le 17ème article se termine sur la mention "(La suite prochainement)", mais les lecteurs du National ont dû comme nous rester sur leur faim car la série s'arrêta sur cette promesse de suite qui ne fut pas tenue.

Ces Notes de voyage n'ont pas été annoncées par Le National dans des éditions précédentes et ne sont pas non plus introduites. Le lecteur les découvre au fur et à mesure de leurs parutions sans qu'un fil conducteur soit jamais indiqué. Dès la première note, - que nous retranscrivons ici -, on se trouve confronté aux questions de l'identité du voyageur et du but de son voyage. Elle s'intitule La première halte. Fort bien, on sait qu'il s'agit d'un voyage et que lors d'un voyage, s'il est assez long, on fait des haltes. Mais le but du voyage n'est pas indiqué. L'origine du voyage n'est pas énoncée non plus: le voyageur commence sa narration en constatant qu'il est arrivé en Suisse, on apprend qu'il voyage en chemin de fer et qu'il vient de traverser le pont de Kehl à Strasbourg. Sa première étape est la ville de Bâle. L'identité du voyageur ne sera quant à elle révélée qu'à la signature de l'article. On ne sait pas non plus qui l'accompagne: qu'il emploie à un moment la première personne du pluriel ne veut pas dire grand chose: nous étions à Bâle peut aussi bien signifier tous les occupants du train que le voyageur et ses compagnons. Et quand le train repart, le voyageur ne signale pas plus sa destination, mais dit voir les Alpes se dresser à l'horizon, puis, dans une comparaison, évoque le mont Rigi et le Pilate. Parce que nous sommes initiés, nous savons que le Rigi et le Pilate dominent le lac des Quatre-Cantons aux bords duquel se trouvent Lucerne et Tribschen. Mais le lecteur du National en 1869 ne peut à ce stade initial des Notes pas savoir que Mendès se rend chez Wagner avant de partir pour Munich. 

Cette première note juxtapose une série d'impressions brutes, sans queue ni tête,  et d'anecdotes dans lesquelles l'humour se mêle au sarcasme: on reconnaît la Suisse au goitre de certaines de ses femmes, au marché aux poissons de Bâle les Suisses prennent grand plaisir à remettre dans leurs baquets des poissons qui s'en échappent,.... Le ton est léger, il s'agit d'amuser le lecteur. Sourire en coin Catulle Mendès donne cependant en une courte note un portrait très vivant de la ville de Bâle, de sa topographie et de quelques-unes de ses attractions touristiques, pour reprendre ensuite le train vers une destination imprécise. Pour cette première étape le voyage n'est pas encore wagnérien. A ce stade, c'est le chemin qui est au centre de l'attention, non le but.

En cherchant un peu, nous sommes arrivé à la conclusion plausible que les trois compères sont descendus à l'élégant hôtel Storchen (Gasthof zum Storchen), dont la façade donne sur la place du marché aux poissons de Bâle (5). De ses fenêtres, Catulle Mendès pouvait apercevoir les baquets de poisson et la célèbre fontaine gothique.

Le Fischmarkt (marché aux poissons) et sa fontaine gothique,
sur lequel se trouvait l'hôtel de Catulle Mendès.

"NOTES DE VOYAGE

I

LA PREMIÈRE HALTE

Il y avait quatre ou cinq heures que, désespéré par la niaiserie du paysage, je m'étais enfin endormi dans un coin de wagon. Le train s'arrêta au point du jour devant un petit village aux toits rouges et je vis passer dans un champ une femme qui avait un goitre : j'étais en Suisse (1). 

Autre symptôme : les employés du chemin de fer semblaient avoir désappris le français depuis la dernière station et s'exprimaient à présent, - si l'on peut appeler cela s'exprimer - dans cette langue qui ressemble à un remuement de cailloux dans un sac et qui a donné lieu au proverbe : Parler allemand comme une vache suisse. 

Dans les haies qui clôturent la voie, les oisillons pépiaient d'une façon toute particulière et qui n'a rien de commun avec la méthode des oiseaux français. Il ne faut pas croire que les oiseaux, parce qu'ils ont des ailes, n'aient point de patries. Il y a tel de nos linots qui ne consentirait jamais, fût-il amoureux d'une linotte suisse, à faire son nid au-delà de la ligue de peupliers qui borne ici la France. Un moineau français ne toucherait pas à un grain de chènevis poussé par le vent de l'autre côté de la fente médiane du pont de Kehl (2). Il y a le droit des oiseaux, comme il y a le droit des gens. Et les ramages changent en même temps que les langues. Les rossignols du bois de Boulogne ne comprendraient pas les " nachtigallen " (3) des Alpes. 

Le train repartit. Six minutes plus tard. nous étions à Bâle. Grâce à de minutieuses recherches sous les banquettes, je parvins à n'oublier dans le wagon que ma canne, mon paletot et quelques livres ; il y avait progrès : l'an dernier, je m'y étais laissé moi-même, jusqu'à Zurich. Après avoir pesté pendant une demi-heure dans la salle des bagages, j'escaladai un omnibus et m'assis eu face d'un Anglais ventru, joufflu et si chauve, qu'à côté de lui un genou aurait eu l'air d'un Absalon (4). 

Connaissez-vous Bâle? ce n'est pas une ville, c'est une montagne où il y a des maisons. Les places sont des mamelons, les ruisseaux des gaves, et les ruelles des ravines. On ne marche ras, on grimpe ou on dégringole. De temps en temps, au milieu d'une façade de brique rose, une fresque criarde et gaie représente un chevalier dont la lance démesurée, interrompue par une fenêtre, s'enfonce dans la gueule d'un dragon vert, ou un diable à la tête de corbeau et aux pieds de paon qui se démène dans un enfer de vermillon. Çà et là, des fontaines hérissent un pilier délicatement sculpté, au milieu d'un bassin de pierre ; l'eau qui s'élance de la gueule d'un serpent invraisemblable ou de la bouche d'un Noé ironique tombe dans la vasque avec un bruit clair, et les bras nus des servantes inclinent de grands seaux de chêne cerclés de cuivre neuf.  On se souvient de Marguerite à la fontaine. Mais on aime à croire que Marguerite était plus jolie.

Je dois avouer à ma honte qu'à peine arrivé à l'hôtel, je n'eus plus qu'un désir, relui de goûter un repos réparateur, et, toute curiosité cessante, je m'enfonçai dans les quatre édredons du plus mou des lits. Un doux présage de sommeil m'alanguissait délicieusement, et je fermai les yeux. 

Tout à coup, je me redressai en un grand sursaut. Un bruit de voix criardes montait de la rue et déchirait mes oreilles. " Hein! qu'y a-t-il? "m'écriais-je avec l'épouvante d'un dormeur brusquement éveillé ; et je me précipitai vers la fenêtre. Les volets repoussés me permirent d'assister à un spectacle véritablement singulier. 

Sur une grande place, un nombre infini de gens, hommes, femmes, enfants, gesticulait et hurlait autour d'un vaste bassin. Que diantre pouvaient-ils faire, tantôt courbés, tantôt debout, se poussant, se renversant même, les uns avec des exclamations de plaisir, les autres avec un cri de dépit? Parfois mes yeux encore pleins de sommeil voyaient remuer et luire quelque chose de fugace entre des mains crispées, et toute la place formait un brouhaha prodigieux.

Tout près du bassin, étaient rangés circulairement de grands baquets à côté desquels se tenaient des hommes impassibles. Sans se retourner, ces hommes puisaient de l'eau dans des écuelles emmanchées d'un long bâton et les vidaient de très haut dans les baquets d'où débordaient alors des vagues furieuses ; à chaque débordement redoublaient l'agitation et les clameurs de la foule. 

A vrai dire, je crois que je serais difficilement parvenu à comprendre ce qui se passait là, si le garçon d'hôtel, que je n'avais pas entendu entrer, ne se fût pas approché de moi et ne m'eût dit : " Monsieur regarde le marché aux poissons?" (5)

C'était un marché, en effet. Les pêcheurs du Rhin, pour prolonger la vie de leurs captures, ont coutume de les maintenir dans une eau perpétuellement agitée. Mais avec l'eau qui déborde s'échappent aussi les poissons, et les habitants de Bâle prisent fort le divertissement d'aller ramasser les truites ou les brochets enfuis et de les réintégrer dans les baquets des pêcheurs.

J'avais compris ; mais je comprenais aussi que, grâce au tumulte, il me serait impossible de dormir. Le mieux était de ne pas résister au désir d'aller, quoique exténué, me promener par la ville. 

En route, je vis une vieille affiche déchirée sur laquelle on pouvait lire encore: THÉÂTRE DE BÂLE: Grand Bal masqué. - A la bonne heure! pensai-je, voilà une petite ville qui sait s'amuser et qui n'engendre pas la mélancolie! Mais cette affiche avait été collée au-dessous d'une plaque indiquant le nom de la rue, et la rue s'appelait : LA DANSE DES MORTS (6). Jeu du hasard ou facétie humoristique, cette antithèse avait quelque chose d'agréablement macabre. 

Une chose m'inquiétait. J'avais lu dans un guide : "Bâle, langue allemande." Je me rappelais bien qu'autrefois J'avais su l'allemand de façon à oser lire Faust dans le texte et à pouvoir demander un verre de bière sans que le garçon m'éclatât de rire au nez; mais plusieurs années s'étaient passées ; rien d'impossible à ce que j'eusse oublié le peu que j'avais appris; et puis, je n'ai pas l'accent suisse Ce n'était donc qu'à la dernière extrémité que je m'adressais aux passants pour leur demander mon chemin ou tout autre renseignement. J'hésitai même assez longtemps avant d'entrer chez un coiffeur, bien que cette visite eût été rendue absolument nécessaire par la poussière de la route et la fumée des locomotives.

Il n'y avait personne dans la boutique, si ce n'est un jeune garçon perruquier à la figure douce. Cette solitude m'encouragea. 

- Monsieur, dis-je dans la langue de Goethe et de Lessing. voulez-vous me faire le plaisir de me coiffer? 

Le Figaro bâlois me répondit par un sourire qui indiquait que j'avais été compris; et je me sentis flatté. 

Je m'assis. Il me passa une serviette sous le menton. Ceci commença à m'étonner. 

- Monsieur, repris-je, je veux être coiffé.

Les lèvres du jeune perruquier dessinèrent encore le plus intelligent des sourires; je fus rassuré, et, m'étant emparé d'un journal, je me préparai à lire un premier-Bâle qui n'eût pas manqué de m'intéresser infiniment, lorsqu'une fraîcheur subite m'inonda le menton. Je jetai un coup d'oeil dans la glace : on me rasait ! 

- Sapristi! m'écriai-je ( en français, cette fois, car la colère me forçait à jeter le masque), sapristi!je ne veux pas être rasé, entendez-vous ?

 — Eh ! monsieur, que ne le disiez-vous plus tôt! répondit le coiffeur avec un accent marseillais des plus incontestables. Je suis arrivé hier de France. Je ne sais pas un mot d'allemand, mais pour ne pas mécontenter les clients de mon patron, je feins de les comprendre et leur répond par signes.

Ceci prouve d'une manière irréfutable qu'il serait très imprudent de partir pour la Suisse ou pour l'Allemagne, sans emporter avec soi une connaissance approfondie de la langue de Schiller. 

Trois heures plus tard, installé dans un wagon où je ne retrouvai ni mon paletot, ni ma canne, ni mes livres, mais où j'égarai mon portefeuille, trois heures plus tard, je voyais les Alpes se dresser à l'horizon. Certes, loin de moi l'intention d'insinuer que le Pilate est une taupinière un peu plus grandiose à peine que les buttes Montmartre; mais, en vérité. l'idée de la hauteur, que tout homme porte en lui, est si supérieure à la réalité, que, à la la vue du Righi (7), couronné du nuées, au lien de m'écrier: "Comme les Alpes sont hautes!"  je me suis dit : "Comme les nuages sont bas! "

CATULLE MENDÈS 

(La suite  prochainement.)"

in Le National du 23 juillet 1869 (p.3)


(1)  Le goitre endémique était commun dans les régions dont le sol était pauvre en iode (en particulier les zones montagneuses, comme les Alpes ou les Pyrénées). Catulle Mendès en fait ici une caractéristique de la Suisse.
(2)  Le pont ferroviaire de Kehl fut un pont de la ligne de Strasbourg-Ville à Strasbourg-Port-du-Rhin enjambant le Rhin et par la même occasion franchissant la frontière entre la France et l'Allemagne.Par une convention internationale du 2 juillet 1857, les États du Grand-duché de Bade et du Second Empire de Napoléon III décidèrent la construction d'un pont ferroviaire traversant le Rhin. Ce fut le premier pont en dur du Rhin Supérieur. Il fut mis en service en mai 1861.
(3)  "Rossignol" se dit "Nachtigall" en allemand.
(4)  Absalom ou Avshalom  est un personnage biblique. Il est le troisième fils de David, roi d'Israël, et réputé pour être le plus bel homme du royaume. Son histoire est racontée dans le Deuxième livre de Samuel. Absalom portait les cheveux très longs, et cela causa sa perte. Lors d'une bataille, son armée étant en fuite, il se prit les cheveux dans les branches d'un chêne. Il fut alors facile de le tuer.
(5)  Il doit s'agir du Fischmarkt, le marché aux poissons dont la fontaine gothique est célèbre. Elle avait été construite en 1380 pour offrir une possibilité aux pêcheurs de garder leurs poissons au frais. Catulle Mendés est très probablement descendu au Gastof zum Storchen, un des meilleurs hôtels bâlois, précisément situé sur le marché aux poissons.

Sur cette carte postale ancienne, on distingue l'hôtel Storchen
sous la mention Basel Fischmarkt.
(6)  Cette rue, la "Totentanz Strasse", proche du Rhin, existe toujours aujourd'hui. La danse macabre de Bâle ("Basler Totentanz") désigne une peinture qui depuis la fin du moyen âge ornait le mur d'un cimetière bâlois, un memento mori qui était supposé rappeler que la mort s'empare de tous sans exceptions.

Copie en aquarelle de la Basler Totentanz par Johann Rudolf Feyerabend (1806).
conservée au Musée historique de la Ville de Bâle.
(7) Le Mont Pilate culmine à 2128 mètres, le Rigi à 1798 mètres.


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