Guillaume Tell de Schiller (1759-1805) fait partie des textes phares de la littérature allemande. Il s'agit de la dernière pièce de Schiller, qui la termina en 1804 quelques mois avant de mourir. La pièce est fréquemment montée sur les scènes allemandes. C'est encore le cas cet été où elle est présentée à partir de ce vendredi au Théâtre de la Passion d'Oberammergau dans une mise en scène de Christian Stückl.
C'était une des pièces préférées du roi Louis II de Bavière, qui en avait entièrement mémorisé le texte. Le roi se rendit à plusieurs reprises en Suisse sur les lieux mythiques du drame, notamment avec le jeune acteur Kainz à qui il demanda de réciter des passages de la pièce de Schiller à l'endroit de l'action.
Nous reproduisons ici la présentation qu'en fit Adolphe Bossert (1832-1922) dans les années 1870 dans son Cours de littérature allemande fait à la Sorbonne, dont une monographie imprimée fut publiée chez Hachette (Paris 1870-1873). Bossert vient d'analyser la Fiancée de Messine de Schiller, et se lance dans celle de Guillaume Tell, nous rappelant que le sujet lui en fut fourni par Goethe:
[...] Après s'être abandonné un instant à l'idéalisme [dans la Fiancée de Messine] qui était dans sa nature, Schiller revint, dans Guillaume Tell, à un genre de poésie plus terrestre pour ainsi dire, et en tout cas plus dramatique. La pièce nouvelle peut se comparer à la Fiancée de Messine pour les vastes proportions du sujet; mais les influences fatales et surhumaines disparaissent ; les personnages ont la pleine conscience de leur liberté, et savent que leur sort ne dépend que d'eux-mêmes. Schiller se faisait réaliste, comme au temps où il écrivait Wallenstein ; et c'était encore l'influence de Gœthe qui le déterminait : c'est à lui du moins qu'il devait l'idée de Guillaume Tell. Lorsqu'en 1797 Gœthe lit son troisième voyage en Suisse, il fut frappé de l'aspect de ce pays qui, enserré entre trois grandes nations, partagé entre trois langues, a su garder néanmoins un caractère original. II visita les petits cantons, accompagné du peintre et archéologue Meyer, Suisse de naissance, son collaborateur dans les Propylées, qui l'initia aux particularités des mœurs, aux traditions locales, à ces récits légendaires qui, pieusement transmis d'âge en âge, ont conservé plus d'autorité que l'histoire la mieux constatée. Goethe, ayant gravé dans son imagination la nature alpestre avec les événements dont elle fut témoin, conçut le projet de rassembler dans un poème toutes les impressions que lui avaient laissées les hommes et les lieux, et de peindre la Suisse dans sa double originalité physique et morale. La légende de Tell lui sembla convenir à un pareil dessein. « Ailleurs, écrit-il à Schiller, le poète est obligé de donner à l'histoire les dehors de la fable : ici la fable est devenue de l'histoire, et la poésie seule la fera reparaître sous sa véritable forme. (1) » Gœthe avait conçu Tell comme le type de l'homme du peuple, agissant par instinct plutôt que par réflexion, doué par la nature d'un corps robuste et d'un esprit énergique, guidé par un sens droit que l'éducation n'a ni développé ni altéré, unissant en lui les caractères du héros et ceux de l'enfant. Tell est connu dans les Quatre-Cantons ; car son métier est de porter des messages et des fardeaux par la montagne. Étranger aux affaires publiques, il est sensible à tout malheur privé, et prompt à porter secours. Les vertus civiques, l'amour de la patrie, le désir de la liberté, étaient représentés, dans le plan de Goethe, par les conjurés du Rutli, les vrais auteurs du mouvement national; et la tyrannie de Gessler tombait parce qu'elle blessait à la fois la conscience de l'homme dans Guillaume Tell, et la conscience du citoyen dans les délégués des cantons. La révolution s'accomplissait par les efforts combinés du peuple, instrument puissant et aveugle, et de ses chefs, ayant seuls le sentiment du but qu'ils poursuivaient (2). Gœthe était plein de son projet, dit-il, aussi longtemps que dura son voyage. Rentré à Weimar, d'autres travaux l'occupèrent; le poème de Tell fut ajourné, et enfin Gœthe abandonna le sujet à Schiller, avec lequel il s'en était déjà longuement entretenu.
Schiller n'avait pas eu, pour soutenir son inspiration, le spectacle de la nature suisse; mais, pour donner de la vérité à ses peintures, il eut recours aux anciens chroniqueurs et même aux naturalistes. L'historien Jean de Muller, qui était alors à Vienne, et qui arriva bientôt à Weimar, applaudit à son entreprise, et lui fournit d'utiles renseignements. Mais Schiller fut encore mieux secondé par sa propre imagination, et son biographe Schwab a fait cette remarque très-juste, que le voyageur qui visite la Suisse après avoir lu Guillaume Tell s'imagine revoir ce qu'il a vu dans un rêve poétique (3). Dès l'année 1802, avant que la Fiancée de Messine fût terminée, Schiller avait étudié la légende de Tell dans le chroniqueur suisse Tschudi, auquel il trouvait, pour la véracité naïve du récit, de la ressemblance avec Hérodote et même avec Homère.
Il signale déjà dans une lettre à Kœrner, du 9 septembre 1802, toutes les difficultés du sujet : une action politique, vaste et compliquée, toute une nation à mettre en scène, une époque éloignée, étrange peut-être pour un public moderne. Il ajoute cependant que l'édifice est commencé, que plusieurs colonnes sont déjà debout, et il espère que la construction s'achèvera. En effet, le drame fit des progrès rapides pendant les mois d'été et d'automne de l'année 1803, et fut joué à Weimar le 17 mars 1804, en présence de Jean de Muller, de madame de Staël et des hôtes habituels de la petite ville ducale. Schiller, retenu par la maladie à laquelle il devait succomber, n'assista point à la représentation.
Schiller resta généralement fidèle au plan qu'il avait reçu de Gœthe. Guillaume Tell est un chasseur intrépide, qui a contracté dans la montagne l'habitude d'une vie libre et fière. On pourrait mettre dans sa bouche une strophe qui se chante dans la première scène :
Les hauteurs tonnent, le sentier tremble :
L'archer est sans peur, sur ce chemin qui donne le vertige ;
Il s'avance hardiment
Sur des champs de glace ;
Là nul printemps ne brille,
Nul rameau ne verdit.
Et, ayant sous ses pieds une mer de brouillards,
Il ne reconnaît plus les cités des hommes ;
Il n'aperçoit le monde
Que par la fente des nuages,
Et bien loin sous les eaux
La campagne verdoyante.
L'âme de Tell s'est élevée au spectacle des grands sites qu'il a constamment sous les yeux. Il a même du goût pour l'extraordinaire et le bizarre; il ne saurait marcher dans la voie commune. De même qu'il évite les sentiers de la plaine, il dédaigne le train vulgaire de la vie. « On prétend, lui dit le bailli Gessler, que tu es un rêveur et que tu ne fais rien comme les autres hommes. » Aussi, quand le bailli se croira offensé par lui, une répression ordinaire, amende, prison, ou même torture, ne paraîtra pas suffisante; mais il faudra que le châtiment ait quelque chose d'étrange et d'inusité ; il faudra que Guillaume Tell abatte une pomme sur la tête de son enfant. Schiller a su faire accepter ainsi un trait invraisemblable de la légende, et il s'en est même servi habilement pour peindre le caractère de son héros.
Tell est toujours prêt à se faire justice; son arbalète ne le quitte jamais ; mais il est bon, et il pardonne aisément. Avant le grand acte par lequel il délivre la Suisse, ayant déjà excité contre lui les ressentiments de Gessler, il le rencontre seul un jour sur un sentier étroit, et il le voit pâlir à son approche ; mais il passe en s'inclinant respectueusement, non toutefois sans jeter sur le bailli un regard d'ironique pitié. Tell dédaigne de frapper un ennemi, aussi longtemps qu'il se trouve seul en péril ; mais il se vengera lorsqu'il croira sa femme et ses enfants menacés : car ce héros est pénétré d'un tendre attachement pour les siens, et son humeur sauvage s'adoucit dès qu'il a déposé son arme au seuil de sa maison.
Les deux côtés du caractère de Guillaume Tell, la tendresse et l'héroïsme, se retrouvent séparément, l'un dans sa femme Hedwige, âme douce et dévouée, l'autre dans ses deux fils, qui s'exercent déjà au dangereux métier de leur père. Une scène, qui est jetée comme une gracieuse idylle au milieu des événements guerriers du drame, nous montre Tell devant sa maison, entouré de sa famille. Walther et Guillaume jouent avec une petite arbalète, tandis que leur mère observe avec inquiétude les progrès de leur adresse.
WALTHER chante :
Avec son arc et ses flèches,
Par monts et par vaux,
Le chasseur s'avance
Au premier rayon du jour.
Comme dans l'empire des airs
L'Aigle des Alpes est roi,
Sur les monts et les ravins
Règne le libre archer.
L'espace lui appartient :
Ce qui est à portée de son trait,
Ce qui rampe, ce qui vole,
Tout est sa proie.
(Il vient en sautant.)
La corde est cassée; raccommode-la-moi, père.
TELL. — Non, pas moi. L'archer doit se suffire. (Les enfants s'éloignent.)
HEDWIGE. — Les garçons commencent de bonne heure à tirer.
TELL, — Il faut s'exercer de bonne heure pour devenir un maître.
HEDWIGE. — Plût à Dieu qu'ils n'apprissent jamais à tirer !
TELL. — Il faut qu'ils apprennent tout. Celui qui veut se frayer bravement une route à travers la vie doit être armé pour l'attaque comme pour la défense.
HEDWIGE. — Hélas l aucun d'eux ne saura trouver son repos dans la maison.
TELL. — Je ne le sais pas non plus, mère. La nature ne m'a pas fait pour être pâtre; il faut que je poursuive sans relâche un but fugitif. Je jouis pleinement de la vie, à condition de la ressaisir chaque jour comme une, proie nouvelle.
HEDWIGE. — Et tu ne penses pas à l'anxiété de la mère de famille, qui se désole en t'attendant. Car ce que nos gens se racontent de vos courses aventureuses me remplit d'épouvante. A chaque départ, mon cœur tremble que tu ne me reviennes pas. Je te vois, égaré sur le glacier sauvage, faire le saut périlleux d'un écueil à l'autre ; je vois le chamois, bondissant en arrière, t'entraîner avec lui dans le gouffre ; je vois l'avalanche t'ensevelir, la glace trompeuse rompre sous tes pas, et tu t'enfonces, enterré vif, dans la tombe effroyable... Ah ! la mort, sous cent formes diverses, est là pour saisir le téméraire chasseur des Alpes. C'est un fatal métier que celui qui mène sans cesse, au péril de la vie, le long de l'abîme.
TELL. — L'homme qui regarde autour de soi et qui a le sens ouvert, qui se fie en Dieu et en la vigueur de ses membres, se tire aisément de tout danger de mort. La montagne ne fait pas peur à qui est né sur la montagne (4).
On prévoit que Guillaume Tell, avec le caractère que Schiller lui a donné, ne prendra qu'une part indirecte au soulèvement des cantons. Que d'autres s'unissent pour réclamer leurs franchises perdues : quant à lui, il agira seul, et ce ne sera pas la défense des libertés nationales, mais sa dignité blessée qui lui mettra les armes à la main.
Tell ignore à qui appartient en Suisse le droit de commander ou le devoir d'obéir; mais tout homme exposé à une attaque violente peut compter sur son appui. Au début de la.pièce, il délivre un proscrit, nommé Baumgarten, des mains d'un bailli, complice de Gessler. Baumgarten, suivi de près par les gens du bailli, est arrivé devant la demeure d'un pêcheur, au bord du lac. S'il peut gagner la rive opposée, il est hors d'atteinte; mais une tempête a soulevé les eaux, et le pêcheur n'ose risquer la traversée. Tell se jette aussitôt, avec le fugitif, dans une barque.
— « Vous êtes mon sauveur! » s'écrie Baumgarten.
— « Je vous sauverai de la puissance du bailli, répond Tell, mais, pour échapper à la tempête, il faut un autre secours. Après tout, il vaut mieux tomber dans les mains de Dieu que dans celles des hommes. »
Et, s'adressant à un pâtre : « Vous consolerez ma femme, s 'il m'arrive malheur : j'ai fait ce que je n'ai pu me dispenser de faire. »
C'est à la délivrance de Baumgarten que se réduit le rôle de Guillaume Tell dans les deux premiers actes. Il disparaît de la scène pendant que ses amis se liguent contre les petits despotes qui oppriment les cantons. Il n'assiste pas à l'assemblée nocturne du Rutli. Lorsque Stauffacher, l'un des chefs de la conjuration, lui demande : « Ainsi la patrie ne peut compter sur vous? » il répond :
« Tell va sauver de l'abîme un agneau perdu, et il se déroberait à ses amis? Non. Mais quoi que vous fassiez, laissez-moi en dehors de vos conseils. Je ne sais pas examiner, je ne sais pas choisir. Mais quand vous aurez besoin de moi pour une action déterminée, alors appelez Tell, et il ne vous fera pas défaut. » (5)
Guillaume Tell n'entre tout à fait dans son rôle et ne devient personnage principal qu'à partir du troisième acte. Mais alors son action n'est plus isolée, et les événements qui se sont accomplis ont donné plus d'importance à ses démêlés avec Gessler. Tell n'aurait été, en d'autres circonstances, que le vengeur d'une injure privée ; mais il apparaît au moment où la révolution n'attend qu'un signal, et il devient, sans le vouloir, le libérateur d'une nation.
Schiller a fait ressortir le côté champêtre et patriarcal de son sujet. Ses héros ne sont pas des révolutionnaires, ou ils le sont sans le savoir et malgré eux. Ce sont des pâtres, des pêcheurs, des montagnards, qu'une domination étrangère est venue troubler dans leur paisible existence. Nulle doctrine humanitaire, nulle théorie des droits de l'homme ne les a séduits. On leur a raconté que leurs ancêtres avaient défriché autrefois les vallées et les hauts pâturages, et avaient fait hommage de leurs possessions à l'empereur, chef suprême de la chrétienté, mais qu'ils n'avaient jamais reconnu d'autre autorité, et qu'ils n'avaient accepté aucun genre de servitude. Les conjurés du Rutli ne sont pas des novateurs, ce sont des hommes qui ne demandent qu'à jouir en paix de leurs libertés acquises. C'est la tyrannie des baillis envoyés par les ducs d'Autriche qui est nouvelle, qui est contraire aux anciennes institutions du pays. Schiller avait fait dans sa jeunesse des pièces révolutionnaires; mais à l'époque où il écrivit Guillaume Tell, il aurait regretté que l'on trouvât chez lui aucune allusion favorable à la Révolution française. Il exprime nettement les principes qui le guidaient, dans deux strophes qui accompagnaient l'envoi de la pièce à l'Électeur de Dalberg :
« Quand les forces brutales se divisent et se combattent, et qu'une aveugle fureur attise le feu de la guerre; quand la voix de la Justice se perd dans la bruyante mêlée des partis; quand tous les vices se déchaînent sans honte ; quand la Licence porte une main audacieuse sur les choses saintes, et détache l'ancre qui retient les États.... il n'y a point là de sujet pour des chants joyeux.
« Mais lorsqu'un peuple qui conduit pieusement ses troupeaux se suffit à lui-même et n'envie le bien de personne; lorsqu'il rejette un joug qu'on veut lui imposer injustement, et que néanmoins, dans sa colère, il respecte 1 'humanité; lorsqu 'il sait se modérer dans le succès, dans la victoire.... il y a là un fait immortel, digne des chants du poète. Je puis te présenter avec confiance une pareille image; elle n est pas nouvelle pour toi, car toute grandeur t'est familière. »
Schiller a consacré presque tout le dernier acte à bien définir la nuance politique de sa pièce et à préciser les motifs qui font agir ses personnages. Quand Gessler est tombé sous le trait de Guillaume Tell, et que les feux allumés sur la montagne ont donné le signal du soulèvement des cantons, un messager apporte la nouvelle que l'empereur Albert a été assassiné par son neveu Jean de Souabe, dont il détenait injustement l'héritage (6). «C'est un horrible attentat, » dit Stauffacher, tout en déclarant que la Suisse,innocente du coup, en recueillera les fruits. Jean le Parricide, poursuivi par ses remords, erre à travers la montagne, et vient demander un asile à Guillaume Tell. Celui-ci le repousse de son seuil : « As-tu préservé la tête de tes enfants ? lui dit-il, as-tu protégé le sanctuaire du foyer domestique?» Jean de Souabe n'avait défendu, en effet, que sa propriété. La pièce se termine ainsi par des considérations morales, peu dramatiques, et en tout cas superflues ; car si Tell et les conjurés du Rutli avaient eu besoin d'un plaidoyer, ce plaidoyer venait trop tard, après que l'action entière avait passé sous les yeux du spectateur. Schiller était trop porté au raisonnement, et la philosophie, qui lui avait inspiré quelques belles odes, refroidissait parfois ses compositions dramatiques, même les plus parfaites. [...]
1. Voir, dans la Correspondance entre Schiller et Gœthe, la lettre du 14 octobre 1797.
2. On peut lire, à ce sujet, une Conversation d'Eckermann, à la date du 6 mai 1827.
3. SCHWAB, Schiller's Leben : édition faite pour le centième anniversaire de la naissance de Schiller, page 740.
4. Guillaume Tell, acte III, scène première.
5. Acte I, scène III.
6. « Un homme digne de foi, Jean Muller, en a apporté la nouvelle de Schaffouse (Acte V, scène I): » allusion délicate à l'historien qui s'était vivement intéressé au drame de Schiller, et qui assistait à la première représentation.
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