Ernst von Possart en Narcisse |
Article Narcisse dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (édition 1866-1877)
Narcisse, drame allemand de Brachvogel (1857). Le héros du drame est Narcisse Rameau, le neveu du grand compositeur, qui a inspiré à Diderot une si originale étude [intitulée Le neveu de Rameau, ndlr ]. Brachvogel en a pris à sa fantaisie et sans tenir grand compte des faits précis que l'on connaît sur cet excentrique. Il suppose que Narcisse Rameau avait été le mari de Mme de Pompadour avant le mariage de celle-ci avec le marquis d'Etioles. Le parti de la reine, représenté par Mlle Doris Quinault, sa lectrice, profite de cette circonstance pour compromettre la favorite au moment où elle songe à se faire épouser par Louis XV et où la dispense à cet effet est déjà venue de Rome. Le duc de Choiseul, qui veut se venger des dédains de la Pompadour, conçoit le plan de ruiner toutes les espérances de la maîtresse du roi, en faisant réapparaîtra son premier mari. Le plan réussit, grâce à la haine de Narcisse contre celle qu'il a aimée et qu'il méprise; lui-même meurt après avoir accompli sa vengeance. Telle est la fable fort peu historique de cette pièce, dont le succès a été grand en Allemagne. Le caractère de Narcisse, que M. Brachvogel représente comme un philosophe ami des encyclopédistes, mais rejeté par le dédain de sa femme dans une vie de désordre et de désespoir, est dessiné à l'allemande, avec un certain soin. La pièce est écrite en entier, si ce n'est dans le style qui conviendrait à l'époque où l'action se passé, du moins avec chaleur et énergie.
Compte-rendu du Narcisse de Brachvogel joué à Londres dans la Correspondance de Londres de la Revue Britannique de mars 1868.
" [... ] je puis aujourd'hui vous dire à peu près ce que c'est que ce drame de Narcisse, qui remplit chaque soir la salle du Lyceum, en concurrence avec la comédie du Jeu, au théâtre du Prince de Galles.
Vous rappelez-vous le bruit que fit, il y a un peu plus de quarante ans, le Neveu de Rameau, cet opuscule de Diderot, traduit du français en allemand par Gœthe, retraduit de l'allemand en français par M. de Saur et dont le manuscrit original fut tout à coup retrouvé dans les papiers d'une fille du philosophe? La version de Goethe avait popularisé, de l'autre côté du Rhin, ce cynique personnage que Diderot s'était donné pour interlocuteur dans cette thèse éloquente sur la musique et l'athéisme qu'ici Th. Carlyle estime le chef-d'œuvre de son auteur, un chef-d'œuvre supérieur à Jacques le Fataliste. Un dramaturge, M. Brachvogel, s'en est emparé pour en faire le héros de la pièce la plus antihistorique. Le neveu de Rameau, qu'il nomme Narcisse, arrive à Paris comme un vagabond déguenillé, amusant les uns par ses boutades bouffonnes, scandalisant les autres par ses diatribes d'un socialisme anticipé. Son cynisme cache un chagrin secret; il a été marié dans sa première jeunesse à une femme charmante dont il est toujours amoureux, quoiqu'elle l'ait abandonné parce qu'elle ne pouvait s'habituer à sa misère. Il ne sait ce qu'elle est devenue ; il ne l'excepte pas de ses satires contre le beau sexe en général, satires qui attaquent personnellement Mme la marquise de Pompadour. La marquise est la sultane favorite de Louis XV. Tel est son ascendant sur le cœur du roi, qu'une faction dirigée par M. de Choiseul a conçu le projet de la faire monter sur le trône à la place de la reine. La mort récente de M. d'Etioles a rendu la marquise veuve et on a négocié en cour de Rome une bulle de divorce qui débarrassera le monarque de Marie Leczinska.
Rien ne semble s'opposer à la réussite de cette intrigue ; aussi M. de Choiseul ne comprend pas pourquoi la marquise est soudain prise d'un scrupule, et, à son extrême surprise, il apprend d'elle qu'elle a aperçu sur le boulevard une figure étrange qui lui a rappelé qu'avant d'épouser M. d'Etioles, elle avait eu un premier mari. Telle est la ressemblance de l'homme qui lui est apparu avec ce premier mari, qu'elle doute que celui-ci soit mort. En tout cas, une pareille rencontre a réveillé en elle un amour qu'elle croyait éteint, et elle en parle avec une si tendre exaltation, qu'elle rend M. de Choiseul, qui l'aime aussi, plus jaloux de l'inconnu que du roi lui-même. La jalousie jette même M. de Choiseul dans la faction contraire à Mme de Pompadour. De cette faction fait partie Doris Quinault, une actrice qui est lectrice de la reine et à qui Narcisse a été présenté par Diderot. Doris lui confie un rôle dans une pièce qui doit être représentée à Versailles devant la cour — pièce composée exprès pour ouvrir les yeux au roi sur le scandale du mariage auquel on veut l'entraîner. — A peine Narcisse est-il entré en scène, que Mme de Pompadour le reconnaît, tout de bon cette fois, et Narcisse, de son côté, en la voyant, est tellement ému, qu'oubliant son rôle, il se précipite dans sa loge. C'est bien lui et c'est bien elle. Les deux époux s'embrassent comme s'ils n'avaient jamais cessé de s'adorer. On devine l'effet d'une pareille scène sur le roi et les courtisans. Mais, autre coup de théâtre : quand Narcisse découvre que sa femme retrouvée n'est autre que la fameuse concubine de Louis le Bien-Aimé, il s'indigne, la repousse, l'accable des reproches les plus outrageants et la marquise meurt de désespoir ou de honte.
Nouvelle péripétie. Quand il apprend qu'il est veuf tout de bon, Narcisse est saisi d'une espèce de remords comme celui qu'éprouve Othello après avoir étouffé Desdémone.
Pour arriver à ce dénoûment, l'auteur allemand a imaginé mainte autre scène plus ou moins invraisemblable, et Narcisse, ce mari sentimental comme celui de Misanthropie et Repentir, n'en est pas moins le cynique neveu de Rameau, qui ne nous fait grâce d'aucune des déclamations de Diderot ni de celles du dramaturge allemand. Tom Taylor, qui a arrangé le drame pour la scène anglaise, n'y a ajouté qu'une scène dans le boudoir de Mme de Pompadour, qui fait ainsi assister le public de Londres à sa toilette. Le succès prouve que ce publie de Londres, si prude quelquefois, est plus indulgent pour la déclamation germanique que pour la déclamation française. Traduit du français, Narcisse eût fait pousser des cris d'anathème. Herr Brachvogel est proclamé un autre Lessing, un autre Schiller, un autre Goethe. Mais, soyons juste, c'est l'artiste, c'est Herr Bandman qui est applaudi plutôt que Herr Brachvogel. Avec quelle souplesse d'organe il s'est fait un accent anglais! Quels élans de passion vraie dans l'expression de la douleur, de la colère, de l'indignation et des sentiments tendres! Quand il blasphème, il brave le ciel comme un titan classique ; quand il lance des traits d'ironie, il y a en lui toute la diablerie de Méphistophélès ; quand il fait le bouffon, il n'a rien de trivial dans son ironie. On comprend qu'il ait joué quatre cents fois Narcisse en Amérique. Je le comprends comme tout le monde, mais, justement, je ne voudrais pas qu'il le jouât quatre cents fois à Londres, car il me tarde de le voir dans une tragédie de Shakspeare. "
Charlotte Wolter |
Narcisse à Munich
La pièce fut montée à Munich avec Ernst von Possart et Klara Ziegler dans les rôles principaux. C'était une des pièces préférées du roi Louis II de Bavière, dont on connaît le goût pour le 18ème siècle français en général et l'engouement pour Madame de Pompadour en particulier. Le roi se fit représenter le Narcisse lors de représentations privées, notamment avec l'actrice Charlotte Wolter, une des plus grandes actrices allemandes de l'époque, dans le rôle de la Pompadour. Louis II avait aussi désiré une représentation de la Theodora de Sardou avec Charlotte Wolter dans le rôle-tire. En reconnaissance des services rendus à l'art théâtral, Louis II lui fit remettre la médaille en or du Ludwigsorden, un ordre créé par son grand-père le roi Louis Ier.
Dans son étude Louis II de Bavière, paru chez Perrin et Cie à Paris en 1900, Jacques Bainville évoque l'attrait de Louis II pour cette pièce dans les termes suivants:
" [...] Dans son répertoire spécial, ce sont les XVIIe et XVIIIe siècles français qui reviennent le plus fréquemment. Et là, plus le moindre choix dans dans les oeuvres. Tout est bon. L'Eventail de la Pompadour de Théaulon ot Clairville succède à la Jeunesse de Louis XIV de Dumas, et à un Voltaire d'un monsieur Le Klein. Ce sera ensuite la Duchesse de Chateauroux de Sophie Gay... On en trouverait ainsi des dizaines. Et le Roi ne se lassait pas. Il goûtait, par-dessus tout, dans ce genre, une pièce contemporaine do Brachvogel, Narcisse, qu'il se faisait jouer régulièrement plusieurs fois l'année, et à qui il donna une véritable popularité quelque temps durant. L'analyse de ce drame, bien inconnu chez, nous, montrera très exactement quelles étaient les préoccupations de Louis II au théâtre.
L'auteur a mis habilement à profit tous nos écrivains du XVIIIe siècle pour présenter un assez joli tableau de la société d'alors. Il s'est risqué à prendre pour personnage principal le propre Neveu de Rameau, sans craindre de manquer un peu de l'esprit et de la verve de Diderot. A cela se borne tout le mérite de la pièce qui est d'un romanesque outré, et où l'on traite l'histoire à la façon de Scribe... Narcisse Rameau a été autrefois le mari de Jeanne Poisson, qui l'a abandonné pour M. d'Etioles et celui-ci pour Louis XV. Et quand la Pompadour, déjà malade, mais voulant couronner sa vie en épousant le Roi, se retrouve, — grâce aux intrigues des amis de la Reine, — en face de Narcisse, elle meurt de surprise, de honte, et de douleur. Marie Leczinska ne sera donc pas répudiée. Cette intrigue n'est qu'un prétexte pour faire apparaître sur la scène tous les hommes célèbres du temps, depuis Choiseul et d'Holbach, jusqu'à Madame d'Epinay et Saint-Lambert. Louis II prenait à ce spectacle un plaisir infini. Narcisse paraissait à chaque instant sur le théâtre de la Résidence. Et dans le rôle de la Pompadour, Louis II voulut voir figurer successivement toutes les plus célèbres actrices d'Allemagne. [...]
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