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mardi 13 février 2018

Vu de France: Il y a 135 ans mourait Wagner - L'hommage d'Albert Wolff dans le Figaro.

Dessin de Fantin-Latour publié dans
les Bayreuther Festblaetter
Pour commémorer le 135ème anniversaire du décès de Richard Wagner, nous retranscrivons l'éloge funèbre que publia Albert Wolff sur trois colonnes en première page du Figaro du 15 février 1883.  Albert Wolff, de son vrai nom Abraham Wolff (1835 à Cologne - 1891 à Paris) fut un écrivain, dramaturge, journaliste et critique d'art français d'origine allemande. Chroniqueur au Figaro, il participa au premier Festival de Bayreuth en 1876.

"COURRIER DE PARIS

C'est à Bayreuth, lors des représentations de la tétralogie que je vis, pour la première fois, Richard Wagner. On avait dit au vieil empereur d'Allemagne que sa présence était absolument nécessaire à cette inauguration d'un théâtre national; une foule énorme attendait à la gare; à la dernière minute, quand déjà le train était en vue, un petit homme solidement bâti, vêtu d'un frac et d'une cravate blanche fendit la foule; c'était Richard Wagner; il s'avança vers le wagon-salon et fit une telle courbette devant le souverain que ses lunettes d'or, perdant, l'équilibre, glissèrent jusqu'à l'extrémité d'un nez aplati. Guillaume 1er sourit avec une légère ironie où se lisait la satisfaction qu'il éprouvait de voir à ses pieds, l'ancien insurgé qui, en 1848, avait fait le coup de feu contre ses soldats; il salua militairement, très froidement et monta en voiture, laissant Wagner sur le quai, ahuri. Le grand musicien était fort pâle quand seul, abandonné de la foule qui courait après les uniformes, il regagna son fiacre. C'était de mauvais augure pour ses projets.

Richard Wagner avait son idée après avoir chassé Meyerbeer de l'affection des Allemands, il ambitionnait son titre purement honorifique de directeur général de la musique allemande c'est-à-dire la reconnaissance officielle de sa suprématie réelle. Petitesse d'esprit si vous voulez, mais ambition qui s'explique, fort bien pour ceux qui connaissent l'Allemagne, et qui savent que la sympathie de la Cour passe encore dans ce pays monarchique pour la consécration définitive du génie. L'intimité dans laquelle le grand Alexandre de Humboldt a vécu avec le roi Frédéric Guillaume IV, a plus fait pour sa popularité auprès de la foule que l'œuvre considérable qui demeure l'étonnement des délicats. Tout autour de l'Empereur on avait conspiré pour le succès de Wagner. Mme la comtesse de Schleinitz, qui occupe une très grande situation à la cour de Berlin et que l'Empereur traite en toute circonstance avec une préférence marquée, était à la tête de la conspiration; la grande dame était venue de Berlin avec tout un cortège d'hommes dévoués à son entreprise singulier mélange où l'on apercevait pêle-mêle des chambellans et des reporters. Il n'était douteux pour personne que, après la quatrième soirée des Niebelungen, Richard Wagner, appelé dans la loge impériale, recevrait des mains de Guillaume une décoration, en même temps que le titre de directeur général de la Musique allemande. Patiemment l'Empereur assista aux deux premières soirées comme un homme qui fait son devoir, mais qui n'est pas là pour son agrément; puis, jugeant qu'il avait suffisamment protégé l'art national pendant quarante-huit heures, le souverain remonta en wagon et retourna aux manœuvres de Magdebourg.

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L'anecdote elle-même, n'a pas grande importance pour la renommée de Richard Wagner devant la postérité mais elle marque le point noir dans la vie du compositeur inspiré de Lohengrin. Lui, le plébéien, il s'était élevé au sommet; lui, l'ancien insurgé, s'était imposé par son génie jusqu'aux alentours du trône; les musiques des régiments qu'il avait combattus jadis, jouaient ses marches; chez l'Empereur même, on exécutait le Kaiser-Marsch, dédié par Wagner au souverain allemand; autour du vieux monarque il n'était question que de Wagner et de son génie, mais chaque fois qu'on tentait d'imposer à Guillaume la personne du compositeur, on se heurtait contre un parti pris absolu, inébranlable. Pour l'Empereur il y avait deux individualités en Wagner, le compositeur qui portait si haut le nom allemand, ce dont Guillaume paraissait enchanté et l'insurgé qui avait tiré sur ses soldats et qu'il méprisait C'est ainsi que Richard Wagner est mort sans le titre de « directeur général de la musique » que Spontini et Meyerbeer avaient porté et qui lui échappait constamment quand il croyait le tenir.

Il se peut que l'Empereur ait eu tort de ne pas oublier cet incident de jeunesse en présence de la gloire si grande que Richard Wagner, parvenu au sommet, jetait sur la musique allemande. Mais quoiqu'il en soit, Richard Wagner souffrait de ce dédain, il en souffrait cruellement; il avait abattu toutes les résistances; Paris même, si niaisement offensé, avait finalement applaudi avec frénésie, chez M. Lamoureux, les admirables pages de Lohengrin. Le roi de Bavière chantait avec Wagner l'interminable duo en quatre [sic, barré la plume dans l'exemplaire consulté sur le site Gallica de la BNF] actes de Tristan et Iseult; le plus grand compositeur vivant, Verdi lui-même, avait été influencé par le génie du maître allemand dans toutes les villes où Wagner passait, les fidèles accouraient pour saluer le compositeur qui, déguisé en maître chanteur, vêtu d'une houppelande moyen-âge, garnie de fourrures et coiffé d'un béret en velours (c'est ainsi que le peintre Lembach nous le montre dans son portrait) recevait les tributs d'admiration comme chose due et sans s'en montrer ni reconnaissant, ni ému. Sur la surface du globe un seul homme lui résistait. C'était l'Empereur. 

L'entrée triomphale de Rubens à Anvers, qui demeure le plus grand honneur qu'un temps ait rendu à un illustre artiste, a été éclipsée par l'apothéose se renouvelant chaque jour pour Richard Wagner. Il y avait comme un affolement général en Europe, comme une prosternation universelle devant ce génie. Il faut faire deux parts dans ce triomphe: l'une, la plus solide, venait des artistes, éblouis par les incomparables beautés instrumentales de l'œuvre; l'autre, la plus considérable, s'appuyait sur l'engouement de la foule de médiocres, à laquelle l'enthousiasme pour Wagner donnait un petit vernis artistique, troupeau énorme de moutons de Panurge, vieux ratés de la musique, jeunes Prudhommes et fruits secs, bourgeois nourris à satiété des airs d'opéra joués ou chantés par leurs demoiselles et qui n'étaient pas fâchés de varier un peu leurs plaisirs, toujours les mêmes. En somme une gloire énorme, une adulation sans précédent, un affolement tel qu'à côté de Wagner rien n'existait plus, qu'on traitait le grand Meyerbeer, le gigantesque compositeur de l'acte de la cathédrale du Prophète de musicien de café-concert, que Mozart dans les Noces de Figaro n'était plus qu'un compositeur de turlututu, et que Beethoven lui-même, ce géant des géants, n'existait réellement pour ces fous furieux que depuis la soirée, à Berlin, où Richard Wagner était monté au pupitre pour diriger la symphonie en ut mineur

Celui qui n'a pas été à Bayreuth, lors de la, tétralogie, ne peut pas se faire une idée de cet affolement général. Quand, après la quatrième soirée, on offrit à Wagner un souper solennel, l'apothéose était à son comble. On lui décerna une couronne en or. Rien de plus juste tout autre l'eût reçue simplement. Lui, se la posa carrément sur la tête, et il fit ainsi le tour de la salle du festin, donnant le bras à Mme de Schleinitz; derrière lui, l'abbé Liszt avec Mme Cosima Wagner, et quelques autres seigneurs et grandes dames d'importance. Et la couronne en or, trop petite pour le crâne de Richard Wagner, s'en allait de droite à gauche et de gauche à droite quelquefois, elle faisait un bond en avant et venait se poser sur le bout du nez, quand elle ne glissait pas sur la nuque pour s'accrocher au collet de la redingote. Alors, l'abbé Liszt, qui marchait derrière Wagner, repêchait la malheureuse couronne et la reposait en équilibre sur le crâne de son ami. Nous étions là quatre Parisiens, Guiraud, Alphonse Duvernoy, Gouzien et moi, à contempler parla fenêtre ce spectacle comique, et il est resté à ce point gravé dans ma mémoire, que je vois encore en ce moment la fameuse couronne se balancer avec grâce autour du front glacé du compositeur étendu dans son cercueil.

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Le voici mort!Tous les travers de l'homme disparaissent avec lui; son œuvre reste éblouissante dans les pages de jeunesse, magistrale encore dans les compositions de vieillesse, à travers les confusions qui témoignent du parti-pris s occupant la place de l'inspiration. On pourra enfin dégager cette œuvre considérable et en garder le dessus du panier; cela suffira pour assurer à Richard Wagner une place devant la postérité. A présent qu'il n'est plus là pour se démolir par ses agissements tapageurs et irritants, son individualité se dégagera peu à peu de ce qu'elle avait d'agaçant pour les hommes de bon sens. Il ne suffisait pas à Richard Wagner d'être le premier parmi les compositeurs vivants, il voulait encore être le seul qui eut vécu et dont la postérité garderait le souvenir. A cette ambition s'ajoutait une autre, celle de prendre rang parmi les grands poètes il faisait ses poèmes lui-même et sa littérature, s'il est permis d'appeller [sic] ainsi des livrets qui tiennent le milieu entre le charabia et le Javanais, fut acceptée par les enthousiastes affolés comme une révélation. Au fond, ceux-là mêmes qui se prosternaient devant Richard Wagner faisaient leurs réserves sur l'homme. Son intérieur n'était pas austère; il avait enlevé la femme de son meilleur ami, Hans de Bulow, l'éminent pianiste. Plus tard, le divorce créa un ménage que nous ne connaissons pas encore en France. Mme Bulow devint Mme Richard Wagner et, de concert avec son premier mari, elle garda les enfants auprès d'elle. On dit que Bulow payait régulièrement une pension mensuelle et de temps en temps il venait lui-même voir ses enfants, non comme un père, mais comme un bon oncle. C'est ainsi qu'il apparut un instant à Bayreuth et aux soirées dans la maison peinturlurée, il jouait du piano, tandis que Mme Bulow, devenue Mme Richard Wagner, faisait les honneurs de la maison. Cela faisait rêver à la scène de l'Oncle Sam, de Sardou, où une Américaine présente son premier mari à son second époux.

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La pensée d'affliger une femme en deuil par ces détails de ménage est loin de mon esprit; je dois dire que Mme Cosima Wagner fut une épouse modèle dans son second ménage et qu'elle exerçait une action bienfaisante sur la vie.du compositeur en essayant d'y faire entrer un peu d'ordre. Richard Wagner, très âpre au gain d'une part, n'aimait au fond l'argent que pour le jeter par les fenêtres. Sous ce rapport, sa vie a été désordonnée il aimait la vie luxueuse, l'opulence de grand seigneur il voulait être au premier plan partout, non seulement parmi les artistes,mais encore parmi ceux qui dépensent sans compter; c'est ainsi qu'après avoir gagné une première somme importante en Russie avec ses concerts, il se fit meubler, à Vienne, un appartement si coûteux que, avant d'y être entré, il fut obligé de fuir devant les créanciers.

Le jeune roi de Bavière le repêcha dans ce désastre en l'appelant auprès de lui et en lui permettant de puiser à pleines mains dans sa cassette. Cette intimité a fait naître les légendes curieuses qu'on connaît du compositeur et du prince endossant les costumes de l'œuvre de Wagner. La vérité est que le musicien ne quittait pas l'uniforme de maître chanteur de Nuremberg, qu'il affectionnait; mais il n'est pas certain que le roi se soit déguisé en troubadour. Il faut prendre ces potins pour ce qu'ils valent; ils sont d'ailleurs d'une médiocre importance en présence de la mort, qui arrête la vie des grands artistes et relègue au second plan les mesquineries du caractère, les défaillances de l'homme et les courbettes de l'ancien insurgé, aplati devant devant toutes les têtes couronnées de l'Europe.

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Ce qui surnage de Richard Wagner c'est son œuvre, et ce qui nous attendrit devant son cercueil c'est l'artiste. A la vérité il n'y a pas lieu de verser les meilleures de nos larmes sur ce mort de soixante-dix ans, parvenu au terme de sa vie et ce qui est plus grave, au déclin de son génie. Mais en récapitulant cette longue vie, elle offre dans ses commencements et dans sa fin deux phases qui commandent le respect. Personnellement je n'ai jamais eu la moindre sympathie pour l'homme et je sens bien que je perdrais mon temps à vouloir l'imposer à nos lecteurs. Mais la mort efface tout, purifie tout. Nulle part le respect de la mort n'est plus grand qu'à Paris, car nous saluons le corbillard qui passe sans souci si la vie de celui qui roule vers la dernière demeure fut toujours digne de notre estime. C'est l'heure de nous découvrir devant un grand artiste qui s'en va. La bataille courageuse que le génie de Richard Wagner a si longtemps soutenue contre l'indifférence de son temps, la foi ardente en son art qui l'a armé contre le dédain à l'heure des débuts, peuvent être cités comme des exemples à ceux qui poursuivent un but déterminé dans la vie et qui trébuchent à chaque pas sur les obstacles. La mort de Richard Wagner est plus imposante encore que ses luttes de jeunesse, car elle surprend le grand compositeur en plein travail, songeant à l'œuvre de demain, après avoir à peine abandonné l'œuvre d'hier. C'est ainsi que doivent mourir les grands artistes sur la brèche. Ceux qui vivent des choses de la pensée ne quittent leur idéal qu'avec le dernier souffle, et, à ce point de vue, la mort de Richard Wagner est peut-être sa plus belle gloire devant l'avenir. 

Albert Wolff."

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