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jeudi 30 novembre 2017

Opéra de Francfort: création de Der Mieter (Le locataire) d'après le roman de Topor

 Alfred Reiter (Herr Zenk, debout) et Björn Bürger (Georg, couché et projeté)
et le  Philharmonia Chor Wien

Le premier roman de l'écrivain français Roland Topor Le Locataire chimérique a connu une excellente réception tant en France qu'à l'étranger depuis sa publication chez Buchet/Chastel en 1964. Il fut traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma en anglais et en français par Roman Polanski en 1976 avec pour titre The tenant/Le locataire, et avec la participation de la troupe mythique du Splendid. Il est aujourd'hui porté à l'opéra sous le titre Der Mieter à l'initiative de l'Opéra de Francfort qui en a passé commande au compositeur allemand Arnulf Herrmann (né en 1968) et au librettiste Händl Klaus. Une belle destinée pour ce récit aux accents kafkaïens et dont la folie rappelle l'oeuvre d`E.A. Poe, qui met en scène la fatale aventure d'une jeune homme qui  emménage dans un deux-pièces parisien sordide, devenu libre à la location suite au décès tragique de la locataire précédente, et qui se voit soumis aux persécutions de voisins que le moindre bruit importune. Pris au piège dans le filet arachnéen de la surveillance et du mobbing des voisins, du concierge et de la propriétaire, il  s'identifie progressivement  à la locataire décédée puis se transforme en elle, pour finir, comme elle, par se suicider par défenestration. 

La production de Francfort s'inscrit dans la continuité des oeuvres de Topor et de Polanski et rend très précisément compte de l'atmosphère de cette oeuvre hallucinée et angoissante qui raconte la plongée progressive du protagoniste dans la schizophrénie. La composition musicale d'Arnulf Herrmann complète admirablement les mots de Topor et les images de Polanski, que l'excellente mise en scène de Johannes Errath intègre dans une extraordinaire exploitation des moyens vidéos (superbe travail vidéo de Bibi Abel).  Les décors de Kaspar Glarner rendent bien le caractère sordide d'un immeuble populaire et réussissent à la fois le passage vers  les fantasmagories de la folie. Glarner multiplie les images d'enfermement et de cloisonnement  en symbolisant les appartements par des petits espaces carrés entourés de grilles, comme des parcs à barreaux pour bébés, ou en emplissant le fond de scène de l'image de l'appartement entièrement occupé par le corps de Georg. La fonction symbolique des décors, toujours à l'oeuvre,  se retrouve par exemple aussi dans le plateau de verre lumineux dont le déséquilibre progressif reflète l'installation dans la folie et présage  de l'appel vers l'abîme et du suicide final.

Le concours de la musique, du livret et de la mise en scène réalisent pleinement le propos de Topor et la tension dramatique qui s'accroît progressivement nous introduit dans un monde où l'exercice du terrorisme psychique renforce l'impression d'enfermement et conduit à une claustrophobie bientôt hallucinée et au délire, qui se reflète dans le livret par un langage désarticulé avec des répétitions de mots ou de phrases segmentées.  La musique joue elle aussi de la répétition avec le goutte à goutte d'un robinet qui fuit, les frappements répétés à la porte de l'appartement ou les crissements d'un verrière qui se fissure. Les moyens de l'amplification nous donnent l'impression du vécu et du ressenti du personnage principal, comme s'ils nous faisaient pénétrer dans sa boîte crânienne. Ce protagoniste, un citoyen lambda sans aspérités, semble pris dans la toile d'un piège archanéen dont il ne manifeste jamais l'intention de se libérer. Son identification avec la défunte locataire précédente et son travestissement ne semblent pas le fait d'une sexualité non avouée mais relèvent plutôt de la schizophrénie d'un mental trop faible pour opposer de la résistance aux pressions extérieures. 

Georg (Björn Bürger). Crédit photographique: Barbara Aumüller

Succès complet pour l'Opéra de Francfort qui s'est donné les moyens de cette grande réussite en sollicitant le talent d'Arnulf Hermann dont la pièce de théâtre musical Wasser avait fortement impressionné le public et avait été unanimement célébrée par la critique à la biennale de Munich en 2012. Kazushi Ono, coutumier des créations musicales avant-gardistes, rend avec précision la partition de Hermann. Le metteur en scène Johannes Erath, familier du travail sur les productions contemporaines comme  le Make no Noise de Miroslav Srnka ou du le paradise reloaded de Peter Eötvös,  réalise ici une mise en scène magistrale, psychologiquement très intense,  qui donne corps et substance visuelle à la musique et au livret avec souvent des jeux vidéastres subtils de projections à même les parois du décor ou sur des rideaux de scènes transparents. La distribution est à l'aune des quaités de la production: Björn Bürger tient avec brio le rôle du locataire, Georg, un rôle qui demande de l'endurance avec sa présence continuelle en plateau et exige de réaliser des prouesses acrobatiques quand le sol de verre opaque et lumineux se met à s'élever à la verticale, ce qui oblige le chanteur soutenu par des filins de jouer et de chanter à l'horizontale. Le talent de l'acteur doit égaler celui du chanteur pour rendre compte des transformations psychiques qui mènent à la folie suicidaire, et  physiques dans l'identification avec Johanna, la locataire précédente. Anja Petersen, qui fait ici sa grande entrée réussie à l'Opéra de Francfort, incarne le spectre fantasmé de Johanna avec une force de conviction poignante. Un moment inquiétant de la mise en scène aligne des choristes déguisés en Johanna et porteurs de moustaches, qui donnent à penser que l'appartement est maudit et que, de locataire en locataire, les suicides s'y produisent à répétition.

Ce spectacle  plein de bruits et de fureurs nous fait vivre un grand moment d'opéra: il prend aux tripes, déstabilise en profondeur et on n'en sort pas indemne. 

Prochaines représentations: les 2 et 7 décembre 2017. (Places disponibles dans toutes les catégories)


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