Un grand moment chorégraphique: le pas des deux des époux Karénine. Les photos sont de Wilfried Hössl |
Première
munichoise ce dimanche pour le ballet de Christian
Spuck,
dont c‘est la première production avec le Ballet
d‘Etat de Bavière. Christian Spuck,
un chorégraphe allemand formé à l‘école de John
Cranko
et d‘Anna
Theresa De Keersmaeker,
devint à partir de 2001 chorégraphe en résidence au
Ballet de Stuttgart
et préside depuis 2012 aux destinées du Ballet
de Zurich
où il créa en 2014 son extraordinaire
Anna Karenina
basé sur le célèbre roman homonyme de Léon
Tolstoï.
La chorégraphie connut un tel succès qu‘elle a déjà été
inscrite au répertoire du Ballet
national de Norvège
et du Théâtre
Stanislavski de Moscou.
C‘est aussi la première fois qu‘elle est présentée en
Allemagne.
Le
chef d‘oeuvre écrit par Tolstoï
en
1877 a connu pas moins de 20 adaptations cinématographiques: le
caractère tragique de l‘héroïne a été immortalisé par des
artistes comme Greta
Garbo
ou Vivien
Leigh.
L‘oeuvre
a fait connaître le monde codifié et fascinant de l‘artistocratie
russe de la seconde moitié du 19ème siècle, un monde dont le code
d‘honneur entraînait maints duels pour les hommes, laissant la
solution déshonorante du suicide aux femmes, qui payaient ainsi
parfois de leurs vies leur libération du corset des conventions
sociales et la stigmatisation sociale qui s‘en suivait. Le
personnage d‘Anna Karenina, déchirée entre le devoir et la
passion adultère a également inspiré les chorégraphes de Maïa
Mikhaïlovna Plissetskaïa,
qui interpréta aussi le rôle en 1972, à Sidi
Larbi Cherkaoui.
Le regard scrutateur d'une société rigide |
Avec
un sens remarquable de la mise en scène, Christian
Spuck
chorégraphie l'histoire de cet adultère du 19ème siècle en
mettant en place un système de grands tableaux extrêmement
poignants énoncés par le truchement d'un vocabulaire de danse
principalement classique. L'imagerie évoque le contexte russe
traditionnel avec pour paysages les forêts de bouleaux et les
étendues enneigées et pour lieux de socialisation les salons de
réception et les bals légendaires de l'aristocratie de
Saint-Pétersbourg avec leurs attitudes codifiées et les splendides
robes des femmes (fabuleuse stylisation des costumes d‘Emma
Ryott).
Il faut y insister, Christian
Spuck a
un sens aigu de la représentation scénique et son travail combine
heureusement la théâtralisation et la danse. Si on y ajoute
l‘habileté de la construction de ses choix musicaux, l‘apport du
chant, l‘introduction d‘effets vidéo et sonores, on se trouve
entraînés dans une oeuvre de théâtre total du plus bel effet.
Les
décors très dépouillés de Jörg
Zielinski
et Christian
Spuck
reflètent la froideur des palais: la scène est très grande et
surtout vide. Les personnages sont ainsi perdus dans la vacuité des
palais qu'ils le sont psychologiquement dans la vie réelle. L'action
est soulignée par des projections vidéo qui anticipant la tragédie
imminente et fatale du suicide. Ils symbolisent le processus
psychologique et la tourmente intérieure d'Anna Karénine. Ainsi de
toute la thématique du voyage en chemin de fer, qui favorise au
départ le rapprochement avec Vronsky et clôture l'action avec la
disparition du personnage-titre. Le thème du train scande l'action:
ainsi de la gare, lieu de la première rencontre du couple adultère
et du coup de foudre amoureux, ou du train miniature avec lequel joue
le fils d‘Anna auquel elle est venue secrètement rendre une
dernière visite secrète, un petit train que Christian
Spuck
fait dérailler comme un funeste présage au moment où la mère
rentre dans la pièce où joue son fils, ainsi aussi de la vidéo
(remarquable travail de
Tieni Burkhalter),
qui
représente le train instrument du suicide avec des gros plans
effrayants sur les rails et les roues. Aux vidéos viennent s‘ajouter
les effets sonores de Martin
Donner,
avec des collages sonores suggestifs et percutants qui ajoutent à la
cristallisation dramatique, et le travail des lumières extrêmement
précis et efficace de Martin
Gebhardt qui
met toute la production en valeur et en accentue le relief.
L'histoire
est transmise directement à travers des mouvements concrets, clairs
et directs: l'on assiste aux conversations et aux passions des
danseurs qui les expriment dans un langage chorégraphique qui
privilégie l'expression émotionnelle. Christian
Spuck
ne laisse rien au hasard, l'expression corporelle est toujours
porteuse de signification, aucun des éléments narratifs n'est banal
ni simplement illustratif. Chaque danseur communique son ressenti
émotionnel dans un style qui lui est propre et l'individualise, ce
qui allège le probléme de la représentation de la complexité
narrative de l'oeuvre, qui comporte un grand nombre de personnages.
Les
choix musicaux de Christian
Spuck
sont eux aussi déterminants avec des oeuvres intenses et romantiques
de Rachmaninov
qui
invitent aux transports et à l'évasion et, en alternance, des
musiques plus contemporaines notamment de Witold
Lutoslawski,
qui semblent déconstruire ce que la langue musicale de Rachmaninov
vient d'introduire. Ainsi ces musiques en contraste servent-elles de
révélateurs aux conflits intérieurs d'Anna Karénine, avec le
piano qui prête sa voix à la protagoniste. La direction musicale de
Robertas
Servenikas,
-précise, compétente, habile à installer l‘entrechoquement en
contraste des oeuvres-, et les remarquables performances de
l‘Orchestre
d‘Etat de Bavière,
du pianiste Christian
Oetiker,
et de la chanteuse Alyona
Abramova offrent
un décor sonore et dressent une atmosphère musicale parfaitement
synchronisés à la danse et aux mouvements de la scène.
Le Comte Vronsky et Anna Karénine |
Le corps de ballet bavarois installe les grands mouvements et tableaux avec un art consommé, il est surtout en charge d‘exprimer les rigidités conventionnelles de l‘aristocratie russe finissante, et le fait avec une unisson exceptionnelle qui sert parfaitement la mise en scène, installant les stéréotypes sociétaux, un cadre sur lequel et contre lequel les individualités des solistes auront à s‘exprimer. C‘est à la danseuse russe Ksenia Ryzhkova qu‘est confié le redoutable rôle-titre. Première soliste au Ballet de Bavière, issue du Bolchoï et du Stanislavski, elle incarne souverainement le rôle passionné d‘Anna Karénine. Une technique exceptionnelle et un art consommé de la scène lui permettent de se jouer des difficultés d‘un rôle où il s‘agit d‘exprimer le défilé des émotions et de capter l‘attention au milieu des foules, -à la gare, dans un bal, à une réception-, avec des changements fréquents de robes qu‘Emma Ryott a particulièrement soignées. Le Canadien Matthew Golding, premier soliste au Royal Ballet de Londres, fait ses débuts très remarqués en donnant un Comte Vronsky fascinant, un personnage dont il rend avec une grande élégance la complexité et les noirceurs. Erik Murzagaliyev est également remarquable en Alexis Karénine, auquel nous a semblé attribuer plus d‘humanité que dans le roman de Tolstoï, ce qui a pour effet d‘accroître encore la culpabilité et le déchirement tragique de son épouse. Le Constantin Levine de Jonah Cook et la Kitty de Jekatarina Schtescherbazkaja, deux personnages dont la candeur et la spontanéité apportent un vent frais dans la représentation sociale, reçoivent des applaudissements aussi nourris que mérités. C‘edst également le cas du couple Oblonski, Siwa et Dolly, dansés par Tigran Mikayelyan et Ivy Amista. Soulignons encore un pas de deux absolument fabuleux tant dans sa conception que dans sa performance, celui des époux Karénine. L‘expression des émotions y est particulièrement difficile et réussie car il s‘agit pour les danseurs de les faire affleurer au travers des rigidités conventionnelles. Un grand moment chorégraphique!
La
grande entrée de Christian
Spuck
à Munich se révèle une réussite exceptionnelle, et on peut
espérer que ce remarquable chorégraphe aux talents de metteur en
scène visionnaire retrouvera bientôt le chemin du Théâtre
national, tant il renouvelle le genre du ballet narratif, auquel il
apporte un langage nouveau, tout en conservant les acquits de la
tradition, spécialement dans l‘approfondissement psychologique des
caractères.
Prochaines représentations les 25 novembre et 1er décembre 2017 (à guichets fermés). puis les 23 mars, 22 avril, 10 mai, 15 et 30 juin 2018, au Théâtre national de Munich.
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