Emile Ollivier en 1860. Photo Pierre Petit. Collection privée. |
Dans ses éditions des 2 et 9 septembre 1900, l'hebdomadaire musical parisien Le Ménestrel consacre un article à la première parisienne du Tannhäuser en se basant sur les mémoires d'Emile Ollivier, qui avait épousé en 1857 Blandine Liszt, fille aînée du compositeur hongrois et soeur de Cosima Liszt, mariée depuis 1857 à Hans von Bülow.
Article du 2 septembre 1900 (pp. 4 et 5)
R. WAGNER ET SON « TANNHÄUSER » A PARIS
M. Emile Ollivier, l'ancien ministre de Napoléon III, vient de publier le cinquième volume (1) de ses souvenirs dans lequel on trouve, entre autres, quelques notes intéressantes sur les relations du gendre de Liszt (2) avec Richard Wagner. Malgré tout ce qu'on a déjà publié sur les séjours de Wagner à Paris et sur la fameuse première représentation de Tannhäuser à l'Académie nationale de musique, on rencontre encore, dans le nouveau volume de M. Emile Ollivier, maint détail inconnu, voire même deux lettres caractéristiques du futur maître de Bayreuth. M. Ollivier avait été mis en rapport avec l'artiste en janvier 1858 par Liszt qui adressait tout naturellement son grand ami à son gendre; Wagner désirait d'ailleurs consulter M. Ollivier qui était déjà à cette époque un avocat fort recherché, sur les moyens de sauvegarder ses droits d'auteur en France.
En 1858, raconte l'auteur, Richard Wagner vivait à Zurich au milieu d'embarras financiers; il vint en France pour se procurer quelques ressources A son premier pas, il trouva un accueil favorable : à Strasbourg, il voit annoncée sur une affiche l'ouverture de Tannhäuser: il entre, écoute est reconnu et on lui fait une ovation. Arrivé à Paris, le 16 janvier 1858, il vint voir M. Emile Ollivier avec une lettre de Liszt. Voici comment il rendait compte à celui-ci de l'accueil qui lui fut fait : « Ollivier, que je vis hier pour la première fois et chez qui je dîne en garçon m'a reçu avec une affabilité si empressée que je croyais être revenu à l'Altenburg (la demeure de Liszt à Weimar). » Wagner chargea M. Emile Ollivier de faire le nécessaire pour sauvegarder ses droits de propriété sur les éditions de ses oeuvres françaises et lui réserver la faculté d'empêcher les représentations qui ne lui conviendraient pas. L'avocat réussit et fut remercié, de Zurich, par la lettre suivante:
Zurich, 4 février 1858. Mon très cher ami, croyez bien que c'est avec les sentiments les plus cordiaux et pleins de reconnaissance que je me souviens de votre généreuse amitié. Vous ne pouvez savoir combien de consolant et de conciliant elle avait pour moi à une époque où je me trouvais, vraiment contre mon gré, obligé de sembler avoir quelque affaire dans ce Paris, qui pour moi, artiste et homme, avait toujours quelque chose de si repoussant que je n'y suis jamais rentré qu'avec une répugnance intime. Vous êtes, je vous le dis franchement, le premier Français qui du premier abord a su vaincre une foule de préjugés que j'avais contre l'esprit d'une nation qui, avec tous ses immenses avantages et mérites, me donnait toujours ce sentiment douloureux et amer qu'il me serait impossible à moi de me communiquer à elle intimement, de lui dire ce que j'ai à dire aux hommes sympathiques. C'est maintenant par vous et ces quelques de vos amis auxquels vous m'avez amené que j'ai gagné ce penchant de l'âme qui ouvre mon coeur en me faisant sortir de moi-même tel que je suis, sans tenter aucun effort pour paraître un autre. Depuis vous, depuis les Herold (3), depuis même cette promenade à la salle des Pas-Perdus où j'expliquais mon Tannhäuser à vos collègues en robe et barrette, l'idée de vous donner mes ouvrages à Paris n'est plus pour moi, comme c'était d'abord, une pure affaire d'argent, mais plutôt l'espoir de l'artiste et de l'homme qui désire se faire comprendre. — Soyez donc mille fois remercié, mon cher ami, et espérez avec moi qu'un jour il me sera plus facile de vous dire par ma musique qu'aujourd'hui par mon mauvais français ce que je sens pour vous. Pardonnez-moi bien ces phrases sans doute mal compréhensibles.— Adieu, cher Ollivier, mille saluts cordiaux de votre tout dévoué,
RICHARD WAGNER
Cette note pittoresque: Richard Wagner arpentant la salle des Pas-Perdus et expliquant, avec la vivacité des mouvements et l'abondance de gestes qui lui étaient propres, son Tannhäuser aux robins qui cherchaient une distraction entre deux audiences ennuyeuses, est vraiment inattendue. Wagner ne raconte malheureusement pas ce que ses auditeurs pensaient du tournoi poétique sur la Wartburg et s'il avait réussi à leur inculquer ses idées. Mais le maître a trouvé parmi les gens de robe plusieurs de ses plus dévoués partisans et à Paris même un de ses plus anciens et fervents admirateurs est précisément un magistrat, M. le juge d'instruction Lascoux.
Richard Wagner revint, le 5 septembre 1859, à Paris, avec l'intention de faire un séjour prolongé, comme il l'écrivit à son ami et protecteur Wesendonck. M. Ollivier raconte :
Richard Wagner loua pour trois ans une petite maison, rue Newton, 16, qu'Octave Feuillet venait de quitter. Il achevait Tristan et Yseult, que Liszt considérait comme son chef-d'oeuvre. Il fut résolu que, pour se procurer quelque argent et établir un premier contact avec le public, il donnerait trois concerts aux Italiens.
Cette installation dépassait les moyens de Wagner et lui causa par la suite beaucoup d'ennuis; quant aux concerts, on connaît leur résultat désastreux. M. Ollivier publie là-dessus les extraits suivants de son journal, qui ne manquent pas d'intérêt :
26 janvier 1860. — Hier, premier concert de Wagner à la salle des Italiens. J'en ai été enthousiasmé; les fragments qu'il nous a donnés sont superbes. Cela procède en ligne directe de la dernière manière de Beethoven. L'ouverture du Lohengrin sort de la sonate III. Ce qui me paraît surtout caractériser cette musique, c'est la profondeur intime, la pénétration, l'émotion douce et gracieuse, l'élévation, la pureté; tout part de l'âme et y va. Les gens habitués aux feux d'artifice de Rossini et aux coups violents de Meyerbeer doivent trouver cela fade et ennuyeux. Le succès a été relativement beau, malgré une pitoyable exécution par les choeurs et un peu de décousu dans l'orchestre. 11 n'y avait eu que deux répétitions. Les artistes se sont montrés d'abord indignes; peu à peu, le maestro les a gagnés, à la fin, il les a enlevés.
1er février. — Deuxième concert de Wagner. "Il n'aura personne", m'avait dit Berlioz au concert de Hans de Bülow. Cette prophétie m'a consterné. Puis sont venus les articles injurieux, enfin le silence par Berlioz et ses mauvaises paroles à divers, notamment à Janin. J'ai compris alors que notre ami était perdu s'il n'avait pas une salle pleine; je suis allé voir Belloni et Giacomelli, les entrepreneurs du concert, et je leur dis que je prenais sous ma responsabilité de remplir la salle à tout prix, que moi-même je distribuerais des billets tant qu'ils voudraient. En effet, j'ai reçu un certain nombre de loges que j'ai placées; ils en ont fait autant, et bien qu'on n'ait fait que 3.000 francs de recettes (la première fois elle avait été de 5.000), la salle était comble. Le succès a été assez grand, on a bissé deux morceaux; j'ai trouvé cette musique plus belle encore que la première fois.
M. Ollivier ne parle pas du troisième concert, mais une amie dévouée de Wagner, Mme Malvida de Meysenbug (4), qui vit encore à Rome et qui avait assisté à tous ces concerts, a dit que l'effet et le résultat furent les mêmes : grand intérêt et vive sympathie du public, malveillance manifeste de la presse, surtout de Berlioz auquel Wagner avait cependant envoyé, peu de temps avant son arrivée à Paris, la partition de Tristan et Yseult avec cette belle dédicace en français : « Au grand et cher auteur de Roméo et Juliette, l'auteur reconnaissant de Tristan et Isolde. » Ces concerts, malgré leur déficit (5), n'étaient cependant pas restés sans amener un résultat inattendu : Napoléon III, circonvenu par quelques personnes de son entourage, surtout par la princesse Metternich, donna ordre de jouer Tannhäuser à l'Académie nationale de musique. M. Ollivier donne là-dessus les intéressants détails suivants :
Napoléon III n'entendait rien à la musique. Il disait en riant : « Ma mère l'aimait beaucoup, mais c'est comme la goutte, cela passe une génération, mon fils l'aimera peut-être. » Cependant il accorda une faveur éclatante à un jeune musicien allemand alors inconnu, Richard Wagner. A la sollicitation de la princesse de Metternich et de quelques attachés d'ambassade allemands, il ordonna la représentation sur le théâtre de l'Opéra du Tannhäuser. Et tandis que Berlioz, le précurseur d'un mouvement d'innovation dont Wagner allait devenir le grand homme, n'obtenait pas de franchir les portes de notre Académie nationale de musique, elles s'ouvraient toutes grandes au compositeur allemand. On devait lui accorder tout ce qu'il demanderait, ne reculer devant aucuns frais. Ce fut un ténor allemand, engagé à des conditions onéreuses, Neumann (6) et des chanteurs italiens, Morelli et Tedesco, qui, de préférence à nos excellents artistes, furent imposés par le jeune maître. Dans aucun temps et dans aucun pays, jusqu'à son théâtre de Bayreuth, Wagner n'a trouvé un tel concours et de telles facilités. "Jamais encore, écrivait-il à Liszt, les matériaux pour une bonne représentation ne m'avaient été offerts d'une manière aussi complète et aussi inconditionnelle, et je ne puis désirer autre chose qu'un prince allemand quelconque m'offre pour mes nouvelles oeuvres l'équivalent de ce qui m'est offert ici. C'est le seul triomphe de mon art que j'ai obtenu jusqu'ici." Je fus heureux de cette faveur, car j'étais son ami et, sans croire que la musique commençait et finissait en lui, un de ses admirateurs.
Malheureusement cette représentation du Tannhäuser à laquelle M. Ollivier consacre, comme on verra, une page intéressante, ne devait pas donner ce que son auteur et ses amis attendaient de l'insigne faveur de Napoléon III.
(A suivre.) O. BERGGRUEN.
(1) Emile Ollivier : l'Empire libéral. Études, Récits, Souvenirs. Paris, Garnier frères, 1900. Tome V, p. 68-69, 157-160, 594-604.
(2) H. Emile Ollivier avait épousé, en 1857, Blandine, la fille aînée de Liszt qu'il adorait. Voir ses lettres de 1858 à Liszt dans la collection des lettres de contemporains éminents adressées à Liszt que La Mara a fait paraître chez Breitkopf et Haertel (tome II, n° 94 et 104). Nous avons parlé dans le Ménestrel de cette correspondance intéressante.
(3) Herold était déjà mort depuis longtemps, en 1833; c'est sa famille qui a reçu Wagner d'une façon fort hospitalière. Le maître fut enchanté de trouver sur le piano la partition complète de son Tannhäuser et d'apprendre que la maîtresse de la maison, sa fille et son gendre avaient assisté, trois mois auparavant, à une excellente représentation de cet opéra à Vienne (voir la biographie de R. Wagner par Glasenapp (Breitkopf et Haertel), 3e édition, vol. II, 2, p. 174).
(4) Mémoires d'une Idéaliste, par Malvida de Meysenbug, traduction française, diez Fischbacber, Paris, 1900. Vol. II, p. 283.
(5) On sait, et M. Ollivier le confirme, que le déficit montait à 11.000 francs. M"' Kalergi, une amie de Liszt, le paya.
(6) M. Ollivier a commis une erreur légère. Il s'agit du ténor Niemann qui devait, onze ans plus tard, prêter son concours à la célèbre fête de la pose de la première pierre à Bayreuth.
Article du 9 septembre 1900 (p.5)
R, WAGNER ET SON « TANNHÄUSER A PARIS
(Suite.)
L'ordre impérial de jouer Tannhäuser à l'Académie nationale de musique était certainement beaucoup, mais il n'était pas tout. Il fallait d'abord fournir à l'Opéra un livret français, et cette tâche n'était pas mince. Tout d'abord le célèbre ténor Roger s'était offert pour ce travail, mais Wagner reconnut bientôt l'impossibilité d'arriver avec lui à un résultat. Il crut avoir trouvé un bon traducteur en la personne d'Edmond Roche (1) qui cumulait les fonctions d'employé à la douane avec celles de poète et de critique musical; Roche ne possédait cependant pas suffisamment la langue allemande. Wagner fut obligé de lui adjoindre un chanteur de lieder, M. Rodolphe Lindau, qui travailla quelque temps avec Roche, mais si maladroitement que le maître se vit obligé de lui substituer Truinet, plus connu sous le nom de Nuittor. Lindau intenta à Wagner un procès et celui-ci s'adressa naturellement à M. Ollivier. L'ancien avocat de Wagner raconte, avec plusieurs détails inconnus, l'histoire de ce procès curieux qu'il gagna d'ailleurs contre l'avocat de Lindau, qui était Marie, « musicien très fervent, mais passionnément hostile au Marat musical ».
Dans sa réponse à l'avocat de son adversaire, M. Ollivier exposa d'abord les faits connus concernant la traduction du livret de Tannhäuser. On apprend cependant par sa plaidoirie « qu'on pensait à adjoindre à Roche, qui ne savait pas l'allemand, M. Duvivier ; mais que celui-ci, croyant que le poème était écrit dans l'ancien allemand des Nibelungen (!), se récusa et que Roche présenta alors son ami M. Lindau. » L'idée que Wagner aurait pu écrire le livret de Tannhäuser dans la langue des premiers temps du moyen âge est vraiment plaisante. Les connaissances philologiques de l'artiste n'auraient certainement pas suffi à cette tâche, et d'ailleurs aucun poète du dix-neuvième siècle n'aurait pu imiter convenablement la langue de la vieille épopée des Nibelungen, qui forme un des plus curieux et plus anciens monuments de la littérature allemande. Ce détail prouve de nouveau à quelle ignorance Wagner se butait quand il ne se heurtait pas, en plus, à la malveillance. M. Ollivier raconte ensuite :
Dès que les premiers essais furent mis sous les yeux du maître, celui-ci s'aperçut que le travail se ressentait d'une grande inexpérience, qu'il accusait en outre une déplorable infidélité. Wagner fut donc obligé d'abandonner ses préoccupations artistiques pour venir en aide à ses traducteurs. Il organisa avec eux des conférences qui se prolongèrent souvent pendant des quatre et cinq heures. M. Roche faisait avec facilité des vers charmants ; mais à chaque instant il fallait s'arrêter pour prouver à M. Lindau qu'il s'était complètement mépris sur le sens de la phrase allemande ou qu'il n'avait pas su le faire saisir assez nettement à son collaborateur français. Et souvent, quoique peu habitué encore à se servir de celte langue, c'était Wagner qui trouvait les tournures heureuses et les mots exacts.
Mais le travail fini et présenté à l'Opéra fut refusé: les paroles étaient souvent faibles, souvent elles ne s'accommodaient pas au rythme musical. On objectait enfin que les récitatifs étaient en vers blancs. Wagner ne tenait nullement à ce qu'il en fût ainsi, et je démens formellement l'assertion contraire de M. Lindau. C'était ce dernier qui avait affirmé qu'il était impossible de transformer les vers blancs allemands en vers français. Dès que M. Royer eut offert ou plutôt imposé à Wagner un collaborateur aussi expérimenté et d'un aussi grand talent que M. Nuitter et que celui-ci eut déclaré que les vers blancs pouvaient disparaître, Wagner n'opposa aucune résistance à un changement qui lui paraissait plutôt favorable. M. Nuitter ne s'est pas borné à cette modification ; il a refait, avec beaucoup d'art, toute la traduction primitive ; il n'en a conservé que quelques beaux vers dus à M. Roche.
Une partie de la plaidoirie de M. Ollivier est consacrée à l'esthétique du nouvel art inauguré par Wagner. L'avocat éloquent y eut des mots heureux, comme le suivant : « Oui, la musique de Wagner est la musique de l'avenir en ce sens qu'elle vivra encore quand depuis longtemps on aura oublié jusqu'aux noms de ceux qui l'attaquent avec tant de passion.» Très juste aussi la définition que l'avocat donne de l'opéra italien de ce temps, dont la musique est couverte généralement par les conversations de l'auditoire élégant et qui n'est écoutée que « par intervalles », quand on veut écouter une mélodie ou plutôt un numéro favori. Mais on ne lira pas aujourd'hui sans sourire le parallèle suivant de M. Ollivier :
La musique de Wagner n'est donc pas l'absence de mélodie, mais la mélodie continue à la place de la mélodie par intervalles. Prenez le morceau le plus remarquable des chefs d'oeuvre de Rossini, le sublime trio de Guillaume Tell, comparez-le à la Prière d'Elisabeth et au chant de Wolfram dans le troisième acte de Tannhäuser, et dites si la musique du maestro allemand ne peut pas, au point de vue purement mélodique, braver la comparaison avec la musique de l'illustre italien, et si le génie de l'un n'égale pas le génie de l'autre.
En dehors de ces tracasseries au sujet du livret (2), Wagner souffrait des vexations qu'il dut subir au cours des répétitions de Tannhäuser à l'Opéra. Au milieu des répétitions, il fut atteint d'une fièvre typhoïde. « Je l'assistai de mon mieux dans toutes ses épreuves, dit M. Ollivier, et il en fut très reconnaissant. Il m'écrivait le 12 mars 1861 :
« Mon excellent ami ! — Comment trouver des expressions pour vous remercier de votre amitié vraiment si imméritée? Je suis tout honteux devant vous! Croyez-le bien, laissons passer encore ces derniers jours si pleins de tourment et d'ennui pour moi et renaissons alors à une existence plus digne et mieux faite pour les devoirs de l'amitié. A vous de coeur.
» Richard WAGNER. »
Remarquons bien la date de cette lettre qui confond ceux qui ont si souvent accusé Wagner d'ingratitude; elle a été écrite vingt-quatre heures avant la première représentation de Tannhäuser à l'Opéra. Le maître, qui savait fort bien quelle grosse partie il allait jouer le lendemain, avait donc trouvé assez de liberté d'esprit pour envoyer à son ami la lettre que nous venons de reproduire.
M. Ollivier donne aussi un récit assez complet des intrigues mondaines, artistiques et littéraires ourdies contre le malheureux Tannhäuser ; mais nous n'y trouvons presque aucun détail inconnu. M. Ollivier raconte cependant ce qu'on ignorait, « qu'intimidé par l'annonce de l'orage, le principal chanteur, l'allemand Neumann (3), trahit. Il se rendit chez Scudo (de qui je le tiens), abandonnant l'oeuvre pour obtenir grâce pour lui-même. «L'échec, disait-il, était certain.» Et, en effet, il y contribua tant qu'il put par la mollesse lâche avec laquelle il chanta son rôle. » Quant aux mémorables trois représentations de Tannhäuser à l'Académie nationale de musique, voici quel récit en fait M. Ollivier :
« J'ai assisté à cette représentation, me faisant chef de claque avec l'empereur et la princesse de Metternich. Le parti pris de condamner sans écouter était évident; néanmoins, l'ouverture, le septuor, la marche des pèlerins, la romance de l'Étoile obligèrent la cabale à supporter l'enthousiasme des applaudissements. Elle réussit avec peine à empêcher l'effet qui, sans cela, eût été immense, de la prière d'Elisabeth, d'ailleurs mal chantée. A la seconde représentation (du 18 mars), retardée à cause d'une indisposition du déloyal Neumann, les opposants arrivèrent avec des mirlitons et des sifflets, a Elle a été pire que la première, écrivait Berlioz ; on ne riait plus, on était furieux, on sifflait à tout rompre," malgré la présence de l'empereur et de l'impératrice. En sortant, sur l'escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de gredin, d'insolent, d'idiot; la presse est unanime pour l'exterminer, je suis cruellement vengé, »
Comme, malgré tout, une certaine portion du public s'obstinait à écouter et à applaudir, on s'organisa encore mieux pour la troisième représentation du 24 mars. On s'était armé de becs de clarinette, de cornets à bouquin; au paradis un spectateur soufflait dans un cornet à pistons, et dans une avant scène on frappait à tour de bras sur une grosse cloche qui avait été installée là on ne sait comment. Les siffleurs, disséminés dans la salle entière, se déchaînèrent aux endroits signalés d'avance. Tout cela constituait une lutte, non un échec, car à la frénésie des huées répondait la frénésie des applaudissements accrus à chaque représentation.
Au théâtre, le seul échec irrémédiable, c'est la salle vide. Or, les places étaient déjà retenues pour les trois représentations suivantes ; si Wagner avait tenu bon, il l'aurait emporté. J'arrivai chez lui trop tard pour l'empêcher d'envoyer la lettre par laquelle il retirait son oeuvre. Je ne pus que le déplorer.
Rien de plus juste que les dernières observations de M. Ollivier. Mais l'erreur de Wagner était pardonnable ; ce qui était impardonnable, c'était l'attitude du préfet de police, qui avait bien le devoir et les moyens d'empêcher ces manifestations honteuses. En 1861 l'autorité de l'empereur, dont les lauriers italiens étaient tout frais, n'était pas encore ébranlée; la police aurait bien pu et dû protéger une cause que le souverain avait fait sienne à ce point qu'il se constituait « chef de claque », comme le raconte M. Ollivier. Mais on a vu plus haut que Wagner se plaignait d'avoir le « ministère » contre lui; il est évident que celui-ci n'avait pas donné les ordres nécessaires à son préfet de police. La dernière représentation de Tannhäuser avait rapporté 10.790 francs, un maximum qui n'avait pas été atteint depuis l'Exposition de 1855; pour les trois représentations annoncées, mais contremandées, toutes les places étaient déjà louées. Le directeur de l'Opéra, qui avait dépensé 250.000 francs pour la mise en scène de Tannhäuser, croyait à un succès énorme et regrettait plus que personne la décision précipitée de Wagner. Mais, à Paris, son temps n'était pas encore venu ; il fallait un quart de siècle de préparation du public musical et la mort conciliatrice du maître pour faire accepter son oeuvre.
O. BERGGRUEN.
(1) C'est en sa qualité de douanier que Roche avait fait la connaissance de Wagner, qui était allé à l'administration des douanes pour se plaindre des difficultés qu'on lui taisait au sujet de son mobilier transporté de Zurich à Paris.
(2 Le livret de Tannhäuser avait aussi imposé un autre travail à Wagner. Son ami Frédéric Villot lui avait exposé qu'il serait fort utile de donner au public français la possibilité de connaître ses quatre opéras : le Vaisseau-fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et Tristan et Yseult, par une bonne traduction en prose qui suffirait pour en expliquer le sujet et l'action. M. Challemel-Lacour s'en chargea moyennant la modeste somme de 60 francs par feuille, ce qui lui fit gagner 1.000 francs environ. Cette traduction, intitulée Quatre poèmes d'opéra, a paru en novembre 1860 avec une traduction, par M. Challemel-Lacour, de la préface adressée par Wagner à M. Villot. Le futur président du Sénat n'a pas signé sa traduction, mais il n'a jamais renié ce travail de jeunesse; il a, au contraire, toujours affirmé qu'il en était bien l'auteur. Le fait est d'ailleurs confirmé par M. Ollivier, comme par Wagner lui-même. (Voir la biographie du maître par Glasenapp, vol. II, 2, p. 273 et 276.)
(3) L'attitude du ténor Niemann était en effet douteuse. Wagner lui-même écrit à son amie Mme Street : "La première représentation était une bataille dans laquelle j'ai gardé la victoire et elle pourrait me donner un bon courage si j'étais seulement sûr de mon ténor et si j'avais le ministère pour moi. Dans la haine de la comtesse Walewska contre la princesse de Metternich consiste mon plus grand danger.» (Voir la Biographie de Wagner par Glasenapp, déjà citée, vol. II, 2, p. 305.) D'autre part, nous avons vu de nos yeux que Wagner frayait avec Niemann de la façon la plus cordiale pendant les fêtes de la pose de la première pierre à Bayreuth, en 1872, et pourtant on sait que Wagner n'oubliait rien.
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