Le 21 juillet 1861, Richard Wagner dédiait un Albumblatt intitulé Arrivée chez les cygnes noirs à la comtesse de Pourtalès. Voici ce que Guy de Pourtalès en écrit dans son Wagner: Histoire d'un artiste:
[...]Il retourna donc à Paris pour empaqueter ses caisses et y
eut la surprise d’une nouvelle d’importance ; grâce aux efforts
d’Albert de Pourtalès, un passeport prussien lui fut remis qui lui
rouvrait l’accès de l’Allemagne. Depuis dix ans il attendait cette
amnistie, et la joie, à présent, en paraissait éventée, comme il
arrive pour ce qui a été désiré trop longtemps. Il envoya Minna
à Dresde et fit un séjour de trois semaines chez les Pourtalès*.
On mit un salon tranquille à sa disposition, prenant vue sur le
jardin où trois cygnes d’Australie nageaient dans un bassin. On
y installa son Érard – son « cygne » à lui – et il composa pour
son hôtesse L’Arrivée chez les cygnes noirs. « Je suis considéré
comme faisant partie de la famille », écrit-il à Mlle de Meysenbug
; « je sens un bien-être passager à cause du silence agréable
de cette maison… Être seul, tout à fait seul, voilà tout de même
mon unique désir. Je suis extraordinairement las. Deux belles
années ont été gaspillées en pure perte. Mais ce qui a été perdu
pour l’art, peut-être la vie l’a-t-elle regagné… » [...]
*Du 11 au 30 juillet 1861, il est hébergé à la légation de Prusse (hôtel de Beauharnais, rue de Lille) par le comte Albert de Pourtalès […]." (Richard Wagner, Ma vie, traduction de Noémi Valentin et Albert Schenk, revue par Jean-François Candoni ; choix et édition de Jean-François Candoni, Paris: Gallimard, 2013)
*Du 11 au 30 juillet 1861, il est hébergé à la légation de Prusse (hôtel de Beauharnais, rue de Lille) par le comte Albert de Pourtalès […]." (Richard Wagner, Ma vie, traduction de Noémi Valentin et Albert Schenk, revue par Jean-François Candoni ; choix et édition de Jean-François Candoni, Paris: Gallimard, 2013)
Dans le Ménestrel du 25 février 1900, le journaliste O. Berggruen consacre un intéressant article aux circonstances de la composition de L'arrivée chez les cygnes noirs, un morceau pour piano que Richard Wagner composa en 1861, peu après l'échec de son Tannhäuser parisien.
« L'ARRIVÉE CHEZ LES CYGNES NOIRS » DE R. WAGNER
En 1897, nous avons parlé dans le Ménestrel d'un suave et poétique morceau pour piano de Richard Wagner, intitulé l'Arrivée chez les cygnes noirs et alors absolument inédit. Le journal Musikalisches Wochenblatt le publia depuis à titre de prime et on apprit que l'autographe de ce morceau se trouvait dans un album appartenant à Mme la comtesse de Pourtalès, femme de l'ancien ministre de Prusse à la cour de Napoléon III. Richard Wagner avait composé ce morceau en 1861, très probablement au mois de juillet et après la chute lamentable de son Tannhäuser qui avait précipité l'artiste du faite de ses espérances dans le plus profond abattement. On savait bien que Richard Wagner avait joui à cette époque de l'hospitalité du comte de Pourtalès et on pensait que l'artiste, en écrivant le morceau dans l'album de la comtesse, avait voulu lui laisser ainsi un témoignage de sa reconnaissance, comme l'indique la dédicace : « A sa noble hôtesse, madame la comtesse Pourtalès, souvenir de Richard Wagner » ; mais le titre : L'Arrivée chez les cygnes noirs restait inexpliqué.
Or, l'excellent journal Allgemeine Musik-Zeitung vient de publier une lettre fort intéressante et absolument inédite de Richard Wagner qui explique non seulement le titre mystérieux du morceau en question, mais jette aussi une lumière vive et intéressante sur la personnalité de l'artiste et sur l'état d'esprit dans lequel il se trouvait après la triste aventure de Tannhäuser. Cette lettre est adressée de Paris à Mme Mathilde Wesendonck, femme d'Otto Wesendonck, l'ami bien connu de Richard Wagner. Sa première femme, Minna, s'était rendue le 11 juillet 1861, avec son fameux perroquet, aux eaux de Soden, près Francfort. Wagner se transporta aussitôt avec son petit chien Fips (1) à l'hôtel de la Légation de Prusse où « on le considérait comme de la famille et où il avait son piano dans un beau et haut salon » (2). Immédiatement après son installation à l'hôtel de la Légation de Prusse, Wagner écrivit à son amie cette curieuse lettre (3) que nous traduisons aussi littéralement que possible :
Hotel de la légation de Prusse à Paris, aujourd'hui Hôtel de Beauharnais Photo Jospe |
Paris, le 12 juillet 1861.
78, rue de Lille, Légation de Prusse.
Ma chère enfant, je vous écris de l'hôtel de la légation de Prusse où j'ai trouvé, chez le comte Pourtalès, un asile pour les quelques semaines que je dois encore endurer à Paris. J'ai devant moi un jardin avec de beaux et grands arbres, et un bassin avec deux cygnes noirs; par-dessus le jardin, la Seine, et par-dessus la Seine, le jardin des Tuileries, de sorte que je respire un peu et qu'au moins je ne me trouve plus dans le Paris habituel.
La comtesse Pourtalès, la femme du ministre de Prusse, me semble être non sans profondeur et posséder en tout cas de nobles goûts.
Quant, à moi, je ne pense plus à me fixer quelque part. Ceci est le résultat d'une dernière expérience grave et infiniment laborieuse. Il n'entre pas dans mes destinées de cultiver ma muse au sein d'un intérieur familier; chaque tentative, malgré toutes les infortunes de mon existence, de réaliser ce désir qui m'est profondément inné est toujours déjoué avec une certitude croissante, et le démon de ma vie culbute toute apparence artificielle (kunstlichen Schein). Ceci n'est pas fait pour moi et chaque repos cherché devient, pour moi la source des plus pénibles tribulations.
Je consacre donc le reste de ma vie au pèlerinage; peut-être pourra-t-il m'arriver de me reposer quelquefois par-ci par-là à l'ombre d'une source et de m'y désaltérer. C'est l'unique bienfait qui peut m'être encore réservé!
Je n'irai donc pas à Carlsruhe ! !
Vous verrez par cette communication des résultats, quels ont été les derniers événements intérieurs et extérieurs de ma vie. Finalement le petit chien, que vous m'avez jadis envoyé de votre lit de malade, est mort rapidement et d'une façon énigmatique! Il a probablement été heurté dans la rue par une voiture, ce qui a dû détruire un des organes internes de la petite bête. Après huit heures passées d'une façon aimable et affectueuse, sans aucune plainte, mais dans une faiblesse croissante, il a fini sans proférer un cri. Pas la moindre parcelle de terre n'était à ma disposition pour ensevelir le cher petit ami; par ruse et par force je me suis introduit dans le petit jardin de Stürmer où je l'ai enterré moi-même clandestinement sous un buisson. Avec ce petit chien j'ai perdu beaucoup (4). A présent je veux voyager et dans mes pérégrinations je n'aurai plus de compagnon de route! Maintenant vous savez tout!
Je pourrai prochainement vous envoyer une carte-portrait de moi; Liszt qui a posé ici chez tous les photographes m'a contraint aussi à une séance. Je ne suis pas encore allé chercher les cartes : cela sera fait prochainement. Vivez en bonne santé et avec sérénité. Mille salutations cordiales à Otto et aux enfants! Toutes choses aimables de ma part.
R. W.
Inutile d'insister sur l'importance de ce document dans lequel l'artiste disparaît, mais qui nous montre l'homme sous un jour si favorable et si attrayant. Ce document complète d'une façon inattendue la belle lettre que Richard Wagner a adressée, à la même époque de sa vie, à son amie Mme Malvida de Meysenbug et dans laquelle il dit : « Être seul, tout seul, c'est après tout ce qui me convient le mieux... Le fait doit donc vous consoler, chère et bonne amie, que j'aie une fois de plus échappé à l'extrême. Malheureusement je sens de plus en plus que j'y ai laissé beaucoup. Deux belles années ont été galvaudées et je me sens extrêmement fatigué. Mais j'ai peut-être gagné pour la vie ce que j'ai perdu pour l'art: une dernière expérience bien profondément gravée de ne pas vouloir forcer ce qui ne s'arrange pas. » Cette expérience avait, en effet, profité à Richard Wagner et l'avait retrempé : dix ans après la catastrophe du Tannhäuser à Paris, il préparait avec une ardeur et une ténacité incomparables l'oeuvre principale de sa vie : l'oeuvre de Bayreuth.
0. BERGGRUEN.
(1) Fips avait succédé à un petit chien nommé Peps que Wagner n'avait jamais pu oublier. (Voir : Richard Wagner et les animaux, par H. de Wolzogen, p. 43-49). Après avoir égayé l'intérieur du maître pendant six ans, Fips succomba à Paris, quelques jours après Tannhäuser, comme on le verra par la lettre de Wagner.
(2) Lettre de Richard Wagner à son amie, Mme Malvida de Meysenbug. (Voir la revue Cosmopolis, 1891, p. 562.)
(3) Plusieurs passages ont été supprimés dans la publication à cause de leur caractère intime.
(4) Dans une lettre du 31 mai 1860, Liszt avait dit à Wagner: "Pendant les répétitions, Fips doit t'enseigner un peu de patience philosophique".
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