Le Journal des débats publiait en 1908* , en sa section Lectures étrangères, un compte-rendu de lecture du livre Anecdotes wagnériennes d'Erich Kloss**. Aujourd'hui ce petit livre fort amusant peut se lire gratuitement dans l'édition originale en ligne (sur archive.org), bien entendu en allemand et en caractères gothiques! Mais en attendant d'en pratiquer la lecture dans la langue de Goethe et en Fraktur, voici la recension du journaliste qui signe de ses initiales M.M.:
Lectures étrangères
L'humour de Richard Wagner
On a célébré en Allemagne, le 13 février dernier, le vingt-cinquième anniversaire [de la mort, ndlr] de Richard Wagner. Un grand nombre d'articles, de brochures, de volumes commémoratifs ont été publiés à cette occasion. Un opuscule de M. Erich Kloss, intitulé Anecdotes wagnériennes**, a été tout particulièrement bien accueilli. Le lecteur impartial, le profane, se demandera si M. Closs a vraiment servi la mémoire de l'illustre musicien en compilant tant d'historiettes où Wagner ne joue pas toujours un rôle sublime; mais les admirateurs quand même du maître de Bayreuth ont fait fête à ce volume le livre de M. Kloss témoigne, parait-il, de "l'humour génial" du grand homme.
Richard Wagner, appelé à devenir un grand musicien se montra dès sa jeunesse un grand acrobate. Il était d'une souplesse, d'une vivacité, d'une vigueur merveilleuses. Tout enfant, il stupéfiait ses camarades par l'adresse avec laquelle il marchait sur les mains, faisait la pièce-droite et la roue. Il conserva cette souplesse jusqu'à ses dernières années. Au sortir d'une répétition au piano qui avait eu lieu à l'hôtel du Soleil, à Bayreuth, et qui lui avait cause une grande satisfaction, il marqua sa joie en faisant la pièce-droite, à la stupéfaction générale des assistants. Ceci se passait en 1875. Wagner était âgé de soixante-deux ans.
Dans le même ordre d'anecdotes gymnastiques, M. Hans de Wolzogen rapporte le trait suivant quand Liszt se mettait au piano, Wagner écoutait avec un air de dévotion profonde. Il aimait surtout à entendre son ami jouer du Bach et du Beethoven. Un soir, comme Liszt plaquait le dernier accord, Wagner quitta la chaise où il était assis, gagna à quatre pattes l'endroit où se trouvait Liszt et s'écria: "Franz, mon ami, il faut venir jusqu'à toi à quatre pattes." Ses jugements étaient moins enthousiastes quand c'était son ami Frédéric Nietzsche qui tenait le piano. Nietzsche, comme on sait, se piquait de composer, lui aussi. Il ne pouvait se tenir d'exécuter au piano ou de faire jouer par d'autres ses modestes essais en présence de Wagner. Un soir, à Bayreuth, Hans Richter exécuta au piano, à la prière du philosophe, ses Cloches de la Saint-Sylvestre. Wagner, exaspéré, se mit à tordre avec impatience son béret entre ses mains et finit par quitter la salle en montrant une vive irritation. Derrière la porte se trouvait le fidèlele serviteur du maître, Jakob Stocker, qui lui dit: " Cela ne me paraît pas bien bon, Monsieur." Sitôt le morceau fini, Hans Richter sortit pour aller calmer Wagner. Il craignait un esclandre dont Nietzsche eût pris ombrage. Mais Wagner était déjà rasséréné. La juste sentence de Jakob Stocker avait réalisé ce miracle en lui permettant d'épancher sa bile. Wagner accueillit Richter par un éclat de rire: " Voilà un an et demi, lui dit-il, que je suis en relation avec cet individu et voilà qu'il commence, le sournois, à venir me voir avec une partition sous le manteau." On trouvera dans la livre de M. Kloss une quantité d'anecdotes exposant les relations du musicien avec ses amis, ses admirateurs, ses détracteurs. Wagner était aussi décourageant à l'égard de ses adorateurs maladroits que perfide envers ses adversaires. Les hommages de visiteurs inconnus l'importunaient fort. Un jour, dans l'escalier de sa maison, il rencontra l'un d'eux « C'est bien ici, dit l'inconnu, que demeure M. Richard Wagner?–Parfaitement, répondit le maître, en continuant de descendre, c'est au deuxième. Donnez-vous donc la peine de monter."
Pendant son séjour à Paris, Wagner se trouvait, comme on sait, dans une situation fort gênée. Il écrivit, pour augmenter ses ressources, dans les revues et les journaux d'Allemagne. Naturellement incapable de comprendre et de goûter Paris, et tout ce qui fait son charme et sa grâce, il attaquait lourdement dans les gazettes allemandes la ville qui lui donnait l'hospitalité. De loin en loin, cependant, sa verve railleuse s'exerça justement. Il publia par exemple dans un feuilleton intitulé Amusements parisiens un portrait malveillant mais piquant d'Eugène Scribe. « Vous apercevez Eugène Scribe emmitouflé dans une robe de chambre en soie des plus confortables et savourant une tasse de chocolat. Car il a besoin de ce breuvage réconfortant. Ne vient-il pas de quitter sa table à écrire où pendant deux heures il a mené son hippogryphe à travers les sentiers périlleux de coemerveilleux pays romantique qui sourit à travers les œuvres de ce grand poète? Croyez-vous d'ailleurs qu'il se repose en savourant son chocolat? Regardez donc autour de vous dans tous les coins de cette chambre élégante, sur toutes les chaises, sur tous les fauteuils, sur tous les divans, vous voyez des écrivains et des compositeurs parisiens. Avec chacun d'eux il est en pourparlers au sujet d'une importante affaire. Avec chacun d'eux il élabore présentement le plan d'un drame ou d'un opéra, d'une comédie ou d'un vaudeville. Avec celui-ci, il met en oeuvre une intrigue inédite, avec cet autre il noue une inextricable intrigue, avec cet autre encore il est en train de débrouiller le plus artificiel des imbroglios. Avec l'un il s'occupe justement d'étudier l'effet d'une situation horripilante dans un opéra nouveau, avec cet autre il est d'accord depuis une seconde sur un double mariage. En même temps, il s'occupe de rédiger à la hâte une infinité de billets délicieusement stylisés à l'adresse de tel ou tel client, il conclut oralement avec tel autre, il donne 500 fr. pour un petit chien. Et tout en ce faisant, il collectionne encore des sujets pour ses prochaines pièces, il étudie avec un rire loger le caractère des étrangers qu'on vient d'introduire ou qu'il vient de congédier et bâcle en quinze minutes une pièce dont nul ne sait rien encore. »
Wagner, comme on sait, adorait les animaux. L'affection qu'il portait à ses chiens est connue. Pondant les années qu'il passa à Dresde comme maître de chapelle de la Cour (1843-1849), il avait pris plaisir à faire l'éducation d'un perroquet nommé Papo. Quand sonnait l'heure du repas, Mme Minna Wagner apostrophait l'oiseau en ces mots : "Papo, appelle ton maître". Sur quoi Papo criait : Richard! Liberté! Santo Spirito cavaliere! Le mot Liberté, intercalé dans la formule, témoignait des sympathies révolutionnaires du maître, la citation italienne était extraite du livret de l'opéra Rienzi, alors en cours de composition. Papo possédait d'ailleurs un autre talent encore. Il imitait à ravir le bruit d'une porte qui s'ouvre. M. Gustave-Adolphe Kietz à qui l'on doit ces documents sur Papo raconte qu'il tombait dans le piège chaque fois qu'il dînait chez Wagner. Au bruit que faisait Papo, il tournait la tête pour voir la personne qui entrait. Sur quoi Richard Wagner qui guettait ce geste manifestait chaque fois le même plaisir.
M. M.
*Le Journal des débats politiques et littéraires, 18 février 1908, p.3
**Kloss (E.), Wagner-Anekdoten: Aus d. besten Quellen geschöpft, Berlin, Schuster & Loeffler, 1908. - 128 pp.
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