Le texte de la préface des écrits de Champfleury a déjà fait l'objet d'un premier article (cliquer ici) Nous proposons ici le premier des deux chapitres des Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui de Champfleury consacrés à Richard Wagner, un chapitre qu'il dédicace au romancier Barbara. Cet article est fait de réflexions fragmentées mais cependant souvent en enchaînement logique sur le premier des concerts parisiens de Richard Wagner, en janvier 1860. Le programme de ce fameux concert du 25 janvier 1860 au Théâtre italien, auquel assistait Champfleury qui le commente ici, contenait les partitions suivantes:
Ouverture du Vaisseau fantôme,
Ouverture de Lohengrin,
Prélude du IIIe acte et marche nuptiale de Lohengrin,
Ouverture de Tannhäuser (version de Dresde),
Entrée des chevaliers au IIe acte de Tannhäuser,
Ouverture de Tristan et Isolde
Au romancier Barbara
Elles ne sont donc pas perdues, mon cher ami, les longues soirées qu'il y a dix ans nous passions à étudier les œuvres d'Haydn, de Mozart et de Beethoven.
Quand je quittai ces heureux quatuors de notre jeunesse, c'est que je compris combien sont dangereuses les infidélités faites au livre. Les efforts nerveux dépensés au service de la musique étaient autant de perdu pour le roman ; mais il ne m'en resta pas moins une vive curiosité pour les œuvres musicales modernes ou anciennes, et mercredi, 21 janvier 1860, à l'audition du premier fragment de Richard Wagner, je sentis pousser sur le riche fumier que nous avions amassé lentement pendant quelques années, les fleurs charmantes de l'Initiation musicale.
Je comprenais la pensée du maître, et c'est ce qui motive la présente lettre pour laquelle j'interromps les travaux les plus pressants, me souciant médiocrement des intérêts d'aujourd'hui et de demain, impatient de crier la vérité, ne pouvant échapper à la tyrannie de la pensée qui m'envoie au cerveau des phrases toutes faites sur l'œuvre de Richard Wagner, et qui me commande enfin les lignes qui vont suivre frémissantes, laissant à peine à ma plume le temps de les tracer.
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Richard Wagner! Je retrouve ce nom logé dans un coin de ma mémoire par un critique académique, M. Fétis père, de Bruxelles en Brabant; Van Fétis, un rat de bibliothèque, un commentateur sans portée, un biographe à coups de ciseaux, qui a écrit quelque part que Wagner « était le Courbet de la musique. »
Comme vous le pouvez croire, c'était dans la pensée du Flamand une insulte qui me donna longtemps à réfléchir.
Que pouvait être un Courbet en musique? C'est ce que je cherchai péniblement.
Le grand peintre, assailli et insulté depuis si longtemps par les gandins de petits journaux, est un artiste remarquable avant tout par la puissance de son pinceau.
On peut découper dans chacune de ses toiles un morceau, c'est de la peinture; mais comme les Français ne se connaissent pas en peinture et qu'ils s'attachent avant tout au sujet, à l'esprit et au joli, Courbet ne pouvait être compris.
En même temps, l'accusation de réalisme venait se joindre aux efforts des jaloux pour empêcher le développement du maître, et il en était de ce mot de réalisme comme du titre de musique de l'avenir, dont on a affublé ironiquement Richard Wagner.
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Je parlerai plus tard du titre de musique de l'avenir, dont les adversaires de Wagner se sont servis longtemps comme d'une massue, croyant l'accabler ; mais les massues des journalistes sont comme les massues des Funambules, en toile peinte avec du foin dedans.
Ne faut-il pas avant tout adresser des remercîments aux critiques de profession dont tous les coups portent à faux? Ils arrêtent d'abord la marche de l'homme fort, nuisent à sa fortune, jettent des bâtons dans les roues, creusent des ornières pour faire verser le char, élèvent des barricades vermoulues derrière lesquelles ils se tiennent tremblants, armés de vieilles seringues pleines d'encre. Tout d'un coup, après des mois de défaillance, l'artiste se relève, fier, convaincu, fort, et d'un seul de ses regards il fait fuir les médiocrités, les jaloux, les impuissants, les inutiles, les pâles seringueurs d'encre, et traverse triomphalement la voie sur laquelle s'empresse une foule enthousiaste.
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Tel est Wagner aujourd'hui, après la séance du mercredi 24 janvier 1860*, qui restera dans les éphémérides de l'Art.
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Dès l'arrivée du maître, je compris à la physionomie de l'orchestre que la cause était gagnée. Les musiciens se dérangèrent avec respect et joie, impatients de commencer, et saluant l'arrivée de Richard Wagner par des applaudissements d'archets sur le bois de leurs instruments.
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Wagner est pale avec un beau front dont la partie près de la racine du nez offre des bosses très-accusées. Il porte des lunettes et des cheveux abondants sans exagération. C'est une nature bilieuse, ardente au travail, pleine de conviction, aux lèvres minces, à la bouche légèrement rentrée, et le trait le plus caractéristique dans les détails vient de son menton, se rapprochant de la famille des mentons de galoche.
Il y a en lui de la timidité, de la naïveté, du contentement des murmures d'une salle qui paraît disposée à écouter religieusement. De cette personnalité allemande et modeste jaillit une sorte de charme particulier auquel nous ne sommes guère habitués.
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Cet homme, je le sens, n'a rien de commun avec les compositeurs excentriques qui s'habillent bizarrement, essayent d'influencer la salle par un regard satanique, et secouent une longue crinière. Wagner s'est à peine tourné vers le public, et il est en train de donner ses dernières instructions aux musiciens groupés autour de lui.
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Que se passe-t-il dans l'esprit de l'artiste qui tourne le dos au public, et qui va dans cinq minutes être jugé par des Parisiens, c'est-à-dire des êtres qui veulent être amusés avant tout, et dont les représentants les plus immédiats, les directeurs de théâtre, ont protesté de tout temps contre les tentatives nouvelles?
En cinq minutes, un jugement peut être rendu par ce jury frivole contre un homme qui donne en une heure le résultat de trente ans d'études, de souffrances et d'abnégation.
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Et les musiciens qui n'ont répété que trois fois ces œuvres nouvelles!
Et les choristes, qui sont d'honnêtes Allemands amateurs, qu'on a réunis à la hâte pour le concert! On parle des émotions du condamné à mort quand le juge vient lui signifier que le moment fatal est arrivé. L'Art donne des émotions non moins cruelles, qui se répètent journellement.
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Je n'ai pas le programme du concert sous les yeux. Par quoi commençait-on ? Sont-ce des fragments de Lohengrin ou de Tannhœuser ? Qu'importe? Je ne prétends pas donner une analyse régulière de chacun de ces fragments, mais la somme de sensations que j'ai recueillies de l'ensemble.
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J'avoue que l'absence de mélodies, dont les prétendus connaisseurs parlaient depuis longtemps dans les revues et les gazettes, me préoccupait vivement; et les tentatives que j'avais entendues en France, dans ce même sens, n'étaient pas propres à faire de moi un enthousiaste.
Des orchestrations étranges, des accouplements bizarres d'instruments à timbres ennemis, des mélodies singulières rompues tout à coup comme par un méchant gnome, des armées formidables d'instrumentistes et de choristes, des télégraphes portant le commandement du chef d'orchestre à d'autres sous-chefs dans d'autres salles, à la cave et au grenier, comme nous en avons pu voir dans certains concerts de M. Berlioz, me donnaient un certain effroi de celte musique de l'avenir d'outre-Rhin, dont les gens sérieux ne parlaient qu'avec dédain.
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Dès les premières mesures de l'ouverture, les critiques chagrins qui trompent le public par esprit de dénigrement hostile et par une jalouse impuissance, comprirent qu'ils n'avaient qu'à fuir, car Richard Wagner était applaudi par la foule frémissante, qui a le sentiment du Beau et du Juste, et qui se sentait remuée jusqu'au plus profond de son être par des ondes musicales qu'un navigateur venait de découvrir.
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Absence de mélodies, disaient les critiques.
Chaque fragment de chacun des opéras de Wagner est une large et immense mélodie, semblable au spectacle de la mer.
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Quel est celui qui, jetant les yeux sur l'Océan troublé ou sur la bleue Méditerranée, s'aviserait d'y chercher une petite maison blanche à volets verts?
Une fois balancé par ces flots d'harmonie souveraine dont Wagner a le secret, ne serait-ce pas d'un fou que de demander un petit air de la Fanchonnette?
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La musique de Wagner me reporte à des époques lointaines, où seul, dans un petit village normand, étendu dans les genêts sur la falaise, je regardais, défiant l'ennui, la mer toujours belle, toujours nouvelle et portant aux grandes pensées.
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Il y a dans l'œuvre de Wagner le sentiment religieux que vous laisse une forêt épaisse, quand vous la traversez en silence. Alors se détachent une à une les passions de la civilisation. L'esprit quitte sa petite boîte de carton, où chacun a coutume de l'enfermer pour aller en soirée; il s'épure, grandit à vue d'oeil, respire de contentement et semble grimper jusqu'à la cime des grands arbres.
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Ce ne sont pas des phrases.
Mais comment rendre, sinon par des analogies de sensations, la langue mystique des sons enivrants?
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Cependant il faut essayer de faire comprendre à ceux qui ignorent, que la musique de Wagner n'est pas de la musique imitative.
Dans la Symphonie des Saisons, Haydn a tenté d'indiquer « le passage de l'hiver au printemps. » Ainsi que celles-ci les paroles suivantes sont textuelles: « les épais brouillards par lesquels l'hiver commence. » Tentatives d'un grand maître qui lui ont attiré de singuliers disciples.
Coucher de soleil, la lune à demi voilée, le chant de l'alouette dans les blés et jusqu'au vol rapide d'un oiseau à long bec traversant le paysage, voilà ce que les singes de la musique imitative ont prétendu montrer dans leurs symphonies.
C'est là ce qu'on pourrait appeler, dans le mauvais sens du mot, du réalisme en musique, l'enjambement monstrueux d'un art sur un autre art, aussi équivoque qu'un cep de raisin greffé sur un poirier.
Wagner n'appartient en rien à cette école. Il semble puéril d'insister là-dessus: mais j'écris surtout pour ceux qui ne pourront entendre ses concerts.
Le compositeur se rapprocherait plutôt des lignes que Beethoven a écrites en regard d'un passage de la Symphonie pastorale : « Plutôt expression de sentiment que peinture. » Belle parole, plus juste que celle de Haydn.
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Ce n'est pas encore là ce qui peut rendre la musique de Wagner. Je ne connais ni le sujet de ses opéras, ni la splendide étoffe qui les recouvre. Je n'ai vu que des morceaux de cette étoffe. II me semble qu'un fragment de tapisserie du moyen-âge me tombe tout à coup sous les yeux. Des têtes de chevaliers, dessinées à l'aiguille à grands traits, apparaissent; un varlet coupé à mi-corps tient un faucon sur le poing. Dans un coin de la tapisserie est écrit en lettres gothiques : Amadis de Gaule. Toute une époque se déroule : les gestes de Charlemagne, les chevaliers de la Table ronde, les douze preux, des personnages vaillants, plus grands que nature , avec des durandal formidables et des casques de géant.
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Dans les fragments du Tannhœuser, de Lohengrin, de Tristan et Isolde, du Saint-Graal, toute une époque chevaleresque reparaît ; les personnages des drames de Wagner appartiennent à ces temps héroïques dont les frères Grimm ont recueilli pieusement les traditions en Allemagne. Quoique la fabulation du drame n'appartienne pas au vieux poème allemand de Parcifal, le Lohengrin du compositeur n'est-il pas le même que celui de la légende?
« Lohengrin allait justement, en ce moment, mettre le pied à l'étrier ; alors parut sur l'eau un cygne qui traînait derrière lui une barque. A peine Lohengrin l'eut-il aperçu, qu'il s'écria :
«Bonne nuit, mon coursier, à l'écurie ! Je veux aller avec cet oiseau et le suivre où il me conduira.»
"Dans sa confiance en Dieu, il ne prit point de vivres avec lui ; après cinq jours de navigation sur la mer, le cygne fourra son bec dans l'eau et prit un poisson ; il en mangea la moitié, et donna l'autre moitié au prince. »
Aux Italiens, je n'ai pas voulu lire le livret. Avant tout, j'avais soif de musique; le drame m'eût préoccupé. Un concert n'est pas une représentation ; les vrais musiciens ne connaissent d'autre langue que la langue des sonorités, et l'imprimerie n'a que faire devant un orchestre.
Plus tard, quand seront représentés les opéras dans leur ensemble, la question sera tout autre. Il sera bon de voir comment le compositeur, qui est son propre poète, a fondu en un ces deux arts différents.
Après la première partie du concert, ce fut un bruit dans le foyer, des conversations haletantes, précipitées, des acclamations spontanées et des dénigrements sans portée. La bataille était gagnée, mais il y avait (ce qui ne se voit jamais dans la guerre), des esprits en arrière, embourbés dans un fossé, loin du danger, qui essayaient de médire du vaillant général.
Ils étaient peu nombreux, on les comptait, et ils parlaient avec les grimaces et la colère de singes devant qui on admirerait une belle étoffe, et qui la déchireraient en mille morceaux.
Il parait que l'artiste a besoin d'être excité par ces animaux malfaisants; car de même qu'aussitôt qu'un âne vient au monde, il pousse dix gourdins pour le rosser, à peine un grand esprit se montre-t-il dans l'arène, qu'il a à ses trousses cinquante aboyeurs.
Il faut laisser aux critiques le soin de parler de dièses, de bémols, de tonalité, de modulations ascendantes, de chromatique, etc. Ce qui me reste à dire est plus intéressant.
Le fragment du Saint-Graal est un de ceux qui m'a le plus frappé par son mysticisme religieux et le frémissement de chanterelle des violons, à la fois doux, clair et transparent comme du cristal. L'orchestre s'anime peu à peu, et arrive à une sorte d'apothéose rayonnante, qui transporte l'auditeur dans des mondes inconnus.
Au moment de mettre sous presse, on m'a procuré le livret de concert. Il est bon de citer le fragment du Saint-Graal, tiré de l'opéra de Lohengrin :
« Dès les premières mesures, l'âme du pieux solitaire qui attend le vase sacré, plonge dans les espaces infinis. Il voit se former peu à peu une apparition étrange, qui prend un corps, une figure. Cette apparition se précise davantage, et la troupe miraculeuse des anges, portant au milieu d'eux la coupe sacrée, passe devant lui. Le saint cortège approche ; le cœur de l'élu de Dieu s'exalte peu à peu ; il s'élargit, il se dilate ; d'ineffables aspirations s'éveillent en lui ; il cède à une béatitude crois- sante, en se trouvant toujours rapproché de la lumineuse apparition, et quand enfin le Saint-Graal lui-même apparaît au milieu du cortège sacré, il s'abîme dans une adoration extatique, comme si le monde entier eût soudainement disparu. »
« Cependant le Saint-Graal répand ses bénédictions sur le saint en prière et le consacre chevalier. Puis les flammes brûlantes adoucissent progressivement leur éclat; dans sa sainte allégresse, la troupe des anges, souriant à la terre qu'elle abandonne, regagne les célestes hauteurs. Elle a laissé le Saint-Graal à la garde des hommes purs, dans le cœur desquels la divine liqueur s'est répandue et l'auguste troupe s'évanouit dans les profondeurs de l'espace, de la même manière qu'elle en était sortie. »
Que les esprits poétiques relisent ces lignes et les habillent des mélodies de l'imagination, ils pourront peut-être se faire une idée du profond sentiment musical du Saint-Graal.
Deux heures de cette musique m'ont laissé sans fatigue, heureux et plein d'enthousiasme.
Si Wagner se rattache à la grande école de Mozart et de Beethoven, c'est par la simplicité de l'orchestration.
Le bruit, qui a égaré tant de compositeurs à la recherche d'effets nouveaux, est heureusement exilé de son œuvre.
Wagner a trouvé le grand, l'éloquent, le passionné, l'imposant, avec peu de moyens; son orchestration large et pénétrante remplit la salle. L'attention n'est distraite par aucun instrument; ils sont harmonieusement fondus en un seul.
On dit le grand compositeur brisé et portant des traces visibles d'altération sur la physionomie.
Ce ne sont pas les fatigues de ces derniers concerts, l'accueil du public a été trop enthousiaste et trop décisif à la soirée d'avant-hier ; mais ce sont des angoisses et des amertumes de quinze ans, que le temps enlèvera difficilement.
Quelle destinée que celle de Richard Wagner!
Qui ne connaît les dernières années de la vie de Beethoven, quand aigri, hypocondriaque, maladif, il étonnait ses compatriotes par sa vie solitaire?
Beethoven, devenu sourd, conduisant l'orchestre malgré sa surdité, et s'efforçant de comprendre ses interprètes par le regard!
Il n'y a rien de plus terrible dans l'enfer du Dante. On croirait que le peintre Goya, aveugle à Bordeaux, peut seul marcher de pair dans l'infortune avec Beethoven atteint de surdité.
Richard Wagner a réuni en lui ces deux grands malheurs: sourd et aveugle.
Proscrit d'Allemagne à la suite d'événements politiques, il y a plus de dix ans qu'on joue ses opéras et qu'il ne peut les voir ni les entendre.
Ni Tannhœuser, ni Lohengrin n'ont pu lui ouvrir les portes de son pays natal.
Les Allemands ont acclamé son nom, ses œuvres ont défrayé tous les théâtres prussiens et autrichiens, et lui vivait retiré dans une modeste retraite à Zurich , écoutant le soir si le vent ne lui apportait pas des lambeaux de ses mélodies, à l'heure où ceux qui l'empêchaient de rentrer en Allemagne jouissaient de ses expansions musicales.
Est-il assez digne d'intérêt l'artiste qui n'entend ni ne voit ses musiciens et ses chanteurs? Les murmures d'une salle attentive, les frémissements électriques qui parcourent tout un public, jusqu'à son silence glacial quand le compositeur s'est égaré, tous ces renseignements, qui servent de jalons à une œuvre nouvelle, étaient perdus pour Wagner.
L'exil n'est pas un puissant mobile de l'Art. Beaucoup risquent de s'y éteindre dans d'amères récriminations ou des assoupissements morbides. Wagner a échappé à ces défaillances : retiré depuis quelques années à Zurich , il a composé deux opéras nouveaux, et il a choisi Paris comme le creuset où viennent se fondre et se faire contrôler les métaux précieux qu'on découvre à l'étranger.
Les trois concerts actuels qui vont se donner successivement ne sont que des pages détachées de grands poèmes déjà connus; au printemps, Paris pourra jouir dans leur ensemble des opéras inédits, sous la direction du grand maître, qui ne veut prendre la place de personne. Au printemps, accourront de toute l'Allemagne chefs d'orchestre, maîtres de chapelle, cantatrices, chanteurs et choristes, toute une armée d'Allemands, empressés de recevoir les instructions de l'artiste.
L'audition à Paris des deux opéras de Wagner ne sera qu'une sorte de répétition donnée à l'Allemagne; mais quel intérêt offrira cette répétition! Et ne faut-il pas remercier le Destin qui pousse à son gré les hommes çà et là, les transplante de leur pays natal pour répandre les idées nouvelles sur une terre étrangère?
L'homme est sacrifié , mais l'Art y trouve son compte.
Je cherche, et je ne trouve nulle part de martyre comparable à celui de Wagner.
Dans son œuvre pas de colères!
J'aurais voulu entendre un fragment plein de tempêtes et de dissonances, qui fit mal aux oreilles, qui blessât le public jusqu'au sang. Par là l'artiste se serait vengé. Quel beau spectacle que celui d'hommes qui interdisent à un artiste de baiser le sol natal et qui en sont punis par le châtiment de mélodies agaçantes, faisant grincer les dents de ceux qui les écoutent, s'accrochant au souvenir comme un voleur à un habit, apportant dans la nuit des cauchemars vengeurs!
Wagner s'est montré plus noble.
La beauté, la grandeur et le calme semblent les piédestaux sur lesquels il a posé ses légendes. Chacun de ses opéras est une aspiration à cette musique de l'avenir dont les sots et les gens frivoles ont parlé sans la connaître.
Une félicité rayonnante ressort de l'ensemble de sa puissante harmonie.
Je crois l'avoir dit dans la Mascarade de la vie parisienne : « L'artiste est une oie dont on cloue les pattes sur une planche et qu'on laisse mourir auprès d'un grand feu , afin que son foie augmente. » Par ce procédé, on obtient un gros foie qui entre dans la combinaison du pâté. Quand le pâté de foie gras est bien accommodé, c'est un bon manger. »
Nuit du 27 janvier 1860.
Aux Italiens, je n'ai pas voulu lire le livret. Avant tout, j'avais soif de musique; le drame m'eût préoccupé. Un concert n'est pas une représentation ; les vrais musiciens ne connaissent d'autre langue que la langue des sonorités, et l'imprimerie n'a que faire devant un orchestre.
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Plus tard, quand seront représentés les opéras dans leur ensemble, la question sera tout autre. Il sera bon de voir comment le compositeur, qui est son propre poète, a fondu en un ces deux arts différents.
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Après la première partie du concert, ce fut un bruit dans le foyer, des conversations haletantes, précipitées, des acclamations spontanées et des dénigrements sans portée. La bataille était gagnée, mais il y avait (ce qui ne se voit jamais dans la guerre), des esprits en arrière, embourbés dans un fossé, loin du danger, qui essayaient de médire du vaillant général.
Ils étaient peu nombreux, on les comptait, et ils parlaient avec les grimaces et la colère de singes devant qui on admirerait une belle étoffe, et qui la déchireraient en mille morceaux.
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Il parait que l'artiste a besoin d'être excité par ces animaux malfaisants; car de même qu'aussitôt qu'un âne vient au monde, il pousse dix gourdins pour le rosser, à peine un grand esprit se montre-t-il dans l'arène, qu'il a à ses trousses cinquante aboyeurs.
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L'ouverture de Tannhœuser était déjà connue à Paris de quelques-uns qui l'avaient entendue dans un concert à un franc, entre une polka et un quadrille, autant que le permettaient les aimables conversations des coulissiers et des filles; mais si les choristes avaient chanté avec plus d'ensemble le chœur de l'introduction, quel effet n'eût-il pas produit?
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Il faut laisser aux critiques le soin de parler de dièses, de bémols, de tonalité, de modulations ascendantes, de chromatique, etc. Ce qui me reste à dire est plus intéressant.
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Le fragment du Saint-Graal est un de ceux qui m'a le plus frappé par son mysticisme religieux et le frémissement de chanterelle des violons, à la fois doux, clair et transparent comme du cristal. L'orchestre s'anime peu à peu, et arrive à une sorte d'apothéose rayonnante, qui transporte l'auditeur dans des mondes inconnus.
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Au moment de mettre sous presse, on m'a procuré le livret de concert. Il est bon de citer le fragment du Saint-Graal, tiré de l'opéra de Lohengrin :
« Dès les premières mesures, l'âme du pieux solitaire qui attend le vase sacré, plonge dans les espaces infinis. Il voit se former peu à peu une apparition étrange, qui prend un corps, une figure. Cette apparition se précise davantage, et la troupe miraculeuse des anges, portant au milieu d'eux la coupe sacrée, passe devant lui. Le saint cortège approche ; le cœur de l'élu de Dieu s'exalte peu à peu ; il s'élargit, il se dilate ; d'ineffables aspirations s'éveillent en lui ; il cède à une béatitude crois- sante, en se trouvant toujours rapproché de la lumineuse apparition, et quand enfin le Saint-Graal lui-même apparaît au milieu du cortège sacré, il s'abîme dans une adoration extatique, comme si le monde entier eût soudainement disparu. »
« Cependant le Saint-Graal répand ses bénédictions sur le saint en prière et le consacre chevalier. Puis les flammes brûlantes adoucissent progressivement leur éclat; dans sa sainte allégresse, la troupe des anges, souriant à la terre qu'elle abandonne, regagne les célestes hauteurs. Elle a laissé le Saint-Graal à la garde des hommes purs, dans le cœur desquels la divine liqueur s'est répandue et l'auguste troupe s'évanouit dans les profondeurs de l'espace, de la même manière qu'elle en était sortie. »
Que les esprits poétiques relisent ces lignes et les habillent des mélodies de l'imagination, ils pourront peut-être se faire une idée du profond sentiment musical du Saint-Graal.
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Deux heures de cette musique m'ont laissé sans fatigue, heureux et plein d'enthousiasme.
Si Wagner se rattache à la grande école de Mozart et de Beethoven, c'est par la simplicité de l'orchestration.
Le bruit, qui a égaré tant de compositeurs à la recherche d'effets nouveaux, est heureusement exilé de son œuvre.
Wagner a trouvé le grand, l'éloquent, le passionné, l'imposant, avec peu de moyens; son orchestration large et pénétrante remplit la salle. L'attention n'est distraite par aucun instrument; ils sont harmonieusement fondus en un seul.
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On dit le grand compositeur brisé et portant des traces visibles d'altération sur la physionomie.
Ce ne sont pas les fatigues de ces derniers concerts, l'accueil du public a été trop enthousiaste et trop décisif à la soirée d'avant-hier ; mais ce sont des angoisses et des amertumes de quinze ans, que le temps enlèvera difficilement.
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Quelle destinée que celle de Richard Wagner!
Qui ne connaît les dernières années de la vie de Beethoven, quand aigri, hypocondriaque, maladif, il étonnait ses compatriotes par sa vie solitaire?
Beethoven, devenu sourd, conduisant l'orchestre malgré sa surdité, et s'efforçant de comprendre ses interprètes par le regard!
Il n'y a rien de plus terrible dans l'enfer du Dante. On croirait que le peintre Goya, aveugle à Bordeaux, peut seul marcher de pair dans l'infortune avec Beethoven atteint de surdité.
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Richard Wagner a réuni en lui ces deux grands malheurs: sourd et aveugle.
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Proscrit d'Allemagne à la suite d'événements politiques, il y a plus de dix ans qu'on joue ses opéras et qu'il ne peut les voir ni les entendre.
Ni Tannhœuser, ni Lohengrin n'ont pu lui ouvrir les portes de son pays natal.
Les Allemands ont acclamé son nom, ses œuvres ont défrayé tous les théâtres prussiens et autrichiens, et lui vivait retiré dans une modeste retraite à Zurich , écoutant le soir si le vent ne lui apportait pas des lambeaux de ses mélodies, à l'heure où ceux qui l'empêchaient de rentrer en Allemagne jouissaient de ses expansions musicales.
Est-il assez digne d'intérêt l'artiste qui n'entend ni ne voit ses musiciens et ses chanteurs? Les murmures d'une salle attentive, les frémissements électriques qui parcourent tout un public, jusqu'à son silence glacial quand le compositeur s'est égaré, tous ces renseignements, qui servent de jalons à une œuvre nouvelle, étaient perdus pour Wagner.
L'exil n'est pas un puissant mobile de l'Art. Beaucoup risquent de s'y éteindre dans d'amères récriminations ou des assoupissements morbides. Wagner a échappé à ces défaillances : retiré depuis quelques années à Zurich , il a composé deux opéras nouveaux, et il a choisi Paris comme le creuset où viennent se fondre et se faire contrôler les métaux précieux qu'on découvre à l'étranger.
Les trois concerts actuels qui vont se donner successivement ne sont que des pages détachées de grands poèmes déjà connus; au printemps, Paris pourra jouir dans leur ensemble des opéras inédits, sous la direction du grand maître, qui ne veut prendre la place de personne. Au printemps, accourront de toute l'Allemagne chefs d'orchestre, maîtres de chapelle, cantatrices, chanteurs et choristes, toute une armée d'Allemands, empressés de recevoir les instructions de l'artiste.
L'audition à Paris des deux opéras de Wagner ne sera qu'une sorte de répétition donnée à l'Allemagne; mais quel intérêt offrira cette répétition! Et ne faut-il pas remercier le Destin qui pousse à son gré les hommes çà et là, les transplante de leur pays natal pour répandre les idées nouvelles sur une terre étrangère?
L'homme est sacrifié , mais l'Art y trouve son compte.
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Je cherche, et je ne trouve nulle part de martyre comparable à celui de Wagner.
Dans son œuvre pas de colères!
J'aurais voulu entendre un fragment plein de tempêtes et de dissonances, qui fit mal aux oreilles, qui blessât le public jusqu'au sang. Par là l'artiste se serait vengé. Quel beau spectacle que celui d'hommes qui interdisent à un artiste de baiser le sol natal et qui en sont punis par le châtiment de mélodies agaçantes, faisant grincer les dents de ceux qui les écoutent, s'accrochant au souvenir comme un voleur à un habit, apportant dans la nuit des cauchemars vengeurs!
Wagner s'est montré plus noble.
La beauté, la grandeur et le calme semblent les piédestaux sur lesquels il a posé ses légendes. Chacun de ses opéras est une aspiration à cette musique de l'avenir dont les sots et les gens frivoles ont parlé sans la connaître.
Une félicité rayonnante ressort de l'ensemble de sa puissante harmonie.
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Je crois l'avoir dit dans la Mascarade de la vie parisienne : « L'artiste est une oie dont on cloue les pattes sur une planche et qu'on laisse mourir auprès d'un grand feu , afin que son foie augmente. » Par ce procédé, on obtient un gros foie qui entre dans la combinaison du pâté. Quand le pâté de foie gras est bien accommodé, c'est un bon manger. »
Nuit du 27 janvier 1860.
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