Le peuple fête les chagrins comme les bonheurs,
et la répétition ne le fatigue jamais
Victor Cherbuliez
Victor Cherbuliez (photo Eugène Pirou) |
Contemporain du Roi Louis II de Bavière (1845-18869, Victor Cherbuliez, né à Genève en 1829 et mort à Combs-la-Ville en 1899, fut un romancier, auteur dramatique, essayiste et critique littéraire français. Né dans une famille française réfugiée en Suisse à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes, il redevient français en 1880 par le bénéfice du droit de « grande naturalisation». L'année suivante, il fut élu à l'Académie française.
Il est l'auteur d'une trentaine de romans, dont la plupart sont aujourd'hui oubliés. Il a également publié des œuvres critiques et des chroniques politiques dans la Revue des deux Mondes.
Dans ses Profils étrangers, un de ses derniers ouvrages, publié l'année de sa mort, il évoque une quinzaine de personnalités comme le philosophe Hegel, le Prince de Bismarck, Lord Beaconsfield ou Guillaume de Humboldt. Nous retranscrivons ici l'intéressante étude qu'il consacre au Roi Louis II de Bavière, et qu'il introduit par l'évocation des festivités du 700e anniversaire du règne des Wittelsbacher, qui eurent lieu en 1880. L'intérêt de cet essai est la perspective politique du point de vue adopté et une approche réfléchie de la vie de Louis II.
Dans l'été de 1880, les Bavarois s'apprêtaient à
célébrer une grande fête nationale. Ils se souvenaient qu'en 1180, un descendant du margrave
Arnoul II, le comte palatin Othon de Wittelsbach,
fut proclamé duc de Bavière, que dans la suite des
temps, les Wittelsbach étaient devenus des électeurs,
puis des rois, et que sept siècles entiers s'étaient
écoulés depuis leur avènement au pouvoir. D'un
bout à l'autre du royaume, dans la Haute et dans la
Basse-Bavière, dans les deux Palatinats, dans les
trois Franconies comme dans la Souabe, nobles,
bourgeois et paysans se disposaient à prouver par
l'éclat de leurs réjouissances leur immuable attachement à la famille de leurs princes. On voulait
donner de la pompe à ce jubilé, on ne regardait pas
à la dépense, et cependant les temps étaient durs.
Au mois de septembre 1879, le ministre des finances,
M. de Riedel, avait annoncé aux Chambres que le
budget se soldait par un déficit de plus de 13 millions de marks et que pour le couvrir il fallait augmenter
de 2 marks par hectolitre l'impôt sur le malt. On
pouvait en conclure que désormais le litre de bière
coûterait un peu plus cher, et le moindre renchérissement de la bière est, pour les Bavarois, une véritable calamité publique.
Le roi Louis II n'avait encore que trente-cinq ans,
et depuis seize ans déjà il était sur le trône. La mort
prématurée de son père, Maximilien II, l'avait obligé
d'interrompre ses études universitaires pour faire
dès 1864 son métier de roi. Il avait regretté ses
professeurs et remplacé leurs leçons par de sérieuses
et abondantes lectures. Dès les premiers jours de
son règne, ses sujets l'avaient fêté, adoré. On le
disait doux et généreux, il passait pour avoir toutes
les bonnes intentions, des goûts nobles, l'esprit
élevé, la passion des arts et de la poésie, l'amour
des grands sentiments et des grandes choses. Tous
ceux qui l'approchaient vantaient le charme de ses
manières et de sa conversation; il séduisait, il fascinait. Comme le roi George V de Hanovre, il était
l'homme le mieux fait, le plus distingué de son
royaume ; quiconque l'avait rencontré pouvait dire : "J'ai vu passer la royauté." Mais à la noblesse de son
maintien, à sa superbe prestance, ce Wittelsbach
joignait des grâces romantiques que les Guelfes ne
connaissent pas. Il y avait du mystère dans son sourire, de l'inquiétude dans son regard, et parfois ses
yeux semblaient chercher autour de lui quelque chose
qu'ils ne trouvaient pas. On prétendait que, dans
son enfance, étant sujet aux insomnies et n'aimant
pas à être seul la nuit, il faisait venir sa gouvernante pour lui raconter jusqu'au matin de longues
histoires où intervenaient des fées, des nixes et des
génies. Le goût des génies et des fées lui était resté,
et la grave, la plantureuse Bavière pouvait se vanter
d'avoir pour souverain un vrai roi de roman.
Mais ce roi de roman était quelquefois un roi
sage; il avait au moins un bon sens intermittent,
dont il donna à son peuple une preuve manifeste
en 1880, à l'occasion du jubilé des Wittelsbach. Il
n'entendait pas qu'on fît des folies en son honneur;
il écrivit aux deux conseils administratifs de sa
capitale pour leur représenter la difficulté des temps
et les engager à ne pas dépenser tous leurs deniers
en flammes du Bengale et en feux d'artifice, leur déclarant qu'il attachait plus d'importance aux bons
sentiments qu'à l'éclat des démonstrations. En conséquence, il demandait qu'une partie des sommes
votées pour les fêtes fût affectée à quelque œuvre
de bienfaisance. Il fut écouté, il fut obéi, et les
530 000 marks que produisirent les collectes furent
consacrés à une fondation destinée à secourir la
classe ouvrière dans les villes et dans les campagnes. En même temps, Louis II prenait dans la
succession de son père 650 000 marks, qui devaient
servir à encourager des travaux d'art et de science.
Pouvait-il faire un usage plus judicieux de son
argent et donner à ses sujets de plus sages instructions touchant la meilleure manière de célébrer des
fêtes nationales? Le 22 août, il leur adressait une
proclamation, à laquelle on n'eût rien trouvé à reprendre si le style en eût été plus simple, moins
précieux : « Votre loyale fidélité, leur disait-il, est le fondement de mon trône, votre attachement à ma
dynastie et à ma personne est le plus beau joyau de
ma couronne. Je vous remercie du plus profond de
mon âme, et je me plais à vous donner l'assurance
que votre bonheur est la condition de ma propre
félicité. C'est avec ces sentiments que j'entre dans le VIIIe siècle de règne des Wittelsbach. » Trois jours
après, on procédait à la célébration du jubilé, et l'empressement que témoignèrent et les hautes et
les basses classes donna la mesure de la popularité
dont jouissait encore l'arrière-petit-fils de l'électeur
Maximilien-Joseph IV, devenu roi de Bavière par la
paix de Presbourg et par la grâce de Napoléon Ier.
Les Bavarois auraient éprouvé un douloureux
étonnement si, au milieu de leurs réjouissances, un
prophète était venu leur annoncer que, six ans plus
tard, leur jeune souverain serait fou à lier, qu'il
faudrait l'enfermer et qu'il donnerait à l'Europe le
tragique spectacle d'un roi incapable de survivre à
sa déchéance, et qui aime mieux se tuer que de
n'être plus roi. Toutefois, si populaire qu'il fût
encore et bien que personne ne lui fît l'injure de
douter de sa raison, on signalait depuis longtemps
dans sa conduite, dans ses habitudes, comme dans
son caractère, dans son langage quelques bizarreries qui choquaient et inquiétaient son peuple.
On lui reprochait, tout d'abord, son entêtement à
ne pas se marier. Un jour on s'était flatté qu'il se
résoudrait à franchir le pas. En 1869, il avait paru
concevoir un goût très vif pour la princesse Sophie
de Bavière, aujourd'hui duchesse d'Alençon. En
sortant d'un bal, où il s'était déclaré, il était monté à cheval et jusqu'à l'aube il avait galopé dans les
bois et raconté son aventure aux étoiles. Mais celte
aventure n'avait point eu de lendemain; cette grande
passion s'était bientôt calmée, cet amoureux s'était
subitement refroidi et retiré. Son essai malencontreux l'avait à jamais dégoûté de l'amour ; les femmes
lui inspiraient dorénavant un invincible éloignement; à la réserve de sa mère, de la princesse Gisèle
et de l'impératrice d'Autriche, il affectait de les
mépriser toutes. Faut-il croire qu'aucune d'elles ne
ressemblait à ses fées ou qu'amoureux de sa liberté,
ce fier Hippolyte avait juré de ne laisser jamais
asservir son cœur? La cantatrice qui se permit, un
soir, de lui planter un baiser sur le front faillit payer
de sa vie son audacieuse entreprise. Il ne voulait
pas se donner, il voulait encore moins qu'on le prit.
Le grand Frédéric, lui aussi, aimait peu les femmes,
il cherchait ailleurs ses plaisirs: il s'était pourtant
laissé marier. Les Hohenzollern ne tentent jamais
de se soustraire aux obligations de leur état, aux
nécessités de la vie commune, aux devoirs ingrats
et déplaisants. Louis II, comte palatin du Rhin, duc
de Bavière, de Franconie et de Souabe, n'était pas
homme à sacrifier ses fantaisies ou ses dégoûts aux
convenances de ses sujets, et ses sujets s'en plaignaient tout en le respectant beaucoup.
On regrettait que ce prince, si jaloux de sa liberté,
si attentif à la défendre contre les femmes, la défendît
si mal contre certaines influences occultes et pernicieuses, contre d'indiscrets favoris qui s'insinuaient
dans ses bonnes grâces par la flatterie ou s'imposaient à sa confiance par l'audace de leur charlatanisme. Son grand-père avait prodigué ses faveurs
aux peintres, son père avait protégé les savants,
Louis II aimait passionnément la musique et ne se
défiait pas assez des musiciens. En 1866, quand
M. de Bismarck faisait avaler à TAllemagne « ces
fameuses pilules de fer et de sang », qui devaient
rétablir sa santé délabrée, et que le sort de plus
d'une couronne se jouait sur les champs de bataille,
le roi de Bavière s'était retiré dans son château de
Berg et dans Tîle des Roses. Sourd à la voix du
canon, prisonnier d'un magicien et victime de ses
enchantements, il songeait à régénérer son royaume
aux sons de la musique de l'avenir.
Le grand-père avait perdu son trône pour avoir
trop aimé Lola Montés; le petit-fils compromettait
le sien en abandonnant ses volontés au plus arrogant des grands artistes. On l'accusait d'avoir conclu "une sorte d'union morganatique" avec un
compositeur de génie très célèbre et très indiscret.
Il ne suffisait pas à Richard Wagner de puiser à
pleines mains dans la cassette royale; il se mêlait
de politique, il intriguait et cabalait, il aspirait à
devenir l'un de ces favoris tout-puissants qui font et
défont des ministères. Fort irrité contre le baron de
Pfordten, qui avait eu l'impertinence de l'exiler de
la cour, il se promettait de le renverser, et il avait
fait entrer dans le cabinet M. Pfistermeyer [sic], dont il
se servait pour préparer sa vengeance en tenant en
échec le président du conseil. Heureusement, le
maestro était un de ces hommes qui pèsent à la
main qui les nourrit; il lassa son maître, se rendit
incommode par l'intempérance de son orgueil, par l'excès de ses prétentions; il fut congédié et la
Bavière respira.
Mais de ce jour, Louis II se livra davantage, d'année
en année, à son humeur rêveuse et solitaire. Il s'enfermait, il se dérobait, il passait des mois entiers
dans ses chères montagnes, à Hohenschwangau,
comme s'il eût aimé à voir de haut son royaume et
son peuple. Il avait, plus que tout autre souverain, le
sentiment de sa grandeur, le respect de sa naissance,
la religion superstitieuse de la royauté et du droit
divin. Il se considérait comme un être à part, et il
lui semblait qu'une majesté se diminue quand elle
est d'approche trop facile et qu'elle entre en commerce avec les humains. Il avait professé en tout
temps un culte pour la mémoire de Louis XIV, et il
se flattait de lui ressembler. Infiniment curieux des
moindres détails de la vie de son héros, il se faisait
envoyer de Paris toutes les publications nouvelles
concernant la cour de Versailles. Ayant appris qu'un
de nos plus éminents diplomates possédait dans sa
galerie un tableau où de Troy a représenté le grand
roi recevant les ambassadeurs de Siam, il demanda,
à l'acheter. On lui répondit que le tableau n'était
pas à vendre ; il sollicita et obtint la permission de
le faire copier, si vif était son désir de multiplier
autour de lui les images du roi-soleil.
Il est plus facile d'admirer Louis XIV que de l'imiter. Si plein qu'il fût de sa grandeur et quoiqu'il ait
gâté plus d'une fois ses affaires par ses hauteurs intempestives, par de vaines ostentations, il avait trop de justesse dans l'esprit pour ne pas savoir que
noblesse oblige, que les grands honneurs ont leurs charges. Il était appliqué, il était laborieux et régulier dans son travail, exact à remplir ses engage-
ments. L'intérêt de l'État, a-t-il écrit, doit marcher
le premier. On doit forcer son inclination et ne pas
se mettre en état de se reprocher dans quelque
chose d'importance qu'on pouvait faire mieux. Quand
on a l'État en vue, on travaille pour soi; le bien de
l'un fait la gloire de l'autre.... Les princes doivent
avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garder contre soi-même,
prendre garde à son inclination et être toujours en
garde contre son naturel.... Le métier de roi est
grand, noble, flatteur, quand on se sent digne de
bien s'acquitter de toutes les choses auxquelles il
engage. » Louis II, qui croyait ressembler au roi-soleil, était inappliqué et fantasque; il aimait sa
gloire, il négligeait son métier; il fuyait la servitude
des engagements, il redoutait le contact des hommes
et le tracas des affaires, il ne s'est jamais gardé
contre lui-même et contre son naturel. Il pensait
avoir tout fait en soignant ses attitudes et que son
unique devoir était d'enseigner le respect à son
peuple en lui montrant de loin la figure d'un roi.
Ses sujets, qui l'aimaient toujours malgré ses faiblesses et ses infidélités, s'obstinaient à espérer qu'il
s'amenderait, que, mûri par l'âge et les expériences,
il prendrait à cœur ses devoirs. Après les cuisantes
humiliations qu'il avait essuyées en 1866, lorsqu'il
dut recevoir la loi d'un vainqueur irrité et superbe,
il parut sortir de son caractère. Il renvoya son
favori, il s'arracha à sa retraite, il se montra disposé à déférer aux vœux des Bavarois en renonçant à sa vie de garçon. Il ne donna point de suite à ses
projets de réforme, le naturel l'emporta sur ses
réflexions d'un jour. Incapable de s'astreindre à
aucune règle, ce n'était pas un souverain, c'était
l'éternel absent, et il n'intervenait dans les affaires
de l'État qu'à de capricieux intervalles, pour faire
acte d'autorité, pour prouver qu'il était là et donner,
de loin en loin, quelque exercice à sa main de roi. On
s'en affligeait à Munich ; en revanche, on était fort
content de lui à Berlin, et il faut convenir que ce
roi de Bavière était tel que la Prusse pouvait le
désirer. Après l'avoir traité de haut, M. de Bismarck
lui avait fait bon visage et s'était appliqué à rega-
gner sa confiance. C'est la méthode de ce grand
homme d'État ; tour à tour il inquiète, il menace et
il rassure ; après avoir frappé , il se radoucit subitement, il fait alterner les empressements avec
les rigueurs. Il sait que les caresses d'un brutal
ont un charme tout particulier , dont les souverains faibles, comme les femmes, ne savent pas se
défendre.
Dès lors, le roi Louis II se fit un devoir de se rendre
agréable à la cour de Prusse et de se recommander
au bon vouloir du chancelier de la Confédération du
Nord par ses abstentions ou par ses complaisances.
Ce fut, à vrai dire, sa seule règle de conduite; mais
il faut lui rendre la justice qu'il ne s'en départit
jamais, et il prouva ainsi qu'il était capable de con-
stance dans ses résolutions. Il aimait sa gloire, il
aimait encore plus son repos. Il ferma l'oreille aux
insinuations des patriotes qui se plaignaient qu'on
fît trop bon marché de la fierté bavaroise; il conforma toujours sa politique aux convenances et aux
désirs de M. de Bismarck.
Le meilleur moyen de ne pas trop souffrir de sa
dépendance est de vivre en de bons termes avec les
puissants et de se créer des droits à leurs bons procédés. Louis II disait à ses ministres : "Ne m'attirez
pas d'ennuis et laissez-moi rêver en paix". Le prince
Hohenlohe, qu'il avait appelé à la présidence de son
conseil, était l'homme le plus propre à établir de
bons rapports entre la Bavière et la Prusse, en conciliant la dignité avec beaucoup de modestie et avec
la prudence la plus circonspecte, "Nous ne voulons
pas entrer dans la Confédération du Nord, disait-il
aux députés bavarois dans la séance du 6 octobre 1867, mais nous ne voulons pas créer une ligue
constitutionnelle des États de l'Allemagne du Sud
sous la conduite de l'Autriche; nous voulons encore
moins instituer une Confédération du Sud s'appuyant
sur une puissance non allemande ; nous ne voulons
pas non plus pratiquer une politique de grande puissance, et nous ne pensons pas qu'il nous convienne
de nous arroger un rôle de médiateurs. " C'était dire : " Nous nous réservons, nous attendons les événements; nous ne voulons pas nous donner, mais nous
sommes prêts à nous laisser prendre. Nous ne ferons
rien qui puisse déplaire à Berlin, et le jour où nous
n'aurons plus à compter avec l'Autriche et avec la
France, M. de Bismarck nous trouvera disposés et
faire tout ce qui lui plaira. »
Ce jour ne tarda pas à venir, et on s'exécuta de
bonne grâce. Au lendemain de Sedan, les États du Sud
furent mis en demeure d'accéder à la confédération du Nord. Il en coûtait à Louis II de reconnaître dans
un Hohenzollern le suzerain naturel des Wittelsbach.
Il dévora ses chagrins; il se contenta des concessions, du traitement de faveur que lui octroyait M. de Bismarck. — « Enfin le traité bavarois est termine
et signé », disait avec émotion le chancelier au plus
bavard de ses confidents, le docteur Moritz Busch.
« Apportez une bouteille de Champagne ; c'est un événement. Que serait-il arrivé si je m'étais obstiné et
si rien ne s'était conclu? Mes inquiétudes étaient
mortelles. Les journaux ne seront pas contents; ils
diront : "L'imbécile aurait pu obtenir davantage." Mais j'ai voulu que les Bavarois fussent satisfaits,
qu'on ne pût m'accuser de les mettre à la torture,
d'exploiter la situation. » Les Bavarois étaient si peu
satisfaits, il se mêlait tant de mélancolie à leur
bonheur que leur Parlement attendit deux mois entiers avant de se résoudre à ratifier le traité.
Louis II fit plus que son devoir en 1870; il prévint
les désirs du roi Guillaume en l'engageant à prendre
le titre d'empereur. « L'imagination du jeune roi de
Bavière, a dit un historien, fut émue par les grandes
choses qui s'accomplissaient à Versailles ; il voulut
être le premier à déposer aux pieds du vainqueur la
glorieuse couronne de Frédéric-Barberousse. On
aurait tort d'expliquer sa démarche par un entraînement du cœur, par un transport d'enthousiasme;
s'il n'avait écouté que son imagination ombrageuse,
prompte à s'effaroucher, il se serait retiré sous sa
tente et aurait passé le reste de ses jours à protester
contre sa diminution, à bouder contre sa destinée.
Mais on le circonvint, on pesa sur lui, on le raisonna, on le travailla. Plusieurs de ses conseillers
intimes s'étaient laissé gagner à la politique prussienne et s'en constituaient les défenseurs; le plus
zélé de ces avocats était ce même comte Holnstein
qui devait aller un jour le trouver à Hohenschwangau pour lui signifier qu'il n'était plus rien. — « J'ai
réconcilié les Bavarois avec le titre d'empereur, disait
M. de Bismarck, en leur montrant qu'il serait plus
aisé à l'amour-propre de leur souverain de s'accommoder avec un empereur d'Allemagne qu'avec un
roi de Prusse. » On lui persuada aussi que l'empressement dans la résignation est encore une façon de
se distinguer, que mieux vaut jouer le rôle de courtier complaisant, si modeste qu'il soit, que de n'en
point jouer du tout; qu'au surplus, s'il déclinait la
mission dont on voulait bien le charger, un autre
s'en chargerait à sa place, et que, n'ayant pas eu la
peine, il ne serait pas à l'honneur.
Le 6 décembre, il prenait son parti, il écrivait au
roi de Saxe : « Très glorieux et très puissant prince,
cher frère et cousin, unies depuis des siècles par la
langue et les mœurs, les tribus allemandes victorieusement conduites par l'héroïque roi de Prusse célèbrent maintenant une fraternité d'armes qui donne
une preuve éclatante de la puissance de l'Allemagne
unie. Je m'adresse donc aux princes allemands et surtout à Votre Majesté, et je lui propose d'engager d'un
commun accord Sa Majesté le roi de Prusse à joindre
à l'exercice de ses droits présidentiels le titre d'empereur d'Allemagne. » Douze jours plus tard, le roi Guillaume disait aux délégués du Reichstag : « C'est
avec une émotion profonde que j'ai reçu l'invitation qui m'a été adressée par Sa Majesté le roi de Bavière
pour le rétablissement de la dignité impériale».
On lui a toujours su gré de son bon mouvement,
on l'a récompensé de son sacrifice volontaire par de
gracieuses attentions, et jusqu'à la fin, la presse officieuse de Berlin l'a traité avec beaucoup de ménagements et d'égards. De son côté, il s'appliquait à
prouver qu'il ne regrettait rien, qu'il s'était rallié
franchement, sans arrière-pensée, au nouvel ordre
de choses, que la maison lui plaisait, qu'il la trouvait commode, confortable, bien bâtie et bien meublée, qu'il s'y sentait à son aise. Mais, en même
temps, il évitait soigneusement toute occasion de
rencontrer un Hohenzollern, de se convaincre par
ses yeux qu'il avait un suzerain à qui il devait foi et
hommage et qui avait le droit de le conduire à la
guerre. Autant qu'il lui était possible, il écartait de
sa royale personne les contacts fâcheux, les visages
déplaisants, les impressions désagréables ; c'est à cela
qu'il réduisait l'art de régner, et il tâchait de se distraire, d'oublier. "La merveilleuse illusion de l'oubli
fait aller le monde", a dit Mme de Staël; elle est
aussi quelquefois la seule consolation des rois.
Ce ne fut pas seulement par ses résignations et sa fidélité à ses nouveaux engagements que le
roi Louis II mérita les bonnes grâces de son suzerain ; les ministres qu'il chargeait de gouverner son
royaume surent accommoder leur politique aux
goûts de M. de Bismarck. Pendant les jours les plus
orageux du Culturkampf, le chancelier de l'empire
allemand n'eut jamais la moindre difficulté avec les
six plénipotentiaires qui représentaient le gouvernement bavarois dans le conseil fédéral, et le parti
du centre catholique ne reçut aucune marque de
sympathie du roi Louis et de son cabinet. Par une
attention délicate ou par un dévouement exemplaire,
au moment où M. de Bismarck ouvrait en Prusse les
hostilités contre l'Église, M. de Lutz les ouvrait en
Bavière et semblait disputer au grand ministre le
périlleux honneur de braver les anathèmes du Vatican et les censures de l'épiscopat. Le banderillero
détournait obligeamment sur lui les colères du taureau ; le torero lui en savait gré.
La Bavière est, à l'égal de la Belgique, un des
pays de l'Europe où l'Église intervient le plus dans
la vie publique, dans les mêlées électorales, un des
pays où elle a le mieux su se servir de la liberté de
la presse et du droit d'association pour assurer son
empire sur les esprits. Dans ces deux royaumes, les
nouvelles méthodes et tous les procédés de la stratégie moderne ont été mis avec une habileté rare au
service des vieilles idées et des vieux dogmes. Le
clergé bavarois est si sûr de son crédit, de son
influence, que ni les progrès de la démocratie, ni le
suffrage universel et direct ne lui inspirent aucune
appréhension, et qu'il se prêterait facilement à la
séparation de l'Église et de l'État. En 1877, dans la
conférence qu'ils tinrent à Wurtzbourg, ses délégués déclarèrent que, si le gouvernement ne s'en-
gageait pas à observer dans toutes ses clauses le
concordat du 5 juin 1817, en abrogeant les dispositions contraires édictées en 1821, évêques et
curés renonceraient volontiers à leur traitement :
qu'on leur octroyât la liberté, ils se chargeaient de demander leur pain quotidien à la charité du peuple.
Le parti des patriotes, qui se constitua en 1866, se
proposait à la fois de défendre l'autonomie bavaroise
contre les ambitions prussiennes et de protéger
contre les envahissements de l'autorité civile les
franchises et les prérogatives de l'Église. Ce parti,
aussi catholique que patriote, possédait et possède
encore la majorité dans les Chambres, et, depuis
1871, il s'est épuisé en vains efforts pour renverser
le ministère et se débarrasser de M. de Lutz. Derrière le ministre il y avait un roi; dans l'intérêt de
son repos, ce roi voulait garder son ministre, et
on n'a pas facilement raison de l'obstination d'un
esprit faible.
En Bavière, comme dans toutes les monarchies
allemandes, c'est un principe de droit public que
l'existence d'un cabinet ne dépend pas des votes
d'une Chambre, que le souverain choisit ses ministres à sa guise et ne les renvoie que lorsqu'ils ont
perdu sa confiance ou sa faveur. Louis II n'admettait pas qu'un roi qui se respecte transigeât sur cet
article. En vain les ultramontains de l'extrême
droite accusaient-ils ses conseillers de faire l'œuvre
du diable ; en vain, dans un mandement qui fit du
bruit, l'archevêque de Munich regrettait-il les temps
où la Bavière était gouvernée par de vrais fils de
l'Eglise. Le roi n'entendait rien ou affectait de ne
pas entendre.
On se plaignait qu'il ménageât les vieux catholiques et qu'il eût décoré le grand hérésiarque Döllinger. On se plaignait qu'il nommât aux évêchés
vacants des prélats d'une autorité et d'un zèle douteux, et qu'il procédât ses choix sans se mettre
en peine d'obtenir l'agrément du Vatican. On se
plaignait encore que, par son ordre, la municipalité
de la capitale eût interdit de célébrer par des processions publiques le jubilé du pape Pie IX, qui
avait traité d'Attila le chancelier de l'empire allemand. Mais ce qu'on lui reprochait surtout, c'était
son attachement à ses ministres. En 1875, la seconde
Chambre eut l'audace de lui envoyer une adresse
pour solliciter respectueusement leur renvoi. Les
ministres offrirent leur démission, il la refusa et
leur écrivit : "A moi seul appartient le droit de nommer librement les conseillers de la couronne. Vous
avez ma confiance ; je vous enjoins de rester à votre
poste et de faire connaître ma volonté à mon peuple." Il ordonna que sa déclaration fût imprimée, tirée à
près de neuf mille exemplaires, affichée dans toutes
les communes et qu'on fixât un dimanche pour en
donner lecture aux paysans à la sortie du service
divin. En même temps il écrivait à la Chambre : " Je
n'ai aucune raison d'accepter votre adresse. Au surplus, le langage qu'ont tenu quelques-uns de vos
orateurs m'a vivement mécontenté. J'en donne avis
à votre président." Cinq ans plus tard, M. de Lutz,
ministre de l'instruction publique et des cultes
depuis 1871, devenait président du conseil et, en
1883, il était nommé baron du royaume.
"Vous êtes un homme heureux, privilégié et
triomphant, lui disait l'un des principaux orateurs
du parti patriote, M. le docteur Bittler, dans la
séance du 9 janvier 1880. Vous êtes Lutz le Victorieux, et en demandant la parole, je ne sais si mon intention est de vous attaquer ou de vous féliciter
de votre étonnante fortune. Voilà dix ans que vous
êtes ministre des cultes, nous avons tout fait pour
vous renverser, et vous avez résisté à tous nos
assauts. Je ne trouve vraiment d'un bout de l'Europe
à l'autre que M. de Bismarck à qui je puisse vous
comparer; vous appartenez comme lui à la race des
ministres inamovibles. Vingt fois nous vous avons
dit votre fait, et vous êtes toujours là, et vous êtes
toujours le même." Louis II avait sans doute plusieurs raisons de demeurer fidèle à son ministère
soi-disant libéral. Il en voulait aux catholiques bavarois de leurs liaisons, de leurs accointances avec
la démocratie et des avances qu'ils lui faisaient; il
ne goûtait ni les prélats infaillibilistes ni les curés
démagogues. Peut-être aussi se souvenait-il .que
Louis XIV l'avait pris quelquefois de haut avec la
cour de Rome et que le pape Alexandre VII avait
demandé pardon au grand roi par un légat a latere.
Mais il savait surtout qu'un ministère ultramontain
lui attirerait des ennuis, des chagrins, en le rendant
suspect aux puissants du jour. Il avait dit jadi :
« Je veux vivre en paix avec mon peuple ». Il tenait
davantage à vivre en paix avec Berlin, et il craignait
plus les sourcils frémissants de M. de Bismarck que
toutes les tracasseries que pouvaient lui susciter ses
Chambres. Il voulait que ses ministres réglassent
leur pas sur celui du chancelier de l'empire. Ce qui
le prouve, c'est que du jour où M. de Bismarck s'est
relâché de ses rigueurs envers l'Église, du jour où
il est entré dans la voie des accommodements et des
compromis, M. de Lutz est devenu, lui aussi, plus conciliant, plus coulant, plus gracieux pour le haut
et le bas clergé, et qu'on l'a vu en 1883 reviser sa
loi scolaire et favoriser ouvertement les écoles confessionnelles.
On prétend que les Lapons, lorsqu'ils se mettent
en mer, achètent d'un sorcier le vent nécessaire à
leur navigation; il le leur remet dans un mouchoir
soigneusement noué. C'était à Berlin que le cabinet
libéral de Munich renouvelait chaque année sa provision de vent, et il s'en est bien trouvé. Il l'achetait au bon endroit ; c'est le secret de sa durée, de
ses longues prospérités.
Louis II échappait aux ennuis, aux désagréments ;
mais il ne pouvait échapper à ses pensées, et ses
pensées étaient sombres. Ce romantique assis sur
un trône et amoureux de sa couronne ne pouvait se
dissimuler que les réalités s'accordaient mal avec
ses rêves. Il ne considérait comme un vrai roi que le
souverain qui exerce un pouvoir absolu, qui est
libre de faire tout ce qui lui plait, et tout lui rappe-
lait sa dépendance. Il avait un suzerain, et de temps
à autre le prince royal de Prusse venait inspecter
son armée; d'autre part, il était en butte aux taquineries de ses Chambres, qui lui témoignaient leur
mauvaise humeur par de sourdes chicanes, quelque-fois par de bruyants éclats. Ce n'est pas un roi de
féerie qu'un monarque constitutionnel, et aucun
métier n'est moins romantique que le sien. Sa vie se
compose de détails épineux à régler, de difficultés
journalières, qu'il doit résoudre à force d'application,
en consultant son bon sens qui lui dit quand il faut
céder et quand il faut résister. Ce roi de Bavière se trouvait dépaysé dans son siècle. Comme Hamlet, il
pensait que le monde était sorti de ses gonds, et,
comme Hamlet, il se sentait impuissant à l'y faire
rentrer. Il n'avait point d'Ophélia pour le distraire,
et, de jour en jour, il s'enfonçait davantage dans son
noir et dans son dégoût.
Les rêves inquiets, a dit un philosophe, sont réellement une folie passagère, et la folie passagère se
tourne facilement en folie permanente quand on est
le petit-fils d'un roi qui n'avait pas le cerveau très
sain et qui a souvent scandalisé son royaume par le
cynisme de ses déraisons. Incapable de réagir contre
ses fantaisies, Louis II devint leur proie ; les désordres de son esprit se changèrent en de véritables
égarements. Ce noctambule était tourmenté par la
plus cruelle des manies, par le délire des persécutions ; il lui semblait qu'hommes et choses s'étaient
donné le mot pour lui déplaire et le braver. S'abandonnant à son humeur sauvage, il cherchait le repos
dans l'oubli du monde, dans l'oubli de tout. Il
s'arrangeait pour s'occuper le moins possible de ce
qui se passait à Munich et dans ses Chambres. Ses
ministres eux-mêmes lui parurent importuns et fâcheux; il les tenait à distance, ne communiquait
avec eux que par l'entremise de ses secrétaires de
cabinet, et bientôt ses secrétaires n'eurent plus
d'accès auprès de lui; il ne voulut avoir affaire qu'à
des subalternes, à ses valets de chambre, à son
coiffeur. Les gens de rien ont cela de commode
qu'on n'a pas à compter avec eux et qu'ils n'osent
pas deviner ce qui se passe dans votre tête de fou.
Le seul goût qui lui restât était celui de la pierre; il avait la passion des bâtisses, c'était par là, du
moins, qu'il pouvait ressembler à Louis XIV. Mais, à
force de bâtir, il épuisa sa caisse, il dut recourir aux
expédients, aux emprunts, et, le jour où il apprit
que ses créanciers demandaient à rentrer dans leur
argent, il lui parut que leur impertinence faisait à la
royauté un intolérable affront. Le 26 janvier 1886, il
sommait son ministre de l'intérieur de lui fournir
20 millions de marks pour continuer ses constructions, ou de quitter incontinent le pays. Le 17 avril,
il commandait à son cabinet de soumettre au Parlement un projet d'emprunt pour son compte particulier. Les ministres s'y refusèrent, il entra en fureur.
Cet homme doux était devenu cruel; il lançait des
lettres de cachet, il ordonnait des supplices. Dans
ses moments les plus lucides, tantôt il chargeait
quelque savant de lui découvrir quelque part un
pays où l'on pût régner sans constitution, tantôt il songeait à vendre son royaume pour acheter une île
déserte, où il aurait vécu seul avec ses pensées et
son coiffeur.
Chose curieuse, on savait depuis longtemps à
Munich qu'il avait l'esprit dérangé; ses ministres
seuls affectaient de ne pas s'en douter. Ils s'étaient
conféré de leur propre autorité une sorte de régence
ministérielle, où ils trouvaient leur compte et leurs
aises. Mais, M. de Lutz en est convenu, quand ils
apprirent que leur souverain s'occupait de négocier
en pays étranger des emprunts qui pouvaient causer
des ombrages à Berlin, ils se réveillèrent, ils secouèrent brusquement leur torpeur. On le déclara
incapable de régner, on l'enferma et, en vérité, on procéda sans ménagements à cette exécution. Il ne
voulut pas survivre à sa gloire ; il résolut de se tuer,
mais il décida aussi qu'avant de quitter ce monde, il
tuerait le médecin qui avait eu l'insolence de constater qu'il était fou . Il guetta l'occasion , il la
trouva. Cette fin ne manque pas d'une certaine grandeur, mêlée de quelque cruauté, et peut servir
d'avertissement aux rois, petits ou grands, qui ne
se défient pas assez de leurs rêves.
Référence bibliographique:
CHERBULIEZ (Victor), Profils étrangers : Hegel et sa correspondance, le prince de Bismarck et M. Moritz Busch, Paris, Hachette et Cie, 1889, pp. 135 à 155
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