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lundi 19 décembre 2016

"Le regard sur la prairie", un texte de Maurice Barrès à propos de Parsifal (août 1892)

Ernest van Dijck, le Parsifal de 1892
En 1892, Maurice Barrès alors âgé de 30 ans se rend à Bayreuth. tout comme Emile Gallé à qui il dédiera son Regard sur la prairie, un texte où il relate son expérience et ses réflexions sur  Parsifal. Gallé quant à lui se trouvait à Bayreuth sur recommandation de son ami le Comte Robert de Montesquiou-Fersenzac, qui avait fortement contribué à lancer l'artiste-verrier et avait voulu lui communiquer son goût pour l'oeuvre de Wagner.  

Au cours du Festival de Bayreuth 1892, qui eut lieu du 21 juillet au 21 août, Parsifal fut représenté huit fois sous la direction d'Hermann Levi. Le baryton Giuseppe Kaschmann chantait la partie d'Amfortas alors que le ténor belge Ernest van Dijck chantait le rôle titre.

Le regard sur la prairie est le dernier texte du recueil intitulé Du sang, de la mort et de la volupté, un recueil de nouvelles dans lequel le jeune Barrès confie ses impressions de voyages effectués en Espagne et en Italie et en Europe du Nord autour de 1892. Le recueil est encore marqué par le Romantisme tardif de la fin du 19e siècle. Le titre du recueil est en soi éminemment parsifalien. Barrès établit sans cette dernière nouvelle des parallèles entre  Wagner, cet effréné individualiste, et sa propre idée force d'un Culte du Moi.

Portrait de Maurice Barrès
par Jacques-Emile Blanche (1891)
"LE REGARD SUR LA PRAIRIE 

                                                                                                                    A Emile Gallé, Nancéien.

      Dans cet héroïque Parsifal, ce qui nous forçait à pleurer, ce n'est point la souffrance d'Amfortas, son cri et ses mains amaigries, dont il presse là plaie de son pauvre cœur d'homme. 
     Ce n'est pas non plus l'ardeur de Gundry qui, pour séduire Parsifal, mêle à ses pleurs de femme dévêtue et passionnée le souvenir d'une mère morte de chagrin: "Mon amour t'offre, ô joie amère, l'adieu suprême de ta mère dans l'ardeur du premier baiser!" Trouble ivresse, où le remords se confond avec le désir. De son geste si mol, Gundry essuie-t-elle des pleurs, caresse-t-elle? Nous en étions tout haletants... Et pourtant ce n'est pas cela qui nous fondit le cœur.
    Puis ce fut la chute des fleurs, quand s'écroule l'empire de Klingsor et le monde des vaines apparences. Qu'elle était triste et belle cette pluie dont tout le sol parut parfumé et fané. C'était faire litière de tout ce qui est le meilleur chez tant d'êtres élégants et fins. Vous voilà, roses, dont les plis empêchaient de dormir le jeune homme de Sybaris, lourd sacred lotus dont le rude soldat se grisa entre les seins et dans les cheveux de la reine d'Égypte, iris des étangs et ményanthes, fleurs des lunes, corolles de dentelles, qu'effeuillait la jeune Ophélie, et vous, récents hortensias! Beautés imaginaires, combien nous fûmes émus quand Parsifal rompit votre charme! Mais pour persister nous trouvions de la force.
      Gundry, de ses cheveux, essuya les pieds de Parsifal, et son cœur, qu'elle humilie volontairement, évoqua la Madeleine, de qui nous tous, enfants chrétiens, dès les premiers catéchismes, fûmes si follement amoureux.
    Traits sublimes qui nous faisaient pâlir de plaisir, mais à l'orchestre, aux héros, au poète, nous disions « Prodiguez votre génie plus avant notre coeur! nous sommes capables de supporter encore. »
     Alors ce fut notre limite Gundry, remontant au fond de la scène, s'accouda sur la barrière et, sans parler, contempla la prairie. Immortelle minute, bénéfice qui ne saurait se perdre, point suprême où se dissipe tout notre  émoi voluptueux pour que nous soyons exténués de sublime!

     D'où cette paix qui contente divinement ton cœur, Gundry?
     A travers les siècles, quelques héros déjà la ressentirent, et, comme tu fais avec nous, la dispensèrent à l'humanité.
    C'est l'apaisement de Socrate dans sa prison et de Celui qui se releva au Jardin des Oliviers. Durant leur silence, l'un et l'autre qu'avaient-ils médité? 
     Socrate, longuement, contemplait Athènes il avait jugé qu'il ne convient pas à un citoyen de se soustraire aux lois, même injustes; il se sacrifiait à la cité. Ceux qui suivirent les yeux de Jésus, les virent levés vers le ciel; il invoquait son Père et se sacrifiait à la volonté divine.
    Mais toi, qu'as-tu vu sur la prairie, regard de Gundry? Des fleurs sauvages, des simples et qui suivent la nature.

    Dans cette prairie, nous ne voyons ni l'olivier mystique des religions, ni l'olivier des légistes, le symbole de Minerve. Ni une cité, ni un Dieu qui nous imposent leurs lois. Gundry  n'écoute que son instinct. « Un pur, un simple qui suit son cœur, » c'est le mot essentiel de Parsifal.
    Cette prairie, où rien ne pousse qui soit de culture humaine, c'est la table rase des philosophes. Wagner rejette tous les vêtements, toutes les formules dont l'homme civilisé est recouvert, alourdi, déformé. Il réclame le bel être humain primitif, en qui la vie était une sève puissante. Ah! la vie, elle emportait alors chacun vers sa perfection. L'homme ne lui résistait pas. Chacune de ses actions épanouissait les mouvements de son coeur.
     Le philosophe de Bayreuth glorifie l'impulsion naturelle, la force qui nous fait agir avant 1 même que nous l'ayons critiquée. Il exalte la, fière créature supérieure à toutes les formules, ne se pliant sur aucune, mais prenant sa loi en soi-même.
    Par son sacrifice, Socrate promulgue les lois de la Cité. Jésus la loi de Dieu, l'amour. Que fondent Gundry, Tannhauser, Tristan, héros déchirants de Wagner? Les lois de l'Individu.

    Une seule loi vaut celle que nous arrachons de notre cœur sincère. Pour nous diriger dans le sens de notre perfection, nul besoin de nous conformer aux règles de la Cité, de la Religion. Un citoyen? un fidèle? Être un individu, voilà l'enseignement de Wagner.
    Mais que nul ne s'y trompe. Ce n'est point une doctrine de jouissances faciles. La culture du Moi, aussi bien que le culte de Dieu et de la Cité, exige des sacrifices.
   II ne faut pas subordonner notre propre nature à aucune autre. Il ne faut point contenter nos aspirations avec aucun objet indigne.
    C'est la souffrance d'Amfortas de s'être satisfait d'une femme qui n'était pas digne d'être aimée. C'est aussi le tort du chevalier Henri Tannhauser au Venusberg; il atteint à la perfection quand il aime Elisabeth, parce que celle-là seule était capable de contenter la qualité d'amour pour laquelle il était né. Et le crime de Gundry, elle-même, fut de contredire son Moi. Née pour la pitié, elle ricana, par orgueil, par fausse honte peut-être, sur le passage du supplicié qui gravissait le Calvaire. Elle acceptait ainsi les façons de voir de ses concitoyens; elle sera maudite jusqu'à ce qu'elle ait satisfait sa véritable nature qui est de s'humilier,par amour. 
    Wagner enfin, cet effréné individualiste, fut-il -comme aimeraient à le prouver les adversaires de notre religion du Moi- fut-il un jouisseur incapable de sacrifice? Référez plutôt à toute sa biographie. 
     Il ne permit jamais à son être intérieur de se détourner de sa destinée. Pour y rester fidèle il sacrifia tout désir de jouissances immédiates, car ces jouissances positives de la vie, il ne pouvait les acquérir qu'en soumettant ses facultés essentielles, ses instincts d'art, à des exigences déformantes au goût du public, au sentiment du plus grand nombre. Wagner s'est détourné avec dégoût du siècle, comme disent les mystiques. Et non point qu'il fût un mystique, mais son désir était tel qu'il ne trouvait pas à se satisfaire dans la médiocrité des réalités. Et il eut cette noblesse (à l'encontre d'Amfortas) de ne point vouloir de cette diminution de son idéal car il en eût ressenti une souffrance qui eût empoisonné sa vie. Pages du Phédon, récit du Jardin des Oliviers qui êtes les points de ralliement de l'élite humaine, l'Enchantement du Vendredi-Saint vous vaut. Aux hommes dans leurs heures d'angoisse, vous avez donné la force de maintenir quand même leurs actes d'accord avec leur idéal; vous invitez ceux-ci à s'incliner toujours devant les lois de la Cité, et ceux-là à accepter la volonté divine. Révélation, Contrat social, ce sont les moyens par où, jusqu'à cette heure, l'humanité se dirigea vers sa perfection; eh bien, le prophète de Bayreuth est venu à son heure pour collaborer a la préparation du Culte du Moi qui se substituera à ces formes usées et enseignera le renoncement en vue du mieux à ceux qui n'entendent plus les dogmes ni les codes.
     Allons à Wahnfried, sur la tombe de Wagner, honorer les pressentiments d'une éthique nouvelle.  

Août 1892. "

Le regard sur la prairie, in  Du sang, de la mort et de la volupté, Bibliothèque-Charpentier, Paris. 1894, pp. 317 à 323.
Ce recueil de nouvelles est disponible à la lecture sur le site Gallica de la BNF.

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