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dimanche 25 décembre 2016

Le château de la Wartburg à Eisenach (2): visite guidée avec Patrick Mac' Carthy (1883)

Pour visiter la Wartburg, nous allons emprunter le compte-rendu d'une visite que fit le journaliste Patrick Mac'Carthy en 1883 pour La semaine des familles, ce qui nous permettra également d'apprécier comment ce château et son histoire était présenté aux familles françaises de la fin du 19e siècle. Nous illustrerons ce récit de nos photographies.

"UNE VISITE A LA WARTBOURG EN THURINGE

     Dans la partie occidentale du duché de Weimar s'étend une vaste forêt dont les .beautés et les souvenirs poétiques enthousiasment le peuple allemand. Une foule d'étrangers y.viennent de loin, admirer ses gorges sauvages, dominées çà et là par des manoirs en ruines. Et toutefois, dans notre pays, cette belle forêt de Thuringe n'est guère connue que de réputation, car c'est à peine si dans les registres de ses nombreux hôtels l'oeil s'arrête parfois sur un nom français. Que le lecteur veuille donc bien me permettre de le conduire à l'un des points les plus célèbres de cette forêt, au château de la Wartbourg, ancienne résidence de sainte Elisabeth, et tant de fois mentionné par Montalembert dans sa Vie de la sainte. 
     Le manoir des landgraves de Thuringe s'élève sur mamelon boisé, à quelques lieues de Gotha, presque au-dessus d'Eisenach, dominant au loin la contrée. Pour y parvenir, prenons au sortir d'Eisenach un sentier escarpé qui nous amène en moins d'une heure à la porte principale. Le visiteur pénètre d'abord dans une vaste cour où se trouve, à gauche, la portion la plus ancienne, autrefois habitée par les landgraves, et vers laquelle nous tournons d'abord nos pas. Ce vaste bâtiment, dans le meilleur style du XIIe siècle, est peut-être le plus bel édifice civil que la période romane ait produit en Europe. L'ornementation extérieure, sobre et de bon goût, se compose de rangées d'arcades correspondant aux divers étages ; celle de l'intérieur est au contraire excessivement riche et consiste principalement en fresques superbes exécutées par Maurice de Schwind il y a peu d'années. C'est dans cette partie du château que les landgraves ont tenu leur cour pendant plus de trois siècles, et maintenant encore elle sert fréquemment de résidence au grand-duc de Saxe-Weimar qui l'a sauvée de la ruine et lui a rendu son aspect primitif.
     Le rez-de-chaussée contient divers appartements auxquels le public obtient rarement accès : d'abord la salle à manger grand-ducale, près de laquelle se trouve le Frauengemach (appartement des femmes), pièce que l'on retrouve dans tous les manoirs allemands, et dont l'ameublement est toujours confortable et luxueux. Ici nous remarquons une armoire vénérable, contemporaine de sainte Elisabeth, avec plusieurs objets laissés par cette dernière et religieusement conservés dans cette chambre où s'écoulèrent dans le silence et le travail manuel les plus belles années de sa vie. Sur les voûtes, des anges gracieusement dessinés déroulent des banderoles où sont inscrites les naïves maximes de l'époque.
     De cette pièce, le gardien nous fait ensuite monter au second étage, dans l'appartement des landgraves, où commencent les fresques de Maurice de Schwind. Elles retracent fidèlement l'histoire des princes de Thuringe et celle de leur château : d'abord la fondation de ce dernier par Louis le Sauteur ; plus loin, c'est Louis le Doux qui dompte par son regard un lion furieux, échappé dans la cour du manoir ; puis les actions glorieuses de Louis le Pieux, époux de sainte Elisabeth, et la vie perverse d'Albert le Méchant. Une porte gardée par un lion de pierre, image de la puissance des landgraves, donne accès dans la salle des chanteurs (Soengersaal [sic]), le plus fier ornement de la Wartbourg, Nous voici dans l'enceinte qui fut au moyen âge le sanctuaire de la poésie allemande. C'est ici qu'Hermann Ier, entouré de sa cour, applaudissait aux chants de .Gaulier von der Yogelweide et d'Henri d'Ofterdingen, l'auteur du Nibelungenlied; ici, que les plus célèbres Minnesoenger se livraient des joutes poétiques auxquelles s'intéressait l'Allemagne entière. Le Soengersaal de la Wartbourg devint dès lors célèbre et la crédulité populaire en fit le théâtre de maint événement merveilleux. Un jour, dit. la légende, que Henri d'Ofterdingen et Henri de Veldeck luttaient pour le prix de la poésie, les deux rivaux et leurs partisans s'enflammèrent au point qu'ils résolurent la mort de celui des deux dont un juge équitable prononcerait la défaite. Veldeck faiblit ; ses récits n'excitent plus l'enthousiasme de la cour ; déjà le bourreau d'Eisenach fixe la corde aux créneaux du donjon, quand par une ruse habile, les amis du vaincu obtiennent que l'issue du combat soit décidée par le sort : mais leurs dés sont faux et désignent par trois fois Ofterdingcn au supplice. C'est alors que ce dernier se jette aux pieds de la princesse dont il vient de célébrer les vertus et la beauté. Il implore d'elle sa grâce, et l'obtient à la condition qu'il ramène à la Wartbourg le plus célèbre trouvère de la chrétienté, maître Klingsor, qui vit à la cour du roi de Hongrie.
     Au bout d'un an Klingsor arrive en Thuringe et reçoit un accueil digne de son talent. Inspiré par ses génies bienfaisants, il parvient à calmer l'animosité des poètes rivaux et conquiert l'admiration de tous en condamnant dans ses vers les vices des grands et leurs guerres fratricides, sources de la misère du peuple. En son honneur le landgrave donne aux princes d'Allemagne un banquet magnifique, où Klingsor chante l'union future des peuples chrétiens, et bientôt il retourne en son pays, comblé de gloire et de présents.
    Telle est la légende que le pinceau de Schwind a reproduite ici. L'artiste a choisi le moment, où Ofterdingen vient se jeter aux pieds de la princesse pour implorer sa médiation tandis que l'estrade même où se tenaient les Minnesoenger est décorée d'arabesques entremêlées de strophes empruntées à leurs oeuvres.
     En quittant le Soengersaal pour nous rendre à la chapelle, nous suivons un corridor entièrement consacré au souvenir, de sainte Elisabeth. On y voit sa vie surprenante retracée dans sept médaillons peints avec la délicatesse et la poésie d'expression qui caractérisent les fresques allemandes. Bien que le protestantisme ait, dès son origine, envahi la Thuringe, la mémoire de sainte Elisabeth y jouit encore de la vénération populaire, et ces médaillons sont un hommage rendu par un prince luthérien à la pieuse châtelaine de la Wartbourg. La chapelle ne fut pas témoin des prières et des extases de la sainte, car elle ne date que du XIVe siècle. Luther y prêcha souvent, et les princesses protestantes, ayant à leur tête la duchesse d'Orléans, belle-fille de Louis-Philippe, l'ont enrichie de tentures brodées de leurs mains. 
     Au troisième étage où nous parvenons ensuite, se trouve la grande salle des fêtes, aux dimensions colossales, à l'ornementation somptueuse. Là se donnaient les danses qui succédaient aux joutes guerrières ou poétiques, et de nos jours encore la jeunesse allemande s'y réunit parfois pour célébrer l'anniversaire des victoires nationales. Des fenêtres qui éclairent la salle, on jouit, d'un admirable panorama sur tout le nord de la Thuringe, dont les mamelons boisés rappellent un peu la Forêt Noire. Sans doute, le coup d'oeil doit être encore plus beau de la plate-forme du donjon, à 100 pieds au-dessus d'ici ; mais l'étiquette ne permet pas d'introduire le public dans ce bâtiment réservé à la famille grand-ducale de Weimar. En retournant dans la cour intérieure, nous remarquerons peut-être sur la grande cheminée quatre chats en pierre : ils rappellent, dit-on, quatre sorcières qui, s'étant glissées dans le château, tentèrent de s'échapper par la cheminée, lorsque sainte Elisabeth mit fin à leurs méfaits en les pétrifiant d'un geste.
     Outre les souvenirs de l'auguste princesse, la Wartbourg eu renferme d'autres, moins glorieux il est vrai, mais non dépourvus d'intérêt. On sait en effet que Luther, mis au ban de l'Empire après ses déclamations à la diète de Worms, vint chercher un abri derrière les murs de la Wartbourg ; protégé par l'électeur de Saxe, il y délia les recherches de ses ennemis, pendant qu'il fomentait de loin la révolution religieuse par ses lettres et sa fameuse traduction de la Bible. C'est dans un bâtiment du xve siècle faisant face à la demeure des landgraves qu'est située la cellule qu'il habitait: aujourd'hui cette petite chambre est devenue une sorte de sanctuaire où les curieux et les dévots protestants affluent de toutes parts. La table où le moine défroqué composa ses ouvrages devint l'objet de l'a vénération universelle : chacun voulait en avoir une relique, et ces petits copeaux, doués de propriétés soi-disant miraculeuses, furent expédiés jusqu'aux antipodes pour manifester les vertus de l'homme de Dieu. La table fut remplacée deux ou trois fois à l'insu des pèlerins, et chacune eut le sort de la première. Celle que l'on voit aujourd'hui vient de la maison des parents de Luther à Moehra ; il a fallu l'entourer d'un cercle de fer pour en empêcher la mutilation. La fameuse tache d'encre a aussi disparu malgré le soin qu'on prenait de la renouveler, mais les curieux éraillent encore le mur avec leurs ongles pour avoir'un souvenir de l'endroit où l'encrier de Luther vint, dit-on, se briser dans une lutte entre le réformateur et son patron. Il faut ajouter que les gardiens peuvent à peine dissimuler un sourire en racontant la légende aux crédules visiteurs.
     Près la table se voient les portraits de Luther et de Mélanchton par Kranach, des autographes de Luther puis son lit et son tabouret. Autrefois s'y trouvait également un petit cabinet, travail superbe de la renaissance italienne ; mais de peur qu'il ne partageât lo sort de la table, on l'a fait prudemment transporter au musée de Dresde.
    Non loin de là, dans la Dirnitz, édifice fondé au XIVe siècle, puis détruit au XVIIIe et rebâti de nos jours sur le plan original, les amateurs ne manqueront pas d'admirer une belle collection d'armures attribuées aux landgraves de Thuringe, mais dont l'authenticité semble parfois contestable. On y voit aussi d'autres pièces fort curieuses, entre autres une armure d'apparat de Henri II: celle-ci, parfaitement, authentique, est un chef-d'oeuvre de ciselure et ne le cède en rien à la cuirasse du même prince qui se trouve aux Invalides. Remarquons aussi l'accoutrement guerrier du pape Jules II et la hache énorme du trouvère Klingsor ainsi que les trophées conquis dans la dernière campagne par les troupes de Weimar.
     Peut-être en terminant notre visite à la Wartbourg serons-nous tentés d'en emporter un souvenir de sainte Elisabeth : nous pourrons alors cueillir près du pont-levis quelques feuilles de rosier sauvage elles glisser dans notre album ; elles nous rappelleront à la fois le miracle si touchant opéré par la pieuse princesse, et le beau château qui en fut le théâtre.

PATRICK MAC' CARTHY."

in La Semaine des familles : revue universelle illustrée, éditée par  J. Lecoffre (Paris) le 10-03-1883.

Reportage photographique










































Crédit photographique Luc Roger

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