Le Roi-Lune, publié tout d'abord en plaquette, a été repris en 1916 dans Le Poète assassiné. Le flâneur découvre, dans une caverne des Alpes bavaroises, le roi Louis II de Bavière cultivant toujours le lunatisme de façon fort honorable pour un dément mort quelque temps auparavant... Autobiographie mythique, tragique et ludique, "Le Roi-Lune" est l'un des textes qui servira de ferment aux grandes oeuvres surréalistes à venir.
Guillaume
Apollinaire
Le
Roi-Lune
(1916)
À
René Berthier
I
Le
23 février 1912, je parcourais à pied cette partie du Tyrol
qui commence presque aux portes de Munich. Il gelait, le soleil avait
brillé dînant tout le jour et j'avais laissé loin derrière moi
une région où des châteaux fabuleux se reflétaient dans des lacs
roses au crépuscule. La nuit était tombée, la pleine lune
l'illuminait, bloc flottant dans le firmament où scintillaient de
froides étoiles. Il pouvait être cinq heures. Je me hâtais,
voulant arriver pour le dîner au grand hôtel de Werp, village bien
connu des alpinistes, et qui, d'après la carte que j'avais en poche,
ne devait plus être éloigné que de trois ou quatre kilomètres. Le
chemin était devenu mauvais. J'arrivai à un carrefour où
aboutissaient quatre sentiers ; je voulus consulter ma carte,
mais je m'aperçus que je l'avais perdue en route. D'autre part le
lieu où je me trouvais ne répondait à aucun point de l'itinéraire
que je m'étais tracé avant le départ et dont je me souvenais
nettement : j'étais égaré. Le temps me pressait et je ne
tenais pas à coucher à la belle étoile. Je pris par le sentier qui
me parut orienté dans la direction de Werp. Au bout d’une
demi-heure de marche je m'arrêtai en un endroit où le sentier
finissait devant une muraille de rochers haute de cinquante mètres
environ et derrière laquelle des montagnes s'élevaient en masses
chaotiques, blanches de neige. Autour de moi de grands sapins
agitaient leurs formes sombres et retombantes, car le vent s'était
levé et leurs cimes s'entrechoquant, ce bruit lugubre ajoutait
encore à l'horreur du désert où le hasard m'avait entraîné. Je
compris qu'il serait impossible de trouver Werp avant le jour et je
cherchai quelque grotte, quelque anfractuosité de rocher où
m'abriter du vent jusqu'à l'aube. Comme j'examinais fort
soigneusement cette sorte de falaise qui se dressait devant moi, il
me sembla apercevoir une ouverture vers laquelle je me dirigeai. Je
reconnus une caverne très spacieuse et m'y aventurai. Au-dehors, le
vent faisait rage et la plainte des sapins avait quelque chose de
poignant, comme si des milliers de voyageurs égarés avaient crié
leur désespoir. Au bout de quelques minutes, m'étant habitué à la
caverne, je perçus un bruit lointain de musique. Je crus d'abord
m'être trompé, mais bientôt je ne doutai plus, des ondes sonores
et harmonieuses parvenaient jusqu'à mes oreilles, et provenaient des
entrailles de la montagne. Quel étonnement et quelle terreur !
je voulus fuir. Puis la curiosité l'emporta et, tâtonnant le long
de la paroi, je m'acheminai dans le but d'explorer la caverne de
sorcellerie. J'avançai ainsi pendant plus d'un quart d'heure et les
harmonies de l'orchestre souterrain se précisaient ; puis la
paroi fit un angle brusque. Je tournai changeant de direction et
j'aperçus, à une distance que je ne pouvais évaluer, un peu de
lumière filtrant, paraissait-il, autour d'un vantail. Je hâtai le
pas et arrivai bientôt devant une porte.
La
musique avait cessé. J'entendais une rumeur de voix éloignées. Me
disant alors que les mélomanes souterrains ne devaient pas être,
après tout, des gens dangereux et, d'autre part, comme malgré les
apparences je ne pouvais me résoudre à admettre que mon aventure
eût une origine surnaturelle, je frappai deux fois à la porte, mais
personne ne vint. Enfin, ma main ayant rencontré un loquet, je le
tournai et n'éprouvant aucune résistance, je pénétrai dans une
vaste salle dont les parois étaient revêtues de marbres de couleur,
de coquillages et où régnait une demi-lumière, tandis que de l'eau
ruisselait dans des vasques où nageaient des poissons multicolores.
II
Ce
n'est qu'après avoir longtemps regardé autour de moi que je vis au
fond de la grotte une porte entrouverte par laquelle je me hasardai à
jeter un coup d'œil dans la salle suivante qui était très
spacieuse et très haute de plafond. C'était une sorte de salle à
manger meublée au centre d'une table ronde, assez vaste pour donner
place à plus de cent convives. Pour l'instant, il s'en trouvait là
une cinquantaine environ qui tous, jeunes gens de quinze à
vingt-cinq ans, bavardaient avec animation.
De
la porte où je me tenais, et où on ne me voyait point, je remarquai
que la table n'avait point de pieds. Elle était suspendue au plafond
par quatre crochets portant des poulies sur lesquelles s'enroulaient
des câbles métalliques ; de ces poulies les câbles filaient
en sens différents le long du plafond et après avoir passé dans
des anneaux fixés à la corniche descendaient le long des murailles,
où l’on pouvait les baisser, les remonter et les arrêter à
volonté. Il en était de même des sièges de cette singulière
salle à manger ; ils avaient tous l’air d'escarpolettes. Des
lampes électriques brillaient dans des ampoules de teintes
différentes. Je remarquai qu'il y avait toutes les couleurs du
prisme et ces ampoules suspendues au bout de leur fil étaient
disposées comme à plaisir et au hasard dans toute la salle et à
des hauteurs différentes, il y en avait même qui semblaient sortir
de la plinthe près du plancher. Ces lumières aux teintes
versicolores étaient si bien distribuées qu'on eût dit qu'il
régnait dans la salle la lumière même du soleil.
Je
ne vis point de domestiques, mais au bout d'un instant, les convives
ayant assez mangé des mets qui leur avaient été servis, les valets
entrèrent par les portes du fond pour emporter le premier service et
d'autres serviteurs arrivèrent poussant devant eux un petit chariot
où était étendu, sur un lit de bois sec, un bœuf tout vivant
qu'on y avait solidement attaché. Lorsque le chariot, dont le fond
pouvait dégager une chaleur électrique suffisante à cuire un rôti,
fut auprès de la table, tout s’alluma et il y eut bientôt, sous
le bœuf que l'on retournait vivant, un brasier instantané et
aromatique. À ce moment quatre écuyers tranchants
s'avancèrent de cet air satisfait et fatigué de mon ami René
Berthier lorsque avant de quitter le domaine de la science pour celui
de la poésie ou inversement, au moyen d'une lime à ongles il tente
l'ouverture de sa boîte d'ananas quotidienne. Les convives, qui
devisaient fort agréablement, s'interrompirent aussitôt pour
choisir le morceau de leur août comme font les journalistes
d'affaires après une nouvelle conquête coloniale. Le bœuf vivant
était découpé à l'endroit désigné, et telle était l'habileté
du boucher que le morceau était détaché et rôti sans qu'aucun des
organes essentiels ne fût touché. Bientôt il ne resta que la peau
et le squelette que l’on emporta comme un contribuable dévoré par
les collecteurs d'impôts.
Alors,
entrèrent vingt oiseleurs, l'appeau en bouche et qui portaient
chacun deux grandes cages pleines de canards plumés vivants que l'on
étouffa devant chaque convive. Les sommeliers, qui se présentèrent
spontanément, versèrent des rasades de vin de Hongrie et vingt
trompettes, qui entrèrent par quatre portes à la fois, se mirent à
sonner dans leurs instruments pavoisés.
*
Ce
repas d'aliments vivants m'avait paru si singulier que je fus un peu
inquiet sur le sort qui m'attendait en compagnie de gens aussi avides
de sang, mais ils se levèrent alors, et tandis qu'ils allumaient qui
des cigarettes qui des cigares, les valets débarrassèrent la table
et la hissèrent en un clin d'oeil jusqu'au plafond, ainsi que les
sièges. La salle demeura vide de meubles, et les trompettes s'en
étant allés furent remplacés par quatre violonistes aveugles qui
jouaient des airs à la mode, ce qui engagea aussitôt ces jeunes
gens à danser. Mais cet exercice ne dura pas plus d'un quart
d'heure, après quoi ils s'en allèrent dans une autre salle.
*
La
porte étant restée ouverte, je m'avançai à pas de loup : je
les vis qui devisaient entre eux, tandis qu'autour d'eux de
singuliers meubles semblaient danser de la façon la plus bizarre et
sans musique. Ces meubles se haussaient petit à petit comme un poète
de salon et se dandinaient en se haussant et grandissaient par
saccades ; bientôt ils prirent L'apparence de meubles
confortables, fauteuils et divans de cuir ; une table avait
l'apparence d'un champignon, elle était recouverte de cuir comme le
reste du mobilier.
Aussitôt
que les meubles eurent pris cette apparence honnête et cessé de
haleter, les inconnus s'assirent dans les fauteuils et continuèrent
de fumer ; quatre d'entre eux s'installèrent autour de la table
et entamèrent une partie de bridge qui provoqua aussitôt les
discussions les plus désagréables, à ce point que l'un d'eux ayant
posé sur la table son cigare allumé et tandis qu'il discutait,
rouge de colère, un coup de son adversaire, la table éclata soudain
comme un dirigeable allemand, jetant quelque perturbation dans la
partie de cartes et dans l'assistance. Un nègre accourut aussitôt
pour enlever la table pneumatique qui avait éclaté au contact du
cigare et qui gisait à terre comme un éléphant mort ; il
proposa d'apporter une autre de ces tables de caoutchouc recouvert de
cuir, car il s’agissait d'un nouveau mobilier gonflable et
dégonflable à volonté, et partant peu encombrant, même en voyage.
Mais ces messieurs déclarèrent qu'ils n'avaient plus envie de
jouer, et le nègre n'eut qu'à dégonfler le mobilier, qui
s'affaissa en sifflant comme un serviteur russe sibilant devant son
maître. Tout le monde quitta ensuite ce fumoir démeublé et le
nègre éteignit l'électricité.
III
M’étant
trouvé soudain dans l'obscurité, je gagnai la muraille et me
dirigeai dans le sens où les voix s'éloignaient. En tâtonnant, je
gagnai un escalier au bas duquel s'ouvrait une porte qui donnait sur
un couloir étroit creusé dans le rocher et sur les parois duquel je
vis, ou gravés ou écrits au crayon ou au fusain, les plus
extraordinaires des graffiti obscènes. Je cite ceux dont je
me souviens, mais en voilant la crudité de quelques-uns des termes
qui étaient employés.
Un
double phalle monstrueux fleuronnait l'M initiale de l’inscription
suivante :
Michel-Ange
a causé un vif plaisir à Hans Von Jacow
C'était
écrit au crayon.
Plus
loin, d'un cœur percé d'une flèche entourée d'un aspic sortait
une banderole avec cette devise :
À
Cléopâtre pour la vie
Un
érudit avait formulé en caractères gothiques un souhait qui
m'emplit de stupéfaction et qui se rapportait à Hrotswitha, la
dramaturge :
Je
voudrais faire l'amour
Avec
l'abbesse de Gandersheim
Avec
l'abbesse de Gandersheim
L'histoire
de France avait inspiré à un anonyme admirateur du XVIIIe
siècle, l'exclamation la plus délirante :
Il
me faut Madame de Pompadour
Ces
inscriptions étaient gravées avec une pointe métallique dans la
paroi.
En
voici une, tracée à la craie et accompagnée de trois ctéïs ailés
et d'ampleur différente :
J'ai
eu le même soir la même
Jolie Tyrolienne du XVIIe siècle
À ses âges de 16,21 et 33
ans j'aurais pu encore l'avoir
à son âge de 70 ans mais
j'ai passé la main a Nicolas
Jolie Tyrolienne du XVIIe siècle
À ses âges de 16,21 et 33
ans j'aurais pu encore l'avoir
à son âge de 70 ans mais
j'ai passé la main a Nicolas
L'anglomanie
battait son plein dans cette déclaration catégorique au crayon
bleu :
L'Anglaise
inconnue
du temps de Cromwell
avale tout
du temps de Cromwell
avale tout
Signé :
Willy
Horn
Une
inscription largement tracée au fusain et presque effacée par
endroits semblait un éclat de rire sarcastique qui me parut presque
inconvenant dans cet inimaginable cimetière graphique :
J'ai
eu hier la Comtesse Terniska
à l'âge de 17 ans elle qui
en a 45 bien sonnés
à l'âge de 17 ans elle qui
en a 45 bien sonnés
H.
Von M.
Enfin
je ne me crus pas trop audacieux en rapportant, eu égard aux
graffiti précédents, et malgré toute l'invraisemblance de la
supposition, au mignon du roi Henri III cet aveu passionné et plein
de franchise :
J'aime
Quélus à la folie
Ces
inscriptions équivoques et énigmatiques me remplirent de
stupéfaction. Des cœurs percés, des cœurs enflammés, des cœurs
doubles, d'autres emblèmes encore : ctéïs ailés ou non,
imberbes ou toisonnés ; phalles orgueilleux ou humiliés,
pattus ou prenant leur vol, solitaires ou accompagnés de leurs
témoins, ornaient la paroi de tout un blason indécent et
capricieux.
J'avançai
délibérément dans le couloir où, par une porte sans battant et
que fermait à demi un rideau de lourde tapisserie, je vis ce qui se
passait à l'intérieur d'une salle dont le plancher était matelassé
et recouvert de tapis, de coussins, de plateaux chargés
de rafraîchissements. Aux murs et assez bas, quelques vasques
que surmontait un robinet avançaient en forme de proue et pouvaient
servir de bidet ou de cuvette. La jeune brigade dont j'avais
jusqu'alors suivi les déplacements s'était réfugiée dans cette
pièce. Ces jeunes gens s'étaient couchés là. Sur le matelas qui
couvrait le sol, on voyait encore quelques boîtes de bois. Chacun de
ces messieurs en avait une près de lui, d'autres étaient
inoccupées ; l'une d'elles, placée près de la porte, se
trouvait à ma portée.
Ils
furent avant tout attentifs à regarder quelques albums, dont il y
avait une profusion ; il me parut de loin que c'étaient des
albums de photographies nues : modèles d'académies, hommes,
femmes et enfants, l'effet qu'on attendait de ces nudités s'étant
produit, ces jeunes gens prirent les attitudes les plus débraillées
possibles. Ils firent étalage de leur vigueur et, ouvrant les
boîtes, ils déclenchèrent les appareils, qui se mirent à tourner
lentement, assez semblablement aux cylindres des phonographes. Les
opérateurs ceignirent encore une sorte de ceinture qui par un bout
tenait à l'appareil, et il me parut qu'ils devaient tous ressembler
à Ixion lorsqu'il caressait le Fantôme de Nuées, l'invisible
Junon. Les mains de ces jeunes gens s'égaraient devant eux comme
s'ils palpaient des corps souples et adorés, leur bouche donnait à
l'air des baisers énamourés. Bientôt ils devinrent plus lascifs
et, pétulants, se marièrent avec le vide. J'étais déconcerté,
comme si j'avais assisté aux jeux inquiétants d'un collège de fous
priapiques : des sons sortaient de leur bouche, des phrases
d'amour, des hoquets voluptueux, des noms si anciens où je reconnus
ceux de la très sage Héloïs, de Lola Montès, d'une certaine
octoronne qui devait provenir de je ne sais quelle plantation de la
Louisiane au XVIIIe siècle : quelqu'un parlait d'un
« page, mon beau page ».
Cette
orgie anachronique me rappela soudain les inscriptions du couloir.
J'écoutai avec plus d'attention les termes lascifs et j'assistai à
l'accomplissement de tous les désirs de ces libertins, qui
trouvaient la volupté dans les bras de la mort.
« Les
boîtes, me dis-je, sont des cimetières, où ces nécrophiles
déterrent des cadavres amoureux. »
Cette
pensée me transporta, je me trouvai à l’unisson de ces débauchés,
et, tendant la main, je saisis près de la porte sans que personne
s’en aperçût, la boîte qui s'y trouvait ; je l'ouvris, puis
déclenchai le mouvement comme je l'avais vu faire aux jeunes gens,
ceignis la courroie autour de mes reins et aussitôt il se forma sous
mes veux ravis un corps nu qui me souriait voluptueusement.
*
Peu
au fait de la mécanique, il me serait difficile de m'étendre sur
les caractéristiques de l'appareil et sur les données théoriques
qui avaient présidé à sa construction. Toutefois, comme son
apparence n'avait rien de surnaturel, j'essayai de me figurer
l'opération à laquelle il présidait.
Cette
machine avait pour fonction : d'une part, d'abstraire du temps
une certaine portion de l'espace et de s'y fixer à un certain moment
et pour quelques minutes seulement, car l'appareil n'était pas très
puissant ; d'autre part, de rendre visible et tangible à qui
ceignait la courroie la portion du temps ressuscitée.
C'est
ainsi que je pouvais regarder, palper, besogner en un mot (non sans
quelque difficulté) le corps qui se trouvait à ma portée, tandis
que ce corps n'avait aucune idée de ma présence, n'ayant lui-même
aucune réalité actuelle.
Les
appareils qui se trouvaient là avaient dû être fixés à grands
frais, car la patience seule pouvait faire rencontrer dans le passé,
à l'inventeur, ces personnages voluptueux en plein pouvoir de
volupté, et bien des tâtonnements devaient être nécessaires, bien
des cylindres n'avaient dû rencontrer que des personnages peu
importants dans de toute autre action que celle de faire l'amour.
J'imagine
que l'étude approfondie de l'histoire, surtout de la chronologie,
devait être indispensable aux constructeurs. Ils fixaient leur
appareil sur l'emplacement où ils savaient qu'à telle date tel
personnage féminin avait couché et mettant la mécanique en marche
lui faisaient atteindre la date et l'heure exacte où ils pensaient
pouvoir rencontrer le sujet dans l'attitude convenable.
Des
appareils plus puissants et construits dans un but plus eu rapport
avec la morale courante pourraient servir à reconstituer des scènes
historiques. Nul doute qu'une combinaison avec un appareil phonétique
ne permette à l'inventeur s'il veut livrer son secret au public, au
lieu de le faire servir uniquement à l'amusement de quelques
débauchés souterrains, ne permette, dis-je, de donner l'apparence
complète du passé en ses fragments découverts et qu'il n'y ait
bientôt des explorateurs des temps révolus comme il y a encore et
pour peu de temps, des explorateurs de terres inconnues. Tel de ces
explorateurs s’acharnera à reconstituer, rouleau par rouleau, la
vie de Napoléon. Des journaux publieront des informations comme
celle-ci : « M. X.... explorateur du temps, vient,
par un heureux hasard, de découvrir le poète Villon, dont la vie
est encore si mal connue, et cylindre à cylindre il ne le lâche pas
d'une semelle. »
*
Mais
n'anticipons point. Tout cela est encore du domaine de l'utopie,
tandis que le corps que je pressais dans mes bras me paraissait si
fort à mon goût que j'en usais largement sans qu'il s'en doutât.
C'était
une femme brune et voluptueuse, à peau blanche où des veines
délicates paraissaient en si grand nombre qu'elle semblait bleue, de
l'adorable bleu marin où se condensa l'écume que fut le corps divin
d'Aphrodite. Et comme de ses deux mains rapprochées devant elle à
la hauteur des seins, elle semblait repousser quelque chose,
j'imaginais que c'était le corps flexible et blanc du cygne qui ne
chantera point et qu'elle était Léda, mère des Dioscures. Elle
disparut bientôt, quand l'appareil s'arrêta et je me retirai à pas
lents, tout bouleversé de ma bonne fortune.
IV
Dans
le couloir, les graffiti sotadiques et les noms illustres me
remplirent de dégoût, mais l'orgueil d'être désormais l'allié de
l'horrible maison des Tyndarides m emplit alors et je ne pus me
retenir d'écrire au crayon :
J'ai
cocufié le cygne
Après
quoi, plein d'inquiétude et ne pouvant plus supporter l'atmosphère
de cette maison souterraine, où rien n'était surnaturel certes,
mais où tout était si nouveau pour moi, je voulus retrouver la
sortie sans que personne m'eût rencontré. Mais je m'égarai, car au
lieu de revenir dans les appartements que j'avais traversés je me
trouvai bientôt et tout tremblant dans une grande salle où sur une
estrade à trois marches se trouvait un siège aux pieds brisés,
sorte de trône démantibulé derrière lequel pendait une tapisserie
figurant un écu fuselé d'argent et d'azur. Au mur où s'ouvrait la
porte par où j'entrai, des tableaux étaient pendus qui
représentaient la vie en zones colorées, en lumières éclatantes.
Dans
le fond un orgue emplissait la muraille et côte à côte, comme des
chevaliers en armure, veillaient les tuyaux polis. Sur l’orgue une
partition fermée portait le plat visible de sa riche reliure :
Partition
originale de « l'or du Rhin »
La
salle était dallée de serpentine, de portor, de cuivre : il y
avait aussi des dalles de verre transparent dont il montait des
lumières, soit rouges, soit violettes. Ces lumières n'éclairaient
point la salle, qui était illuminée par de grandes fenêtres
postiches d'où la lumière artificielle venait comme celle du jour
même. À certaines places de ce dallage, je vis des flaques de sang
et dans un coin une pile de couronnes de théâtre en cuivre doré et
en verroterie.
*
C'est
ici que se place l'épisode le plus émouvant de mon voyage, car
voulant sortie de ce lieu et n'osant revenir sur mes pas, j'ouvris au
hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l'orgue.
Il était huit heures du soir environ. Je jetai un coup d'oeil dans
une grande salle qui n'était pas moins éclairée que celle où je
me tenais et qui était toute parfumée à l'essence de roses.
Un
homme au visage jeune (il avait cependant alors environ soixante-cinq
ans) s'y tenait vêtu comme un grand seigneur français du règne de
Louis XVI. Ses cheveux nattés à la Panurge étaient surchargés de
poudre et de pommade. Comme je pus m'en rendre compte par la suite,
des scènes de Richard Cœur de Lion étaient brodées sur son
gilet et des boutons de deux pouces de diamètre contenaient sous
verre douze miniatures, portraits des douze Césars.
Autour
de la salle, de grands pavillons de cuivre sortaient de la muraille.
Le
curieux personnage, dont l'aspect anachronique contrastait si fort
avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un
clavier sur une touche duquel il appuya d'un air las et elle resta
enfoncée, tandis qu'il mutait d'un des pavillons une rumeur étrange
et continue dont je ne distinguai d'abord pas le sens.
L'inconnu
écouta un moment avec attention ces rumeurs. Tout à coup il se
leva, et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la
main droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites
oraux s'avançait le cortège, il s'écria :
« Royaume
ermite ! ô pays du Matin Calme ! l’aube pointe à peine
sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières
dont cet appareil précis m'apporte le murmure. J'entends le
bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l'orage
des aumônes pleuvant parmi les bousculades des pauvres gens. Je
t'entends aussi, cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on
distingue la plainte d'un enfant. J'entends aussi un cortège, il
suit son beau seigneur, l'Yang Ban magnifique sur sa selle. Si un
jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu'à moi, le
Roi-Lune, j'irai visiter ton décor et jouir de ton climat que l'on
dit délicieux. »
Et
tandis que s’élevaient les paroles de celui que je reconnus
aussitôt pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que
l'opinion populaire des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux
et fou n'est point mort dans les eaux sombres du Starnbergersee,
était juste. Mais les rumeurs lointaines qui provenaient du triste
royaume des ermitages me sollicitaient trop pour que je ne me
laissasse point aller au charme qui m'arrivait de la terre des
vêtements blancs et, écoutant attentivement les murmures de l'aube,
il me sembla entendre le bruit des lavandières battant
perpétuellement les linges et les costumes virginaux et les chocs
incessants des bâtons remplaçant le fer à repasser, comme si
c'était l'aube blanche elle-même qu'on lavait et qu'on repassait.
Puis
l'auguste noyé postiche du lac de Starnberg appuya sur une autre
touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits
qui parvenaient jusqu'à nous évoquaient l'atmosphère heureuse du
Japon au moment de l'aurore.
Les
microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition étaient
réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus
lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone
réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c étaient les
rumeurs d'un paysage japonais. Le vent soufflait dans les arbres, un
village devait être là, car j'entendais les rires des servantes, le
rabot d'un menuisier et le jet glacial des cascades.
Puis,
une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine
matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande,
j'entendis le sifflement des geysers au jaillissement d'eaux chaudes.
Ensuite,
ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà au marché
de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y erraient,
on entendait leur beau langage guttural et presque semblable au grec
antique : on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le
thé, le café, le beurre et les gâteaux ; le son des
accordéons et des guimbardes...
Nous
voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a
surgi, autour de cette station d'où repart le pullman dont, de
concert avec le roi, j'entends le sifflement.
Bruits
terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à
Chicago, à l’heure de midi.
Nous
voici à New York, où chantent les vaisseaux sur I'Hudson.
Des
prières violentes s'élèvent devant un christ à Mexico.
Il
est quatre heures. À Rio de Janeiro passe une cavalcade
carnavalesque. Les halles de caoutchouc, lancées par des mains
sûres, s'aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les
eaux de senteur comme les alcancies moresques d'autrefois, plic,
ploc, rires, ah !ah !
C'est
six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent
en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de
balisier. On entend chanter :
Ça
qui pas connaîte
Bélo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin.
Bélo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin.
Sept
heures. Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L.
J..n.ss., car le microphone, comme par hasard, aboutissait dans un
café des grands boulevards.
L'angélus
sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d'un double chœur
chantant passe sur le Rhin, se rendant à Coblence.
Puis
ce fut l'Italie, près de Naples. Les voiturins jouaient à la
mourre, par la nuit étoilée.
Alors
vint la Tripolitaine où, autour d'un feu de bivouac. M. r.n.tt.
s’exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la
maison de Savoie l'entouraient martialement, prêtes à le défendre
en cas d'agression improbable et tiraient quelques feux de salve
onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp
se répondaient les sonneries des clairons.
Une
minute après, dix heures ! Sont-ce des mendiants qui se
plaignent, qui gémissent avec tant d'ardeur ? Le roi, qui les
écoute, murmure :
« C
est la voix d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi, issue d'une nuit noire
comme le sang des pavots. »
Et
tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.
Minuit !un
pauvre pâtre crie dans un désert glacé : c'est l’Asie
nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.
Des
éléphants barrissent. Une heure du matin ! C’est l'Inde !
Puis
le Tibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.
Trois
heures : le bruit des milliers de barques s’entrechoquant avec
douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.
Doum,
doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin, les
gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui
glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes.
Un chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide, abandonne
déjà la blanche Corée.
Les
doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s'élever,
simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce monde dont
nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire.
Tandis
que je m'émerveillai, le roi leva soudain la tête Et, tout d'abord,
ma présence ne parut pas l'étonner :
« Apportez-moi,
me dit-il, la partition originale de l'Or du Rhin, je veux la
parcourir après avoir écouté la symphonie du monde et avant
d'aller entendre l'orchestre mouvant de M. Oswald von
Hartfeld... Mais, figure de criminel, où est ton masque ? je ne
veux devant moi personne sans masque. »
Et,
le visage brusquement empreint de férocité, le roi s’avança les
poings fermés ; il était de stature herculéenne, il me secoua
brutalement, me battit à coups de poing, à coups de pied, me cracha
à la figure, criant :
« Qu'on
lui coupe les testicules ! Frankenstein, Eulenbourg, Jacob
Ernst. Durkheim, qu'on lui coupe les testicules ! »
Je
n'attendis aucun de ces messieurs, et voyant que le roi s’inquiétait
de ce que j'étais démasqué plutôt que de ma présence insolite,
je me dis que si je savais retrouver la porte par laquelle j'étais
entré dans le souterrain, je ne serais recherché par personne, le
roi ne pensant avoir eu affaire qu'à un des familiers de sa maison :
serviteurs, subalternes, pages, seigneurs ou bateliers.
Et
tandis que je me sauvais, je l'entendais qui criait :
« La
partition de l'Or du Rhin, le masque sur ta figure de
criminel ou l'on te coupera les testicules ! »
V
Je
me remis à errer dans ce somptueux souterrain où vivait ce vieux
noyé qui avait été un roi fou. Pendant deux heures au moins, je
m'avançai prudemment dans l'obscurité, ouvrant des portes,
tâtonnant la muraille et ne trouvant point d'issue.
D'abord
j'entendis des éclats de voix au loin, puis tout se tut.
Enfin
je me retrouvai dans la grotte qui servait de vestibule à cette
étonnante demeure.
Dehors
éclataient des fanfares qui se turent bientôt. Je n'eus qu’à
ouvrir la porte par laquelle j'avais pénétré dans l'hypogée pour
me retrouver parmi les sapins.
Mais
la forêt s'était illuminée : les mille lumières qui y
étaient nées couraient, se haussaient, se baissaient,
s'éloignaient, se rapprochaient, se groupaient, se tassaient,
dégringolaient, s'éteignaient, se rallumaient, se rapetissaient,
grandissaient, changeaient de couleurs, unifiaient leurs teintes, les
diversifiaient, les unissaient en formes géométriques, les
séparaient en lueurs, en flammes, en étincelles, les solidifiaient
pour ainsi dire en d'incandescentes tonnes géométriques, en lettres
de l'alphabet, en chiffres, en figures animées d'hommes et de bêtes,
en de hautes colonnes ardentes, en lacs roulant des flots enflammés,
en phosphorescences livides, en gerbes de fusées, en girandes, en
lumière sans foyer visible, en rayons, en éclairs.
À
certains moments j'apercevais tout un peuple réuni au loin. En me
rapprochant prudemment et me dissimulant derrière les troncs
d'arbres, j'arrivai à distinguer ces personnages. Ils étaient
masqués, sauf le vieux roi, dont le visage était découvert. Il
avait mis un costume mi-masculin, mi-féminin, c'est-à-dire que sur
son costume XVIIIe siècle il avait enfilé une robe à
paniers, mais ouverte par-devant et ornée d'une ceinture de
gymnastique comme en ont les pompiers.
À
ce moment, la musique reprit. Il y axait des musiciens très éloignés
et d'autres tout proches. Leurs fanfares s'en allaient et revenaient,
éclataient au loin ou tout près. On eût dit que cent orchestres se
fuyaient, se cherchaient, se groupaient, se couraient après,
s’éloignaient ou se rapprochaient, vite ou lentement. Il y avait
là des stridences inconnues, des sonorités d'une force inouïe, des
timbres d'une nouveauté impressionnante. Il venait de la musique de
très haut, comme du ciel. Il en sortait de dessous terre et nous
étions noyés, pour ainsi dire, dans un océan de sons magiques.
Soudain,
tous ces personnages se ceignirent d'une ceinture semblable à celle
du roi. Quelques-uns s'étant tournés, je vis que, sur le ventre, la
ceinture était ornée d'un instrument assez semblable à un
réveille-matin.
« Voilà,
voilà des couleurs, disait le roi, et cet art est le plus grand, il
a plus de ressources que la peinture... Et cette musique mouvante,
est-elle assez vivante ? Maintenant, mes amis, allons nous
promener. »
*
Le
Roi-Lune s'envola gracieusement. Il alla se percher dans un arbre, où
il continua de parler. Mais je ne compris pas ce qu'il disait et il
me sembla qu'il gazouillait en s’adressant à la lune qui luisait
entre les branches, puis il reprit son vol ; toute la compagnie
s'envola avec lui, et ils disparurent dans les airs comme une troupe
d'oiseaux migrateurs.
*
Je
parvins à gagner Werp dans la matinée et, durant longtemps, je
n'éprouvai le besoin de raconter mon aventure à personne.
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