Aleksandra Kurzak (Rachel), Ain Anger (Le Cardinal), Roberto Alagna (Eléazar), Choeur du Bayerische Staatsoper |
Barrière de séparation entre Israel et la Palestine en 2005. Crédit photographique: voir wikipedia |
Calixto Bieito place l´action de sa Juive dans un décor minimaliste unique (décors de Rebecca Ringst) qui fait directement référence au mur de séparation entre Israel et la Palestine: les piliers de béton armé avec un trou rond dans la partie supérieure ont simplement chez Bieito un aspect plus métallique et sont pour certains d´entre eux terminés dans leur partie inférieure par des renforts de maçonnerie qui peuvent faire office de bancs. Le mur sert de fond de scène et peut selon les besoins de l´action pivoter en oblique ou être présenté de profil, avancer ou reculer. Trois des piliers s´abaissent puis sont couchés sur le sol et servent alors de supports à certains des protagonistes. Le mur de Bieito reçoit des projections lumineuses, lettres gigantesques ou vidéos (de Sarah Derendinger). Et surtout Bieito baigne la scène et la salle dans des atmosphères lumineuses sombres, tragiques, surnaturelles ou mystiques. La salle est moins éclairée qu´à l´habitude lorsque le public s´y installe, on y est par moments plongés dans une obscurité quasi complète. En fait, le minimalisme n´est qu´apparent et la lecture attentive du décor, des costumes ou des lumières montre bien qu´on se trouve devant une construction extrêmement nuancée et raffinée, qui fait de plus la part belle aux symboles.
Bieito a privilégié une approche anhistorique de la Juive. Le quinzième siècle et le Concile de Constance sont quasi oblitérés au profit d´une présentation plus universelle des haines religieuses. La ghettoïsation des Juifs du 15ème siècle et la privation de libertés fondamentales dont ils furent l´objet du fait des catholiques au pouvoir, si elles ne sont pas absentes du propos de Bieito, font une large place aux idées plus générales de domination d´un groupe humain sur un autre, de luttes abjectes et sanguinaires auxquelles se livrent les 'humains' au nom d´un dieu toujours unique. Hélas, on le sait par les événements des dernière décennies, le propos du livret de La Juive est toujours d´actualité. Les protagonistes revêtent de tristes costumes et des robes sinistres (costumes d´Ingo Krügler), noirs ou gris, à l´exception de Rachel qui porte une robe de couleur verte, une couleur autrefois symbole d´instabilité ou de diabolisme. Bieito la transforme en une figure christique en lui rougissant les mains de sang et en lui faisant étendre les bras en croix sur le mur, la métaphore de l´agneau du sacrifice pouvant lui être aussi appliquée. L´universalisation du propos permet aussi à Bieito de ne pas donner un Eléazar souffreteux et soumis mais de le bâtir en force et de lui attribuer des aspects fiers, revendicateurs et vindicatifs. On est loin du Juif caricatural du 19ème siècle.
Le Mur de Bieito ne fait pas que référence au mur de la honte israélien, comme d´aucuns le stigmatisent, ou à la barrière de séparation ou la clôture de sécurité, comme les officiels de l´Etat d´Israel le nomment, c´est selon. Ce Mur, c´est peut-être aussi le mur des condamnés à mort, le mur des Lamentations, le mur de la ségrégation ou des séparations, ce mur sert d´escalier à l´église, de rouleau compresseur symbolique qui écrase les foules intoxiquées par les propagandes, et dont ici les yeux sont bandés de noir, c´est aussi le mur du silence et de l´incompréhension, c´est un mur polyphonique qui parle de haine, de rejet et de mort. Calixto Bieito utilise la pleine puissance expressive de cet objet hautement symbolique. Sur le mur viennent s´imprimer des mots immenses qui disent le péché ("SÜNDE") et le martyre ("MARTER") ou qui annoncent que Dieu est en toutes choses ("GOTT IST IN ALLEN"), sur ce mur sont projetées des vidéos qui montent la lente mise à mort de l´agneau.
Roberto Alagna (Eléazar) |
Bertrand de Billy conduit au paroxysme cet opéra, sans doute un des plus violents de l´histoire du genre. Le chef donne le ton en faisant tonner d´entrée les grandes orgues diffusées à puissance assourdissante par hauts-parleurs puis en conduisant l´orchestre dans la majesté et le lyrisme dramatique du grand opéra à la française. Les choeurs, s´ils sont expressifs et vibrants, sont hélas la plupart du temps incompréhensibles, il faut connaître le livret ou lire les surtitres allemands pour comprendre le propos. La même remarque de difficulté de compréhension s´applique aussi à la Rachel d´Aleksandra Kurzak, qui fait une prise de rôle remarquable, à l´exception de ce seul bémol. La voix chanteuse polonaise a fortement évolué ces dernières années; elle qui dispose d´un vaste répertoire baroque ou mozartien, ou qui excellait dans des rôles de soprano colorature belcantiste ou en Gilda, peut à présent aborder des rôles de soprano plus lyrique et dramatique. La beauté du timbre et le potentiel dramatique de la chanteuse impressionnent. Alors qu´elle avait originellement été appelée par le Bayerische Staatsoper pour chanter la Princesse Eudoxie, un changement de distribution lui a offert le rôle titre, et cette prise de rôle est un succès tant sur le plan vocal que sur le plan de l´engagement scénique. La Princesse Eudoxie de Vera-Lotte Böcker, qui fait ses débuts à l´Opéra de Munich, est également excellente. Elle vient de chanter le rôle à Mannheim dans une mise en scène de Peter Konwitschny. Elle fascine par son colorature cristallin avec des moments véritablement acrobatiques mais aussi avec des attaques dramatiques, une belle tenue du phrasé lyrique dans le registre médiant et et de belles profondeurs de voix. Vera Lotte-Böcker vient de rafler trois prix au concours international Vokal Genial de la Radiodiffusion bavaroise (BR, premier prix, prix du public et prix de l´orchestre). Le sensationnel début munichois de son Eudoxie promet une carrière des plus intéressante à suivre. Roberto Alagna, que l´on connaît dans sa fameuse interprétation du grand air final "Rachel quand du Seigneur" depuis une vingtaine d´années, fait ici une prise de rôle magistrale. Sa transformation physique et son jeu de scène d´orfèvre juif dans la force de l´ âge, aux cheveux gris, portant des lunettes et arborant la fierté orgueilleuse de sa religion, est des plus remarquable. Il donne de la force aux moments les plus invraisemblables d´un livret qui n´en manque pas. Alagna règne d´un bout à l´autre sur la production avec son ténor puissant avec des clartés fulgurantes, une projection de voix, un phrasé et une diction française impeccables, un bonheur ici à Munich d´entendre chanter en français et d´en saisir aussitôt le texte. Si parfois la force l´emporte chez lui sur la nuance, sa composition d´Eléazar est glorieuse. A partir du tercet du deuxième acte, la puissance dramatique de La Juive gonfle et fait monter la tension chez un public captivé. Le très beau Samuel-Léopold de John Osborn et la basse impressionnante du Cardinal d´Ain Anger, qui atteint des profondeurs caverneuses inouïes et fait preuve d´une expressivité extrêmement nuancée, notamment dans la progression de sa tendresse pour Rachel, complètent cette distribution bien équilibrée. A noter également la belle tenue et l´excellente projection de voix du Ruggiero de Johannes Kammler.
Ain Anger (Le Cardinal de Brogni), Aleksandra Kurzak (Rachel), Roberto Alagna (Eléazar), choeur du BSO |
Le final de La juive présente des difficultés de mise en scène. Bieito place une cage sur la scène qu´il fait arroser de jerricanes d´essence. Pourquoi ici ne voit-on aucun liquide s´en écouler alors qu´en ouverture, il représente le baptême par immersion dans des baquets remplis d´eau de la tête d´enfants
que l´on semble à l´occasion vouloir torturer? Et l´on met ensuite le feu à cette essence qui n´est que suggérée. A ce détail près le propos de Calixto Bieito tient fort bien la route, très visiblement en complicité avec les chanteurs qui ont donné le meilleur de leurs talents d´interprètes.
Prochaines représentations
Le 8 juillet (places restantes)
Les 22, 26 et 30 octobre 2016
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