Le Figaro 15 juin 1886, page 1 |
LE ROI LOUIS II
A une trentaine de kilomètres de Munich se trouve le lac de Starnberg, où l'aristocratie passe les mois d'été. Rien de plus charmant que ce site; les coteaux verts et garnis de jolies villas se mirent dans les eaux bleues ; au-dessus des premières collines, on aperçoit les cimes pittoresques des Alpes bavaroises. Le château de Berg, dont le parc descend vers le lac, se trouve dans ce pays vraiment
admirable et de tout temps recherché par les peintres et les poètes. C'est là que vient de se suicider le roi Louis II de Bavière, dont la folie a suivi une marche progressive que le caractère du souverain et les événements qu'il a traversés expliquent suffisamment, sans qu'il soit utile d'en rechercher la cause dans un mal héréditaire. Quand, en 1869, je vis pour la première fois le Roi dans son château, il n'avait rien d'un fou ; il était à cette époque un fort joli cavalier à qui l'uniforme bleu clair allait à merveille ; les hallebardiers veillaient dans l'antique salle des gardes, dont les murs étaient couverts par les portraits des aïeux de la Maison de Wittelsbach ; ils étaient là, graves sous leurs armures; le château tout entier avait et a encore un caractère vraiment royal; les vastes salles sont décorées dans le style Louis XIV, avec des meubles authentiques de l'époque et comme on n'en voit pas de plus beaux en France.
Le Prince était né au milieu de ces grands souvenirs, et, dans sa première jeunesse, son ambition politique se trouvait constamment enflammée par eux. Je le vois encore sortir de ses appartements, saluer à peine les courtisans qui se courbaient jusqu'à terre, jeter un regard indifférent sur ses gardes et les étrangers qu'on avait admis dans la salle des gardes. Le roi Louis n'avait pas beaucoup plus de vingt ans à cette époque ; il était de taille élancée et fine; les cheveux bouclés encadraient une charmante figure de jeune homme, sympathique à première vue, comme l'est toujours la jeunesse, mais dans le regard il y avait quelque chose de vague qui ressemblait à la mélancolie plus qu'à l'agitation. Les gens de Munich l'aimaient fort et le saluèrent avec respect quand il parut dans la rue et monta dans sa voiture, escorté par les chevau-légers au casque en cuir orné de la chenille. On aimait vraiment ce jeune homme car on le disait bon ; toutes les suppliques lui parvenaient par son ordre ; il en prenait connaissance et dictait lui-même à ses secrétaires la réponse qui, autant que c'était possible, accordait ce qu'on demandait à Sa Majesté.-
***
Mais déjà, à cette époque, on me confia à Munich de singulières choses sur le caractère du jeune Roi. Des hommes qui le connaissaient et l'approchaient chaque jour m'expliquèrent la mélancolie qu'on lisait dans le regard de Louis II. Il s'ennuyait à périr sur son trône, à présent qu'il y était assis. Jeune, il avait rêvé de grandes choses dans le château de ses pères ; il y avait entrevu un règne glorieux pour lui. Il s'était promis d'attacher son souvenir à l'histoire de son pays et de jeter peut-être un jour ou l'autre son épée entre la rivalité de l'Autriche et de la France. Comme tous les princes du sud de l'Allemagne, il penchait vers la maison de Habsbourg; placé entre les deux nations, il avait peut-être entrevu dans l'avenir la gloire que sa dynastie devait tirer d'une intervention qui, à un moment donné, pouvait le placer à un rang plus important. Tous ses rêves furent déjoués les uns après les autres par les événements. Empêché à l'intérieur par la Constitution qui limitait ses pouvoirs et rendait le Parlement plus maître du pays que le Roi, réduit à, une situation modeste à l'extérieur, la cervelle du Roi subit à ce moment le premier choc sérieux qui devait le conduire à la démence.
***
Il y avait à peu près deux ans que le jeune prince était monté sur le trône après la mort du roi Maximilien, son père, quand la guerre éclata entre la Prusse et l'Autriche. Louis II n'hésita pas un instant; il envoya ses troupes au secours de l'Autriche dont les forces défensives sur le Rhin se trouvaient diminuées par la concentration de son armée en Bohême. Le corps auxiliaire bavarois était placé sous le commandement du prince Luitpold, actuellement Régent. L'aventure finit rapidement par l'écrasement de Bennedeck à Sadowa, auquel succéda bientôt le traité de Prague.
M. de Bismarck était résolu à ménager le roi de Bavière. Il imposa à l'allié de l'Autriche une modeste contribution de guerre, mais il n'exigea de Louis II aucun amoindrissement de son pouvoir. Le jeune Roi se montra reconnaissant et, après la paix, il devint le principal agent des négociations qui aboutirent à une alliance offensive et défensive entre la Prusse d'au delà du Main et les Etats du Sud. De même qu'il était resté fidèle à l'empereur d'Autriche, Louis II se montrait maintenant correct dans ses relations avec la Prusse, décidément maitresse ou à peu près de l'Allemagne. Louis II ne prévoyait pas que de plus graves événements devaient s'accomplir, d'où l'Empire allemand allait renaître de ses cendres et réduire le roi de Bavière à une situation irrévocablement modeste. Adieu les rêves de grandeurs dont le jeune prince s'était bercé l
***
La marche progressive du mal est visible depuis 1870, qui marque la déchéance de Louis II. Il se vit à présent définitivement englobé et annihilé; il était encore, par la tradition, chef de son armée, mais ses soldats maintenant prêtaient serment à l'Empereur, chef su- prême de toutes les armées allemandes. Quoique l'on fit tout pour ménager son orgueil froissé, le jeune Roi se rendit parfaitement compte de son irrémédiable infériorité ; il gouvernait encore les postes et télégraphes et on lui avait laissé la consolation de voir son visage sur les timbres-postes; son armée avait, à la vérité, et sur la volonté formelledu Roi, conservé l'uniforme bavarois, la tunique bleu de ciel et le casque en cuir bouilli, garni de la chenille, mais elle était inspectée tous les ans par le Prince impérial d'Allemagne, commandant en chef de toutes les armées du Sud, depuis la guerre. En peu de mots, de la puissance royale entrevue dans les rêves de la jeunesse, il ne restait qu'un trône platonique, la liste civile et le droit de faire grâce, si toutefois le Roi se trouvait en ceci d'accord avec son ministre de la justice.
C'est de cette époque que date le désir du Roi de s'isoler, qui a, depuis, tourné en manie ; il savait fort bien qu'il n'exerçait plus aucun prestige sur son peuple, et il/ne tenait pas à être vu dans cet amoindrissement de sa majesté. Il y a dans cette vié des incidents curieux qui, tous, témoignent d'une même révolte intérieure et peut-être d'une grande douleur qui a déchiré le coeur du Roi. Ses rêves ont été hantés par les illusions du passé, maintenant écrasées; c'est ce qui explique cet état fiévreux, où ce malheureux, ayant peur de lui-même, dans le silence de la nuit, saute en bas de son lit, demande un cheval et galope à travers la forêt comme une âme en peine qui cherche à s'étourdir. Un fait plus significatif encore marque une revue de l'armée à Munich: le Roi arrive à la tête d'un nombreux état-major et passe devant le front des troupes qui l'acclament; puis, parvenu au bout de la ligne droite, et sans attendre le défilé traditionnel, il part au triple galop, laissant son état-major stupéfié, se jette ensuite dans un carrosse et ordonne au postillon de faire courir ses chevaux, ventre à terre, vers le château solitaire, dans la montagne, dont il défend l'accès même à ses ministres.
De la folie, disait-on. Oui, c'était, en effet, un des nombreux symptômes du mal qui, fatalement, devait le terrasser à la fin. Mais peut-être, en allant au fond des choses, y trouvera-t-on une grande , douleur. Si quelqu'un avait su lire au fond de l'âme de ce souverain, passant ses soldats en revue et se sauvant comme un possédé, il y aurait peut-être trouvé des sensations à faire frémir. Sait-on ce qui s'est passé dans ce coeur, déchu de toutes ses ambitions ? Ne se rendait-il pas parfaitement compte de sa situation devant son armée, dont il n'était plus le chef que pour la forme, sans action directe sur elle et sans pouvoir de la faire agir selon sa volonté? En galopant devant le front de ses soldats et au milieu des musiciens qui le saluaient de leurs plus joyeuses fanfares, ce malheureux comparait le néant de sa situation présente à ses chimères d'autrefois, et alors, découragé, abreuvé d'amertume, dégoûté de ce spectacle militaire dans lequel, avec raison, il ne se jugeait plus qu'un comparse cou- ronné, il enfonce ses éperons dans les flancs du cheval, fuit sa capitale et s'enferme dans la solitude, cette grande consolatrice des malheureux.
Sa passion pour Wagner, les efforts qu'il fit pour le triomphe de son art, l´argent qu'il gaspillait pour le répandre ne sont pas davantage les actes d'un fou. Tout cela témoigne plutôt chez le Roi d'une grande volonté et du soin à employer ce qui lui restait de sa puissance pour protéger un artiste que tout le monde repoussait encore et dont l'oeuvre l'avait enfiévré. Vous savez comment cela a commencé. Au retour d'un voyage en Russie, ruiné par ses folles dépenses à Vienne, Richard Wagner avait dû fuir devant les recors : il se cacha chez un ami, à Stuttgardt, abattu et découragé. Louis II cependant a été touché par cette détresse et il ordonne de découvrir la retraite de Wagner avec l'ordre de le lui amener. Le Roi est décidé à sauver Wagner et à patronner son art.
II l'appelle auprès de lui, met son théâtre à sa disposition, impose ses oeuvres contestées, donne sans compter pour réaliser le rêve du musicien qui est d'avoir un théâtre à lui : il fait surgir de terre la scène de Bayreuth et ne demande pour toute récompense que la faveur d'entendre la" Tétralogie pour lui seul et sans être troublé par personne. Cet enthousiasme pour Richard Wagner peut paraître démesuré dans ses manifestations extérieures, mais il n'en repose pas moins sur une qualité toute princière,sur la protection de l'art, qui n'a jamais été l'acte d'un fou. .
C'est à Bayreuth que, pour la dernière fois, je vis le roi Louis II. Je m'en fus à la station où il devait monter dans le coupé qui l'attendait pour le conduire au théâtre ; après quoi il disparut comme il était venu. Quel changement depuis 1869, le jeune prince d'alors s'était transformé en un homme obèse et lourd. Personne ne peut résister à la longue à l'isolement qui est comme la morphine : il soulage d'abord et tue ensuite. 11 n'est pas bon que l'homme reste indéfiniment seul avec les pensées qui l'agitent : dans ce cas, elles prennent peu à peu la forme de l'obsession qui est le prologue de la folie. L'ambition des jeunes années resta longtemps debout dans le cerveau déjà troublé : désespérant d'être au dehors le Roi puissant, le roi déploie les fastes monarchiques autour de lui. Comme par enchantement les châteaux sortent de. terre, plus ruineux les uns que les autres, combinés pour héberger un souverain magnifique qui, faute de pouvoir dominer son époque, veut du moins l'éblouir. Il y a dans ces folles dépenses qui ont englouti la fortune personnelle de Louis II, sa liste civile, plus une vingtaine de millions qu'on a payés pour lui, sans compter les dettes nouvelles, comme le dernier cri d'une volonté royale, réduite à néant. Tout ce qui lui rappelle l'humilité de sa situation lui devient odieux : contrairement à ce que jeune, il a rêvé, il n'a aucune initiative propre ; il ne peut faire acte de roi qu'avec le consentement de sus ministres et avec leur concours ; ils lui deviennent odieux et il refuse de les voir. Qu'ils fassent les affaires du pays à leur façon et qu'on le laisse tranquille dans ses hallucinations 1
Un prince n'est pas fait d'une autre pâte que le commun des mortels. Si l'un naît dans un palais et l'autre dans un cinquième au-dessus de l'entresol, la nature rétablit l'équilibre en soumettant les uns et les autres aux mêmes lois. L'homme qui a subi des malheurs et se console dans l'exagération de son martyre, court droit à la folie. Les grands désenchantements de la vie détraquent les cervelles royales aussi bien que les autres, quand on se laisse dominer par eux. Le roi Louis II a traversé de poi- gnantes tortures morales, cela n'est pas douteux. Et comme c'était une âme faible, il s'est laissé envahir par le décourage- ment jusqu'à la démence. Et alors nous retrouvons le beau et bon jeune homme de 1869 dans la maturité de l'âge, et il n'est déjà plus qu'un vieillard; les amertumes de sa situation perdue l'ont terrassé, et si dans sa décrépitude il a encore signé des décrets ridicules, s'il s'est entouré des cavaliers de son régiment de chevau-légers, c'est qu'il se faisait illusion à lui-même et qu'il se plaisait à étaler sa puissance royale devant un être humain, fût-il un simple soldat ou un domestique.
On a déposé le roi Louis et on a bien fait, car un pays ne peut même pas être indirectement gouverné par un halluciné, quelque respectables que soient les origines de la déchéance intellectuelle. Dans toutes les historiettes qu'on publie maintenant sur ce malheureux, il faut en attribuer une bonne partie au simple potin. Pour l'observateur, il y a dans cet écroulement delà pensée par les désillusions subies un cas psychologique tout particulier. Les loustics trouveraient aisément dans la dernière période du règne de Louis II un sujet d'opérette, qui pourrait avoir du succès. Mais il se pourrait aussi qu'un Shakespeare de l'avenir s'inspirât un jour de ce roi de Bavière et fit une émouvante tragédie avec l'histoire d'un prince qui, par son éducation, se croyait appelé à gouverner un pays, qui, parvenu au trône, s'est aperçu que le Destin l'avait condamné à un rôle de subalterne, et qui, finalement, dans un dernier accès d'orgueil, a préféré la mort à l'humiliation.
Albert Wolff.
LE RÉGENT DE BAVIÈRE (page 2)
Le touriste matinal qui se promène vers huit heures du matin dans les rues de Munich rencontre un phaéton, attelé de deux chevaux bais. Derrière le cocher est assis un général à barbe grise. Ce promeneur en petite tenue est le prince Luitpold do Bavière qui de par le suicide du roi Louis II et de par la folie du prince Othon, aujourd'hui roi, est nommé régent du royaume de Bavière.
Le prince Luitpold-Charles-Joseph, né à Würzbourg le 12 mars 1821, porte très allègrement ses 63 ans. Soldat depuis sa prime jeunesse, il a gardé toute la verdeur des vieux soldats et il emploie les longs mois de repos que lui donnent ses fonctions d'inspecteur général de l'armée bavaroise, à chasser dans les Alpes bavaroises et à visiter les ateliers des peintres munichois, si fort négligés par son royal neveu.
Le prince Luitpold sera un roi négatif, il laissera les choses suivre leur cours, il ne fera rien pour plaire à M. de Bismarck, il fera encore moins quoi que ce soit pour lui déplaire. Catholique croyant, mais non pas ultramontain comme l'est son fils, le prince Louis, il a pu voir avec plaisir la réconcilia- tion qui vient de s'opérer entre le Saint- Siège et l'empire d'Allemagne, mais il n'appellera jamais les catholiques-patriotes bavarois au ministère. Il les ménagera, il ne les choiera pas. Il continuera à s'entourer de peintres : Defregger, le peintre autrichien, qui a fait de lui un merveilleux portrait en costume de chasse ; Brandt, le peintre polonais, un grand talent qui ne voit pas sans douleur qu'on l'ignore en France; Lang, le peintre des chevaux de cirque, dont les dessins sont souvent exposés chez Goupil. Le prince Luitpold aime la France ou tout au moins l'art et l'esprit français, il parle français comme nous * et est certainement plus Bavarois qu'Allemand, plus Allemand que Prussien.
Il est économe, pour ne pas dire avare, et les nombreux tableaux qui ornent les murs de son palais ont tous été achetés fort bon marché à des débutants. Il est simple, il porte fort longtemps ses uniformes, et il est certainement moins élégant que son inséparable aide-de-camp, le colonel de Freysehlag, l'homme le plus aimable de la capitale bavaroise.
Le prince Luitpold qui avait épousé, le 15 avril 1834, à Florence, une princesse de Toscane, est veuf depuis vingt-deux ans. Il vit fort simplement, au second étage du palais de Wittelsbach, avec sa fille, la princesse Thérèse, qui ne veut pas se marier et consacre son temps à la peinture. Au premier étage, demeure le prince Louis, son fils aîné, futur roi, époux de Marie-Thérèse d'Esté, nièce de la comtesse de Chambord, et père de onze enfants ; la princesse a juré d'en donner douze à son pays : elle est femme à tenir parole. Au troisième étage du palais vit, pendant six mois de l'année, la soeur du prince Luitpold, la princesse Aldegonde de Modène, une Allemande du vieux temps, la tante gâteau de la famille, s'occu-pant toute l'année de la fête de l'un, du mariage de l'autre, du baptême d'un petit prince, de l'arbre de Noël: elle n´a pas do plus grand bonheur que de montrer aux personnes qui lui sont présentées, les ouvrages que ses nièces lui ont tricotés ou brodés !
Les deux autres fils du prince sont les nababs de la famille Wittelsbach : le prince Léopold a épousé la princesse Gisèle, fille de l'empereur d'Autriche, qui effraie las Munichois par l'élégance quelque peu parisienne de ses toilettes ; le prince Arnulf a épousé la princesse Thérèse de Liechtenstein et a su, grâce à la fortune de sa femme, faire du palais rouge de Munich une résidence d'un chic étonnant : les maîtres d'hôtel, par exemple, ont la livrée de 1750 ! ce qui fait naturellement fort crier les bons Bavarois.
La famille est très unie, quoique je ne voudrais pas jurer que les jeunes princesses ne potinent pas les unes sur les autres ; quant au prince Luitpold, on peut m'en croire : c'est un brave homme, mais ce n'est que ça!
Jacques Saint-Cère.
PAR DÉPÊCHE
Munich, 15 juin.
Voici quelques détails qui compléteront les renseignements que nous avons déjà donnés.
Le voyage de Hohensshwangau au château de Berg s'était fait sans incidents.
Le roi était seul dans une voiture attelée de quatre chevaux. Deux médecins aliénistes et quatre infirmiers suivaient. Arrivé à Berg samedi à midi, le roi paraissait très content de se re trouver dans le château, et fut très aimable avec M. Muller, l'intendant. Mais sa figure était très pâle, sa démarche chancelante, et il tenait la tête fortement renversée en arrière.
Louis II avait pris presque de suite en affection le professeur de Gudden, directeur de la principale maison d'aliénés de la province. La journée se passa tranquillement.
Dimanche, le roi était resté fort calme, assis une partie de la journée sur un banc du parc, causant familièrement avec le docteur de Gudden. Il dîna avec lui et paraissait tout à fait tranquille. A six heures et quart, toujours accompagné du docteur et des gardes, il quitta le château. En arrivant sur les bords du lac, le roi pria le docteur de renvoyer les gardes.
Le célèbre professeur aliéniste, trompé par la tranquillité du roi, eut la faiblesse d'y consentir.
A huit heures, lorsqu'on ne vit pas rentrer les deux promeneurs, on commença les recherches et on découvrit les corps du roi et du médecin dans un mètre, d'eau, à cinquante pas du rivage. La lutte avait du être terrible. Le visage du docteur de Gudden était couvert d'égratignures. Le sable du rivage portait les traces d'une lutte désespérée. Le chapeau du roi était en lambeaux.
On croit que le Roi, se jetant sur le médecin, le renversa, l'accabla de coups et se précipita ensuite dans le lac. Le docteur de Gudden, quoique meurtri et la figure tout ensanglantée, s'élança pour essayer de le sauver, mais, saisi à la gorge par le fou, il perdit connaissance et périt avec lui.
C'est sur ce même lac, presque au même endroit où il vient de périr, que, il y a quinze ans, le roi, naviguant en costume du Lohengrin dans une embarcation traînée par des cygnes, tomba à l'eau et faillit se noyer.
Après que la Commission royale envoyée de Munich eût procédé aux formalités mortuaires, la dépouille mortelle du roi reçut les bénédictions du clergé dans la cour d'entrée du château de Berg.
Le corps de Louis II avait.été mis dans une bière provisoire, tel qu'on l'a retiré de l'eau. Le visage livide, les cheveux et la barbe en désordre. On n'a rien voulu changer, à cause des dernières consta- tations légales et de l'autopsie qui devaient se faire à Munich.
Le char funèbre, attelé de quatre chevaux conduits par des piqueurs à la livrée royale portant des torches, quitta le château, hier lundi, à neuf heures du soir. Il était suivi de trois voitures contenant le clergé et les personnes de l'entourage du roi. Une foule attristée a accompagné le convoi jusqu'au sortir de la ville. Un détachement de cavalerie l'a rejoint au faubourg de Sendling et a formé l'escorte jusqu'à Munich où le cortège est arrivé à une heure du matin.
Une foule énorme attendait l'arrivée du cortège funèbre. Aussitôt qu'apparut le char portant la dépouille mortelle du roi, on n'entendit que des sanglots et des exclamations de douleur.
L'autopsie a été faite ce matin par de nombreux médecins qui ont constaté un ramollissement complet du cerveau. Voilà qui fera taire ceux qui niaient la folie, comme, par exemple, le docteur Schleiss, médecin ordinaire du feu roi, qui soutient qu'il était seulement exalté et que c'était son entourage qui le poussait à outrer ses singularités et ses passions.
Pour couper court à tout cela, le ministère soumettra aujourd'hui à la Chambre, siégeant à huis-clos, le dossier du roi défunt contenant des preuves écrasantes de sa folie et de ses aberrations néroniennes.
Ce dossier détruira probablement .bien des légendes, surtout celle du grand patriote allemand et du wagnérien fanatique.
L'impératrice d'Autriche, qui se trouvait à Feldafing, aussitôt qu'elle apprit la catastrophe, envoya à Berg une magnifique couronne de roses qui est déposée sur le cercueil du roi. Sa Majesté est partie pour Gastein.
Le prince Luitpold, Régent du royaume, a reçu hier des télégrammes de condoléances de toutes les Cours européennes.
Ce sera le Kronprinz qui représentera l'empereur d'Allemagne aux funérailles du roi. On dit que le prince de Bismarck y assistera également.
Les généraux se sont réunis et ont prêté serment de fidélité au roi Othon Ier et au régent Luitpold.
Les troupes, assemblées dans les casernes, ont prêté serment devant les chefs d'état-major.
On ne comprend pas comment le docteur de Gudden, homme d'une force herculéenne, quoiqu'âgé de soixante-cinq ans, et directeur d'un des plus grands asiles d'aliénés de l'Allemagne, ait pu se laisser ainsi surprendre. On raconte que son gendre, le professeur Grashey, lui avait dit, dans l'après-midi de dimanche, de se tenir sur ses gardes et de ne pas croire aux amabilités, à la tranquillité du roi. « Prends garde, lui aurait-il dit, ton malade te savonnera. » (Wird dich einseifen).-
M. de Gudden lui répondit en riant : «C'est possible, mais je ne me laisserai pas faire la barbe par lui."
Le prince Othon, frère du roi, fit les campagnes de 1866 et de 1870, et il perdit la raison après la dernière guerre. Lorsqu'on l'enferma, il s'écria :
- Comment, vous m'enfermez ! pourtant, mon frère est plus fou que moi!
La reine-mère, qui est gravement malade de rhumatismes articulaires, ne sait rien encore de la mort de son fils.
Tous les princes de la maison royale, le prince de Hohenlohe, gouverneur de l'Alsace-Lorraine, les deux archevêques, le comte de Holnstein, tous les ministres, à l'exception de M. de Caailsheim, assistaient à l'autopsie du corps du roi.
Le corps du roi Louis est actuellement exposé dans la vieille chapelle du château à partir de demain, le public sera admis, de huit heures du matin à six heures du soir. Le corps restera exposé jusqu'à samedi après midi, et l'inhumation aura lieu probablement dimanche.
La ville est calme. La population semble profondément attristée.
D.
***
Le Lac de Starnberg
Alphonse Daudet, qui se trouvait hier au Figaro, nous a donné de bien intéressants détails sur ce lac de Starnberg où le roi s'est noyé.
L'auteur de Sapho et de tant de chefs-d'oeuvre a visité la Bavière en 1866, à la veille de Sadowa : les "habitants déménageaient à la hâte et fuyaient devant les Prussiens ; dans les maisons presque désertes, les femmes en pleurs priaient devant les cierges allumés.
Mais malgré les tristesses et les misères de ces temps, Alphonse Daudet n'en a pas moins conservé de ce voyage comme le souvenir ému d'une vision féérique.
Un lac merveilleux, entouré de pelouses et de grands arbres , de ces arbres « de riches », dans lesquels chantent les oiseaux; de grandes futaies qui se reflètent dans les eaux profondes et limpides. Quelque chose de plus riant et de plus gai que le lac de Lucerne, quelque chose comme le lac d'Enghien, exagéré de grandeur et de profondeur, une immense surface de cristal bleu dans un pays bleu. Tout autour des propriétés splendides, continues, sans murailles, presque sans fin; et, dans le fond, l'estompe légère, à peine visible, des Alpes lointaines du Tyrol.
C'est là, que le dimanche, les paysans des environs viennent se promener, tout étonnés de se trouver dans ces jardins princiers qu'ils ne visitent qu'avec le plus grand respect.
Le drame de l'autre jour s'est passé dans l'ancienne propriété de l'Empereur Maximilien. Deux petits pontons ont été établis pour l'abordage de deux bateaux à vapeur qui vont et viennent sur le lae. C'est à l'un de ces pontons que le malheureux souverain a dû se jeter avec le docteur Gudden.
Alphonse Daudet vit alors, à ce même endroit , un garde-chasse , tout de vert habillé, montrant à des paysans étonnés qui faisaient cercle autour de lui, la découverte récente, l'arme encore inconnue, le fusil à aiguille.
Et comme le garde-chasse interrompait son explication pour regarder le nouvel arrivant : - Nous avons déjà vu un Français chez nous, murmura-t-il. Je me rappelle en avoir vu un... en 1813!
Le roi Louis II a cherché la mort dans les eaux de ce lac de Starnberg, sur les rives duquel il se plaisait à entendre les mélodies de Lohengrin, au milieu de la nuitr. Il a voulu échapper ainsi aux horibles tortures des insensés, et ce dernier acte de sa folie, il faut l'avouer, ne manque pas de grandeur.
***
L´Agence Havas publie, de son côté, les dépêches suivantes, qui complètent sur certains points celles que nous avons publiées hier. Toutes les versions sont admissibles, puisque personne n'a été témoin de la catastrophe.
Munich, 14 juin.
Le deuxième supplément de la Gazette universelle publie une dépèche privée de Starnberg disant que le roi avait fait le matin sa promenade habituelle dans le parc et avait causé fort tranquillement pendant un certain temps, assis sur un banc du « Parc aux Cerfs », tout près de l'endroit où se trouve un tableau indiquant qu'il est défendu de débarquer. Le soir, le roi avait dîné de bon appétit et assez rapidement, car le dîner fut achevé au bout d'une demi-heure. Il paraissait très calme. A six heures trois quarts, il quitta le château en compagnie de M. de Gudden et invita le docteur à renvoyer les domestiques.
Les cadavres du roi et du médecin furent découverts dans le lac, à onze heures du soir, à cinquante pas de la rive, près de l'endroit signalé plus haut, dans une profondeur d'eau d'un mètre et demi.
Il semble résulter de la première enquête que M. de Gudden aurait été précipité dans le lac.
Les traces du roi ont pu être suivies plus loin que celles du médecin. En outre, le pardessus du roi, retrouvé sur le bord de l'eau, lui avait été visiblement enlevé des épaules dans une lutte. Enfin, le front et la joue de M. de Gudden portent des traces d'ongles.
Berlin, 14 juin.
D'après une dépèche de Munich du lieutenant-colonel Washington, le roi Louis II se serait précipité dans le lac de Starnberg un peu avant sept heures.
Sa montre, arrêtée par l'eau qui avait pénétré entre le verre et le cadran, marque six heures cinquante-trois minutes. Le docteur Mueller et le régisseur du château, M. Huber, ramenèrent les deux noyés sur le bord et les transportèrent dans leurs lits. Il n'y avait plus de trace de pouls ni de respiration. Le docteur Mueller, aidé par deux infirmiers et deux anciens soldats du corps de santé, fit, pendant plusieurs heures, des tentatives pour rappeler les deux noyés à la vie, jusqu'au moment où le docteur Mueller déclara que tout était inutile.
Munich, 14 juin.
Le docteur de Gudden avait télégraphié de Berg hier soir à 6 h, 15 au président du conseil, M. de Lulz : " Les docteurs Hagen et Hubrich arriveront ici demain mardi à neuf heures du matin. Le .diagnostic sur l'état de santé du prince Othon, pourra probablement être donné dans la soirée. Ici, tout va à souhait. L'examen que j'ai fait personnellement n'a du reste pu que confirmer le rapport de la commission médicale. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire