Christiane Karg, solistes et choristes |
Qu´une mise en scène soit huée des années après sa création relève plutôt de l´exception. A l'Opéra d'Etat de Bavière, les huées de désapprobation fusent d´ordinaire les soirs de première pour autant qu´il y en ait, la presse s´en empare s´il y a vraiment de quoi fouetter un chat et, généralement, cela se calme bien vite. Mais voilà, l'opéra de Francis Poulenc Les dialogues des carmélites mis en scène en 2010 par le Russe Dmitri Tcherniakov continue de susciter les passions entre pros et contras, comme en témoignent les reprises de ce mois de janvier 2016. Les personnes les plus discrètes se sont éclipsées après la première partie et les plus énervées ont attendu le baisser de rideau pour clamer leurs bouh, dont le chef d´orchestre Bertrand de Billy a bien injustement reçu sa part. Il suffit de quelques-uns pour donner l´impression du nombre. Des applaudissements nourris ont salué les performances d´un beau plateau, et celle de l´excellentissime Orchestre d´Etat de Bavière.
C´est que l´actualité judiciaire a continué d´alimenter le débat, la Cour d´appel de Paris ayant rendu le 13 octobre dernier un jugement qui met en cause la liberté de création et d´interprétation. On se le rappelle, les ayants droit de Georges Bernanos et de Francis Poulenc avaient porté plainte suite à la commercialisation de la captation en DVD, soient deux ans après la première, et demandaient d´interdire la production au motif d´une "trahison" de l´oeuvre. C´était essentiellement la fin de la mise en scène qu´ils contestaient: le livret indique que les carmélites montent à l´échafaud en chantant le Salve Regina et sont in extremis rejointes par Soeur Blanche de l´Agonie du Christ, mais Dmitri Tcherniakov, qui n´a certes pas modifié le livret, met en scène le suicide collectif au gaz des Soeurs que Blanche de la Force vient sauver en les traînant une à une hors de la baraque où elles s´étaient cloisonnées pour y subir le martyre auquel elles s´étaient vouées, avant d´y mourir en victime solitaire suite à l´explosion soudaine des bonbonnes de gaz. Le son de la guillotine accompagne non plus les cous tranchés, mais les corps extraits et sauvés de l´asphyxie.
La Cour d´appel a ordonné à la maison de production BelAir Média de « prendre toute mesure pour que cesse immédiatement et en tous pays la publication dans le commerce ou plus généralement l’édition, y compris sur les réseaux de communication au public en ligne, du vidéogramme litigieux ». Mais cette décision de justice ne concerne pas la reprise des représentations de la production, ce qui donne une demi-victoire aux ayants droit et laisse un certain champ au spectacle.
Nikolaus Bachler, le Directeur général du Bayerische Staatsoper, se veut quant à lui défenseur de la liberté artistique: "Les grandes oeuvres sont en de meilleurs mains dans les mains des artistes que dans celles des héritiers. L´art de la scène se nourrit de la libre interprétation, et non de revendications juridiques présumées." ("In der Hand der Künstler sind große Werke besser aufgehoben als in den Händen der Erben. Bühnenkunst wird durch freie Interpretation am Leben erhalten, nicht durch vermeintliche Rechtsansprüche.") Dans un communiqué de presse en date du 7 janvier 2016, l´Opéra de Munich annonçait le maintien inchangé de la reprise de l´oeuvre de Francis Poulenc.
Laissons les morts enterrer les morts et l´art aux artistes, et le public libre de contester s´il le souhaite!
Si le final relu par Dmitri Tcherniakov est contestable, le plateau des interprètes choisis pour cette reprise de janvier 2016 l´est beaucoup moins. Christiane Karg donne une interprétation très fine et sensible de Blanche de la Force, sans pourtant atteindre l´intensité dramatique qu´elle avait su donner sur cette même scène à sa Pamina de décembre 2015, d´autant plus remarquable qu´il s´agissait d´un remplacement au pied levé. La présentation de Blanche à Madame de Croissy, chantée par une Sylvie Brunet-Grupposo qui allie maturité et puissances vocales à une présence scénique, constitue un des plus beaux moments de la soirée. Stanislas de Barbeyrac fait des débuts très remarqués à Munich avec son Chevalier de la Force émouvant, d´une tendresse déchirante, avec une voix fort bien projetée. Voila un ténor dont on espère le retour prochain sur la scène du BSO. Laurent Naouri est lui aussi excellent en Marquis de la Force. Anne Schwanewilms apporte ses qualités de grande straussienne à Madame Lidoine, avec un technique d´une souplesse vocale étonnante qui égraine le chapelet léger des sonorités de son soprano métallique. Face à ces deux Mères supérieures d´exception, la brutalité intégriste exaltée de la Mère Marie de Susanne Resmark détonne. Voilà une artiste qui ne fait pas dans la nuance et dont on ne sait si l´interprétation musclée est le fait d´un choix de mise en scène ou d´une composition par trop univoque du chef de la chanteuse.
Au-delà de la polémique, les Dialogues des carmélites sont une des oeuvres les plus attachantes et abouties du répertoire français.
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