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jeudi 11 juin 2015

Lulu d´Alban Berg au Bayerische Staatsoper: une constellation de talents

Pour le livret de Lulu, le compositeur autrichien s´est inspiré de deux oeuvres de Frank Wedekind alors interdites en Allemagne, Die Büchse der Pandora (La Boîte de Pandore, 1902) et Erdgeist (L'Esprit de la terre, 1895). Alban Berg a composé son opéra entre 1929 et son décès prématuré en 1935, le laissant inachevé. La première, limitée aux deux premiers actes, eut lieu à Zurich en 1937, deux ans après la mort du compositeur. En 1979, Friedrich Cerha acheva l´orchestration du troisième acte. L´oeuvre ainsi complétée connut sa première à l´Opéra Garnier de Paris sous la direction de Pierre Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Cette saison, l´Opéra de Munich en propose une nouvelle mise en scène par un des plus grands metteurs en scène russes contemporains, Dmitri Tcherniakov, à qui le Bayerische Staatsoper (BSO) avait déjà confié trois mises en scène, celles de la Kovantchina, des Dialogues des Carmélites et, plus récemment, de Simon Boccanegra. Le répertoire du BSO s´enrichit ainsi d´une Lulu qui vient heureusement compléter Wozzeck dans l´excellente mise en scène d´Andreas Kriegenburg. Pour le public munichois qui a pu visiter la passionnante exposition que le Deutsches Theatermuseum a consacrée l´an dernier à Franz Wedekind, cette production de Lulu arrive opportunément. 

La Maison a une nouvelle fois soigné les composantes de la production en nous offrant, outre le choix judicieux du metteur en scène, une distribution de la plus belle eau soutenue par l´incomparable travail du directeur musical Kirill Petrenko et de l´Orchestre d´Etat de Bavière au sommet de sa forme. 


Tcherniakov, à qui l´on doit aussi le décor, a opté pour une structure unique de verre et d´acier, posée en oblique sur la scène, d´un bel effet optique. Ses parois de verre sont percées d´ouvertures rectangulaires qui permettent la circulation dans l´espace qu´elles définissent. Le décor évoque les palais des glaces des fêtes foraines, ces microcosmes où l´on vient se perdre dans des jeux de parois de verres et de miroirs. Si les palais des glaces sont des labyrinthes et des structures d´enfermement dont on sait bien qu´on en sortira le jour même ou l´on y est entré, la comparaison s´arrête là. Le décor de Tcherniakov n´est pas un labyrinthe, les personnages n´en cherchent jamais la sortie et y trouvent sans problème leur chemin. Sur le plan métaphorique, le décor unique de Dmitri Tcherniakov est un lieu d´enfermement transparent, dont les protagonistes ne peuvent sortir, pris qu´ils sont au piège cadenassés de leurs psychismes et de leurs destins: Lulu ne peut être qu´une femme fatale entretenue autour de qui gravitent des hommes destinés à mourir. Les parois de verre définissent des cages qui pourraient bien contenir la ménagerie présentée par le dompteur au début de l´opéra. La structure de verre permet de manifester à la fois la transparence, le reflet, l´effet miroir et l´enfermement. Un simple marqueur blanc à gros trait servira à dessiner le portrait de Lulu sur une des parois, portrait initié par le peintre et que de manière récurrente viendront compléter ou modifier les protagonistes. Si Tcherniakov a opté pour une économie de moyens pour son décor fait de verre, dácier, de néons et de quelques chaises, il exploite au maximum ce minimalisme apparent qui permet des démultiplications à l´infini. La lecture psychologisante de Tcherniakov suit la noire logique du texte de Berg qui expose la déchéance d´une femme dans un monde livré aux embûches d´une tragique guerre des sexes. Il n´y a vraiment pas lieu de regretter l´absence de référent scénique aux lieux décrits par le livret. Les jeux de chaises et de lumières (dues au beau travail de Gleb Filshtinsky) suffisent à l´évocation des lieux et des atmosphères: deux chaises au premier acte, quatre chaises pour recréer le théâtre où danse Lulu dans la chorégraphie d´Alwa, huit chaises dispersées pour circonscrire quelques chambres séparées , une chaise unique au final. Les costumes très réussis d´Elena Zaytseva apportent un jeu de couleurs pastels acidulées lors des tableaux d´ensemble, qui sont toujours installés pour reproduire la scène jouée par les protagonistes en avant-scène


Les reflets et les jeux de miroirs sont cruels pour le public qui se voit à plusieurs reprises pris au piège de la réflexion. Dès le lever du rideau, les lumières de la salle se reflètent sur les parois de verre, puis c´est tout le parterre qui se voit transposé sur scène sur les parois réfléchissantes, plus tard encore les loges. Par ces effets, nous ne sommes pas simplement les voyeurs venus se repaître du spectacle de la fatalité amoureuse de l´humaine ménagerie, nous devenons acteurs de l´horrible pièce de théâtre. Chaque spectateur se retrouve ainsi encagé à l´instar des nombreux figurants qui à divers moments de l´action, enfermés dans les chambres réduites du palais des glaces, reproduisent la scène jouée par les premiers rôles: le baiser passionné du Docteur Schön à Lulu, un accouplement sexuel à moitié dévêtu, la déchéance des rapports pornographiques. C´est un terrible miroir qui nous est tendu pour nous révéler, peut-être, notre face obscure de captifs amoureux. A noter que les figurants ne sortent pas des espaces qui leur sont attribués, seuls circulent les protagonistes. Cette non mobilité, ce confinement de la figuration renforce encore la symbolique du déterminisme inéluctable de la condition humaine. La seule lueur d´espoir, infime,  est allumée par la comtesse lesbienne éperdument amoureuse de Lulu qui, avant de mourir, se prononce en faveur de la lutte pour le droit des femmes. 

Faut- il souligner que cet opéra à la vision pessimiste n´a pas vocation à faire l´unanimité et que les rangs du public se clairsèment quelque peu à la faveur des entractes?  Le dodécaphonisme hérité de Schönberg en décourage sans doute plus d´un et quand aux perspectives sociales et psychologiques de Berg vient s´ajouter le miroir tendu du metteur en scène, on peut trouver des raisons à ces quelques désaffections. Pourtant si on s´attache à la méticulosité de la mise en scène qui développe l´action comme celle d´un roman policier, aux qualités théâtrales et vocales des chanteurs et à la rigueur minutieuse et aux dons de pédagogue déployés de manière quasi magique par Kirill Petrenko qui nous fait sentir les leitmotivs (ici les séries schönberguiennes) et la structure en miroir de l´oeuvre (qui justifie à elle seule le palais des glaces de la mise en scène) avec les réapparitions parallèles et réincarnées à la fin de l´opéra des trois chanteurs du début de l´oeuvre. L´enchantement du respect scrupuleux de l´écriture musicale, cette passion pour l´oeuvre et pour sa retransmission la plus précise possible et l´attention aux chanteurs que l´on constate à chaque direction d´orchestre de Kirill Petrenko,  ne laisse pas de nous charmer et de soulever l´enthousiasme. Petrenko est partout, au four et au moulin, et comme par clin d´oeil complice, Tcherniakov fait se refléter son image dans le palais des glaces. On voit le reflet démultiplié du moniteur qui retransmet la battue du chef à l´attention des chanteurs. Non content de restituer la musique, Petrenko la donne à voir. Tous les chanteurs excellent dans le jeu théâtral pour rendre cette oeuvre qui se situe souvent à la limite du théâtre et de l´opéra. Par le jeu des doubles ou triples rôles, c´est même une nécessité de trouver des chanteurs qui sachent vraiment jouer la comédie pour être ici le Dr Schön (Bo Skovbus avec sa stature impressionnante) ou le peintre (Rainer Trost) et là Jack l´éventreur ou un nègre. On apprécie ces incarnations réussies, cette diction parfaite qui permet chez chacun de comprendre le texte sans se tordre le cou pour lire les hypertitres. Matthias Klink interprète un Alwa séduisant, avec une apothéose dans l´air de la fin du deuxième acte "Durch dieses Kleid empfinde ich deinen Wuchs wie Musik, ...", cet air dont l´écriture compare les parties du corps de Lulu à des mouvements musicaux. Le Schichgold de Pavlo Hunka est inquiétant et répugnant à souhait. Daniela Sindram se métamorphose  en une comtesse lesbienne au costume masculin et  joue avec conviction la femme enamourée à la folie prête au martyre pour sauver Lulu qui ne lui rend pas son amour. Faisant suite à la violence de la musique au moment du meurtre perpétré par Jack l´Eventreur, son chant final halluciné, "Lulu, mein Engel, lass dich noch einmal sehen (...)",  de toute beauté, est à faire pleurer les pierres. 

La Lulu de Marlis Petersen domine la soirée. Prima donna assolutissima de la colorature dodécaphonique, elle donne une Lulu en tous points remarquables, avec un jeu quasi  réservé dans les premières scènes pour arriver graduellement aux délires de l´ivresse et de la déchéance de la fin de l´opéra. Brillante, avec une voix parfaitement projetée dans les récitatifs, éblouissante dans les arias.,Marlis Petersen habite toutes les facettes d´un personnage qu´elle a si souvent pratiqué qu´elle parvient à en rendre chaque ton avec une justesse qui donne le frisson. 

On sort transporté et ébloui d´une telle conjonction et d´une telle synergie de talents, et avec l´impression d´etre hanté. Pour paraphraser Mallarmé:  "Je suis hanté, Lulu!Lulu! Lulu!


Crédit photographique: Wilfried Hösl




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