Pour l'ouverture de son Festival de Ballet, le Bayerisches Staatsballett a eu l'idée de présenter une nouvelle mise en scène de la pièce de théâtre Der gelbe Klang de Kandinsky. Cet essai de théâtre musical constitue la première partie d'une soirée qui comporte trois volets, les deux suivantes étant constituées de deux chorégraphies en création mondiale: Spiral Pass de Russel Maliphant sur une musique de Mukul, et le Concerto pour violon et orchestre de Mason Bates chorégraphié par Aszure Barton.
Sonorité jaune (Der gelbe Klang), Michael Simon, Vassily Kandinsky
Vassily Kandinsky a créé cette oeuvre de théâtre expérimental en 1909, une oeuvre qui sera par la suite publiée dans l'Almanach du Blaue Reiter en 1912. L'oeuvre est la première d'une série de quatre drames colorés que Kandinsky a composés entre 1909 et 1914, les trois autres oeuvres ont pour titre « Sonorité verte » (1909), « Noir et blanc » (1909) et « Sonorité Violette » (1913). Kandinsky avait pour ambition de créer une oeuvre de spectacle total incluant musique et peinture, ballet et jeu scénique. La forme picturale est au centre de la mise en scène et son installation recourt aux variations combinées de la narration, de l'expression corporelle, de la danse et de la musique. Kandinsky est sur la même longueur d'onde que le Baudelaire du sonnet Correspondances ou que le Rimbaud du sonnet Voyelles*.
On n'est pas loin non plus de la source du structuralisme linguistique et de la sémantique saussurienne. De fait, les préoccupations esthétiques de Kandinsky résultent aussi d'une réflexion sur le signifiant: le son est un phénomène ondulatoire que l'on peut exprimer par la couleur. Le signifiant se dessine aussi par des lignes qui forment des lettres, il s'inscrit dans la forme d'un mot, chacune des lettres étant formée du dessin d'une ligne, que l'artiste peut à son tour reproduire et décomposer. Kandinsky va établir des correspondances entre les différents sens et les différentes expressions artistiques. Ainsi pour Kandinsky une sonorité peut-elle s'incarner dans toute une série d'expressions artistiques: un thème musical, bien sûr, mais aussi et surtout dans son cas une peinture, ou encore un mouvement de danse.
Kandinsky ne verra jamais son oeuvre portée à la scène. De concert avec ses collègues du Blaue Reiter, Franz Marc, August Macke et Alfred Kubin, il travailla intensément à la préparation d'une production munichoise de l'oeuvre, qui devait se jouer en 1914, peut-être au Georg Füchs's Künstlertheater, qui disposait de la technique d'éclairage que requérait le projet. La guerre porta un coup fatal à la production de l'oeuvre à Munich.
Dans son essai théâtral "Sonorité jaune", c'est l'histoire d'un géant jaune qui est contée essentiellement par une suite d'impressions visuelles: une pièce en un acte et six tableaux, sans chant ni dialogue, avec un enfant, des figurants costumés en créatures rouges aux formes incertaines, corolles florales ou oiseaux, et un géant qui se compose et se décompose en plusieurs personnages. Une oeuvre entre symbolisme et expressionnisme, et déjà à l'orée du surréalisme.
Michael Simon s'est donné pour objectif l'évocation de l'univers coloré de Kandinsky, un univers rythmé par la musique entraînante et joyeuse de Frank Zappa, et qui se termine dans une belle farandole multicolore de danseurs enthousiastes. Mais son travail manque de substance, il reste trop en superficie et ne parvient pas au coeur de la vision artistique de Kandinsky, qu'il ne fait qu'effleureur.
Le public désarçonné et visiblement peu préparé à recevoir une installation théâtrale là où il s'attendait à voir un ballet, a accueilli la performance avec des avis très partagés: les applaudissements très fournis des modernes se sont heurtés aux huées de désapprobation des anciens. Il est vrai que l'installation des éléments du décor est longuette, et que la ronde dansée avec ses sauts synchronisés, tout à fait charmante au demeurant, ne relève pas, c'est le moins qu'on puisse en écrire, de la prouesse chorégraphique. Mais la musique est belle, rondement menée et parfaitement exécutée, et le dynamisme onirique de l'univers de Kandinsky est passablement bien exposé. On est un peu surpris, gentiment satisfait, on a peut-être passé un moment agréable et coloré, animé d'excellentes musiques, mais on n'est pas touché. Certains le sont si peu qu'ils quitteront le Théâtre national dès la fin de la première partie.
*A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Spiral pass, Russell Maliphant, Muktul
Le metteur en scène, scénographe et éclairagiste Michael Simon a choisi de mettre ce récit en scène sur des musiques de Frank Zappa. L'orchestre composite, à gauche un orchestre classique, à droite un ensemble de percussionnistes, est admirablement dirigé par Myron Romanul. Avant le lever de rideau, Michael Simon commence par une présentation d' éléments de décors qu'il fait longuement, trop longuement, défiler devant le rideau de scène portés par des installateurs de décors ou des appariteurs: échelles, parties du corps du géant, grandes découpures de morceaux de tableaux de Kandinsky. A droite de la scène, titre oblige, un gramophone jaune déploie son pavillon. La première partie nous fait rentrer dans l'univers abstrait du peintre russe par une installation dynamique. Des danseurs circulent porteurs ou revêtus de parties du corps du géant jaune: l'un arbore un immense pied gauche, un autre un pied droit, un troisième porte un bras gigantesque, un autre encore le torse, etc. Le décor s'installe et se désinstalle; un enfant à tête de poupée surdimensionnée circule entre les échelles et s'essaie à la création d'un monde de lumières et de couleurs qu'il essaye de contrôler. Plus tard le géant jaune finira par se constituer, les diverses parties de son corps s'étant regroupées pour former un individu unique, un géant hybride qui tient à la fois du bonhomme Michelin et de Shrek. Une constitution suivie d'une dissolution: nouvel Adam issu de la glèbe et destiné à y retourner, le géant jaune est issu de la couleur, s'en constitue et finit par s'y dissoudre. Sans doute, aux côtés d'une mystique de l'impermanence peut-on y voir, entre autres, une réflexion sur le processus de création de l'artiste.
Le public désarçonné et visiblement peu préparé à recevoir une installation théâtrale là où il s'attendait à voir un ballet, a accueilli la performance avec des avis très partagés: les applaudissements très fournis des modernes se sont heurtés aux huées de désapprobation des anciens. Il est vrai que l'installation des éléments du décor est longuette, et que la ronde dansée avec ses sauts synchronisés, tout à fait charmante au demeurant, ne relève pas, c'est le moins qu'on puisse en écrire, de la prouesse chorégraphique. Mais la musique est belle, rondement menée et parfaitement exécutée, et le dynamisme onirique de l'univers de Kandinsky est passablement bien exposé. On est un peu surpris, gentiment satisfait, on a peut-être passé un moment agréable et coloré, animé d'excellentes musiques, mais on n'est pas touché. Certains le sont si peu qu'ils quitteront le Théâtre national dès la fin de la première partie.
*A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes (Rimbaud)
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. (Baudelaire)
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. (Baudelaire)
Spiral pass, Russell Maliphant, Muktul
Changement total d'atmosphère lors de la deuxième partie. La salle est plongée dans un noir absolu et soudain jaillissent la musique de Mukul et la danse de Russell Maliphant, et la magie commence. Maliphant donne ici sa troisième production munichoise. On est tout de suite électrisé par une des plus belles chorégraphies que la scène du Théâtre National ait porté ces dernières années. Pas de décor, rien que le faisceau précis d'un projecteur (belles lumières de Michael Hulls) sur un extraordinaire pas de deux exécuté à la perfection par d'incomparables étoiles de la danse: Lucia Lacarra et Marlon Dino (photo). Mukul et Maliphant sont de vieux complices, il s'agit de leur cinquième collaboration. Le Bayerisches Staatsballeett a commandité la musique de Spiral pass qui est exécutée ici en première mondiale. Sur les perucssions envoûtantes de Mukul, Maliphant nous fait plus que jamais la démonstration de son travail sur l'équilibre des corps et de sa recherche sur les contacts entre les danseurs. Le titre de la chorégraphie provient du langage footballistique américain: un spiral pass, c'est un lancer de ballon en spirale: il s'agit de faire tourner la balle avec les doigts pour lui donner de l'effet; au moment du lâcher prise, le joueur utilise ses doigts pour faire rouler le ballon hors de sa main. Dans la chorégraphie de Maliphant, on retrouve la précision de ce type de manipulation, mais le ballon est devenu le corps d'un ou d'une partenaire de danse. Les corps se coulent, s'enroulent, se lovent puis se déroulent dans des contacts surprenants baignés dans des lumières qui semblent simples mais qui en fait par leur précision aident les spectateurs à percevoir les mouvements de la danse. Maliphant sollicite le meilleur des danseurs et des danseuses du Bayerisches Staatsballett et les entraîne aux confins du possible. La danse se déploie dans une fluidité continue des contacts entre les corps. Maliphant crée des équilibres qui défient la gravité, ainsi une des danseuses évolue-t-elle avec élégance et naturel sur les mains, les bras et les épaules de danseurs, comme si elle se déplaçait sur un plancher aérien, virtuel et invisible. Le travail au sol est aussi prodigieux que le travail aérien, dans des mouvements coulés où les corps se déplacent en glissant dans une fluidité de mouvement stupéfiante. Un spectacle qui monopolise totalement l'attention et stupéfie par sa précision et son inventivité chorégraphique. le public est pris dans la spirale magique de la danse, et le spectacle est salué par un tonnerre d'applaudissements, de cris et de trépignements enthousiastes.
Concerto pour violon et orchestren, Aszure Barton, Mason Bates
A nouveau un changement total d'atmosphère en troisième partie avec la chorégraphie d'Aszure Barton sur le très beau concerto composé en 2012 Mason Bates. La musique en soi est remarquable, avec une partie virtuose pour violon magistralement jouée par David Schultheiss auquel Myron Romanul offre un tremplin musical bien mérité. Un concerto néo-classique, qui évoque par certains aspects César Franck et Gerschwinn. Le classicisme se retrouve aussi dans la chorégraphie de Barton qui nous invite à un spectacle d'une danse légère, aérienne et diaphane, avec des harmonies qui évoquent la joie et le bonheur dans une grande simplicité de moyens: un rideau de fond de scène représente en pointillés une danseuse dans son envol, les danseurs et les danseuses portent de simples tuniques et pantalons blancs fins et souples qui souligent la caresse visuelle des mouvements (costumes de Linda Chow). Katherina Markowskaja et Lukáš Slavický (photo) donnent un remarquable pas de deux dans ce spectacle de la joie.
On pourra regretter l'organisation très déséquilibrée du spectacle. Il est pour le moins curieux de commencer un festival de ballet par un début de soirée qui relève du théâtre expérimental, alors qu'on s'attendrait à l'exposé de la démonstration des qualités du corps de ballet bavarois. Ensuite, plus qu'en contraste, la chorégraphie Spiral Pass fait tout le contraire et nous donne l'illustration d'un spectacle contemporain tellement réussi et définitif qu'il laisse peu de place à l'appréciation d'une troisième partie beaucoup plus classique, et qui mériterait davantage d'attention, par exemple en la présentant dans une constellation plus homogène. Il faut cependant courir voir ce spectacle pour ses deux chorégraphies si magistrales quoique si différentes, et par curiosité culturelle, pour approcher un aspect moins connu de l'oeuvre de Kandinsky.
Agenda
Les 27 avril, les 2 8, 11 et 17 mai, le 22 septembre et le 4 octobre 2014
Le 23 avril, les 12, 13, 14 et 19 mai 2015.
Réservations: cliquer ici puis sur la date choisie.
Crédit photographique: Wilfried Hösl
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