Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Le pianiste et compositeur anglo-polonais André Tchaikovsky (1935-1982), qui ne jouissait pas de son vivant d'une réputation de patience et était connu pour ses sautes d'humeur, a dû, pour ce qui est de ses passions shakespeariennes, attendre de longues années de repos posthume pour voir ses ambitions réalisées. Etrange jusque dans la mort, André Tchaikovsky avait légué son crâne à la Royal Shakespeare Company (RSC) en émettant le souhait que son crâne soit utilisé dans Hamlet: il fallut attendre 2008 pour que l'acteur David Tenant l'utilise dans une production de Hamlet. André Tchaikovsky, né Robert Andrzej Krauthammer en 1935 à Varsovie dans une famille juive et rebaptisé Andrzej Czajkowski pour échapper au ghetto et aux persécutions nazies, avait souhaité que le crâne d'un Juif, le sien, vienne hanter la pièce de Shakespeare, surtout si la réputation antisémite de Shakespeare s'avérait être vraie. Vingt six ans après son décès, c'était chose faite pour quelques représentations, et cela a même inspiré le motif d'un timbre émis en 2010 à l'occasion du cinquantième anniversaire de la Royal Shakespeare Company.
Ensuite il a fallu attendre l'été 2013 pour que l'unique opéra de Tchaikovsky, The merchant of Venice, une adaptation du fameux texte de William Shakespeare composée dans les années 70, soit porté à la scène, en première mondiale, au festival d'été de Bregenz. Le personnage de l'usurier juif Shylock sert de sinistre pivot à l'intrigue. Tchaikovsky, dont l'enfance tragique fut marquée par les persécutions de l'horreur nazie, n'a échappé au ghetto de Varsovie que grâce à sa grand-mère qui changea son nom et celui de l'enfant pour échapper à une mort certaine. Il perdit sa mère qui fit le choix de rester dans le ghetto et fut déportée à Treblinka où elle mourut en 1942. Le choix du Marchand de Venise, qui comporte une figure juive inquiétante, correspond tant aux origines du compositeur qu'à sa fascination pour Shakespeare.
La musique de Tchaikovsky met en opposition les deux mondes que la pièce de Shakespeare oppose elle aussi: la ville d'affaires et de commerce qu'est Venise est un monde masculin dominé par le pouvoir, l'argent et l'intolérance alors qu'à Belmont règnent la féminité, l'amour et la musique. Pour Venise Tchaikovsky crée une musique sombre et lugubre où les sons s'entrechoquent, alors qu'il dépeint Belmont avec des touches exquises qui évoquent la musique de la Renaissance. L'oeuvre s'inscrit dans une tradition de modernité avec des lignes qui rappellent Debussy, Alban Berg ou Chostakowitch. Elle accentue le tragique avec notamment de grands moments d'intensité dramatiques autour du procès de Shylock puis fait volte face, devient légère, nous surprend, nous décontenance et nous rappelle non sans fantaisie que l'oeuvre de Shakespeare est une comédie.
Le metteur en scène Keith Warner en donne une lecture qui facilite la compréhension de l'oeuvre en la visualisant, avec une simplicité de moyens qui se décline en de beaux décors à la symbolique limpide conçus par Ashley Martin-Davis. S'il ouvre la pièce par la vision d'une scène de psychanalyse, l'histoire étant racontée par un patient couché sur le divan et s'il donne une touche années 20 à l'ensemble de la production, on reste cependant proche de l'atmosphère de la pièce de Shakespeare: pour Venise, deux grands caissons gris mobiles figurent la salle des coffres sans odeur d'une banque, une finance qui ne fait pas dans le sentiment finance, froide et calculatrice. Le deuxième acte se déroule dans les jardins de Portia, un labyrinthe vert en losange contenant les trois coffres qui décideront de l'amour et des faveurs de la belle, et qui se reproduit en vidéo sur la toile de fond. Pour la scène du jugement du troisième acte, les caissons du premier acte se déplacent aisément pour former la salle dépouillée d'un tribunal. La tension de l'oeuvre de Tchaikovsky y atteint son paroxysme, le Juif Shylock exige son dû: une livre de chair. La musique intensifie l'opposition entre la conception de la loi vétéro-testamentaire défendue par Shylock, et celle du pardon et de la charité chrétienne que prônent les autres protagonistes. On sent que le compositeur a nourri cette scène de la tragédie profonde son histoire personnelle, et, partant, nous offre un splendide moment d'opéra. Le conflit oppose des voix auxquelles on ne s'attendait peut-être pas: le baryton puissant et fier de Shylock, chanté par un Adrian Eröd magnifique dans le rôle affronte le contre-ténor beaucoup plus léger d'Antonio, que Christopher Ainslie chante de manière nuancée mais parfois trop discrète, comme pour rendre la dépression et peut-être la probable homosexualité qui minent le personnage: l'homme a tout donné et tout perdu pour son ami Bassiano (Charles Workman) qu'il aime sans doute secrètement et sans espoir. Le Doge de Venise, qui rend ses arbitrages, est chanté par Richard Angas, avec une voix d'outre-tombe chargée d'empâtements et une grande stature qui convient à la dignité du rôle. Magdalena Anna Hofmann (Portia), Verena Gunz (Nerissa), Jason Bridges (Lorenzo), et David Stout (Gratiano) donnent des interprétations heureuses de leurs personnages, avec une égale virtuosité. Erik Nielsen dirige avec précision et maîtrise l'orchestre symphonique de Vienne, avec la prudence qui convient pour faire découvrir une musique jamais entendue.
On reste étonnés du changement de ton de la partition aux dernières scènes de l'opéra. Dès l'entrée en scène des femmes amoureuses déguisées en juristes, le tragique déchirant du personnage de Shylock qui de quémandeur sûr de son bon droit devient victime et perd tout, contenance et possessions, fait place à la légèreté d'une comédie primesautière. Tout est bien qui finit bien, sauf pour Shylock, que Tchaikovsky a su cependant débarrasser de son image de requin impitoyable et auquel il rend sa part d'humanité. La longue tirade de Shylock devint sous sa plume une superbe aria, qui reprend le texte de la pièce originale.*
En poussant un brin, c'est comme si le crâne de Yorick/Tchaikovsky dans les mains d'Hamlet s'était mis à parler et à évoquer Shylock: Alas, poor Shylock! I knew him, (...); a fellow of infinite jest, of most excellent fancy...
Au sortir de cet opéra, l'envie de le revoir, pour arriver à en donner davantage que des impressions et à le mieux saisir. Mais c'est le privilège d'une première mondiale de peut-être assister à un moment d'histoire dont on ne peut saisir d'emblée tous les tenants et aboutissants. Ce privilège, le Festival de Bregenz nous l'offre à nouveau cette année.
*"Est-ce qu’un juif n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un juif n’a pas, comme un chrétien, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. "
Prochaines représentations
Le 28 juillet 2013 à Bregenz.
L'opéra est coproduit avec l'Institut Adam Mickiewiczet le Théâtre Wielki de Varsovie.
Crédit photographique: Bregenzer Festspiele / Karl Forster
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