La saison de l'asperge va commencer et les premières tiges blanches sont déjà sur les étals. Les Bavarois comme tous les Allemands vont se gaver d'asperges pendant deux mois, jusqu'à la Saint-Jean à la fin du mois de juin. Ils vont en consommer en moyenne plus d'un kilo par personne, plus de 90000 tonnes au total. En Bavière, c'est au Nord de Munich à Schrobenhausen qu'elles sont les plus fameuses, et ce sont des saisonniers, essentiellement des Polonais et des Roumains, qui viennent les récolter. Mais c'est dans les territoires de l'ex Allemagne de l'Est qu'on trouve la production la plus abondante. Les Bavarois avancent bien sûr que l'asperge de Schrobenhausen est la plus noble.
Dans les magasins les grosses asperges blanches allemandes coûtent généralement deux fois plus que leurs concurrentes espagnoles, péruviennes ou grecques. Cette semaine, les prix seront encore élevés, ce sont les prix des primeurs et l'hiver a été catastrophiquement long, le prix devrait baisser quand la saison battra son plein. Les asperges les plus chères au monde ont cependant été peintes par Manet (ci-contre, au Musée Wlalraf-Richartz de Cologne) qui les vendit pour 800 francs au marchand et collectionneur Ephrussi. L'acquéreur, admiratif, les paya mille francs, et l'anecdote veut que pour compenser la généreuse différence, Manet reconnaissant et plein d'humour peignit le petit tableau d'une asperge supplémentaire, une asperge qui se trouve aujourd'hui dans les collections du Musée d'Orsay à Paris (photo ci-dessous).
L'asperge vient du Proche-Orient. Les Romains l'ont introduite du Danube au Rhin alors qu'ils occupaient les territoires germaniques. Elle semble disparaître d'Allemagne avec la chute de l'Empire romain mais revient à la Renaissance. Elle est attestée à la cour du Prince électeur de Mayence en 1581: on la mange en salade chaude, cuite dans avec une décoction de pois assaisonnée. Deux siècles plus tard, en 1781, elle conquiert des galons littéraires avec Goethe qui, amoureux, fait porter en guise de salut matinal un panier d'asperges et de fraises à Charlotte von Stein. Voici des fruits, voici des fleurs et puis voici ...des asperges, et mon coeur qui ne bat que pour vous... ,pour parodier Verlaine. Berthold Brecht en fait le souhait du condamné dans l'Opéra de quat' sous: la dernière asperge plutôt que la dernière cigarette pour Mackie-le-Surineur.
Aujourd'hui on la désigne encore en allemand comme un légume de roi, de l'air printanier en bottes ou de l'ivoire comestible.
L'asperge de Manet |
Quant à nous, celles que nous acheterons ce matin au Viktualienmarkt, chez Käfer ou Dallmayr, si nous en avons les moyens, ou plus économiquement au supermarché ou à l'échoppe de notre marchand favori, elle sera la première, et certainement pas la dernière asperge de la saison. D'autant plus que l'asperge a des vertus diététiques appréciées des adeptes des produits minceurs: une asperge n'apporte que 13 calories.
En France, c'est Marcel Proust qui y consacre de nombreuses pages dans la Recherche du temps perdu. Elle y devient un instrument de torture puisque la cuisinière Françoise la fait sciemment éplucher des monceaux à sa fille de cuisine enceinte, qui y est allergique. La fille finira par rendre son tablier, alors qu'elle est sans doute sans ressources. Dans un autre passage il y souligne le plus poétiquement du monde comment la dégustation des asperges finit par parfumer le pot de chambre du narrateur:
Mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied,-encore souillé pourtant du sol de leur plant,-par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. (Un amour de Swann)
Einen guten Appetit!
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