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samedi 27 octobre 2012

Le Puz/zle enchanté de Sidi Larbi Cherkaoui ouvre le Festival Dance 2012 de Munich

Le monde de Puz/zle est un monde minéral et gris fait de briques et de blocs: cela va des pierres grises et cubiques qui tiennent dans la paume de la main aux pans de murs en passant par d'innombrables pierres taillées cubiques de la taille d'un tabouret que des humains empilent, sur lesquelles ils peuvent s'asseoir et se jucher, avec avec lesquelles ils édifient un monde à leur ressemblance. La pierre grise est le matériau terne et éternel avec lequel l'humanité pourra construire et déconstruire son histoire. C'est que Sidi Larbi Cherkaoui et Eastman nous entraînent dans des chorégraphies philosophiques qui reflètent l'histoire et le destin de l'humanité: le monde serait-il une immense algèbre dont on a perdu la clé? Le monde est un musée vide dont les pièces défilent et qu'il s'agit de remplir et d'interpréter, si tant est que ses visiteurs en soient capables. Les danseurs vêtus de noir avec leurs pantalons bouffants au niveau des mollets (beaux costumes de Miharu Toriyama) viennent se heurter contre un mur sur lequel défile une video trompe-l'oeil, un pan de mur qu' ils finiront par vaincre et par surmonter. Pendant une heure quarante, les danseurs empileront et  rempileront en conscience, ou en inconscience selon le moment, les blocs de pierre et les pans de mur et formeront des architectures diverses qu'ils construiront ou déconstruiront à la manière d'un puzzle, avec un génie confondant de la mise en scène, produisant de multiples architectures mouvantes avec les mêmes matériaux en nombres limités.



Sidi Larbi Cherkaoui chorégraphie et met en scène des questions philosophiques fondamentales: si à chaque période de l'humanité, nous en construisons le destin, en sommes-nous seulement conscients, en sommes-nous responsables? Le plus souvent, les danseurs semblent mus par des mécaniques qui les dominent. Une courte video projetée sur un pan de mur proposera une clé métaphorique: si l'être humain est un assemblage complexe de chromosomes, y a-t-il place pour l'expression d'une liberté?
L'humain et le monde se font et se défont au gré des générations. 

La question de la liberté individuelle est posée: les danseurs sont le plus souvent pris dans la mouvance de leurs extraordinaires contorsions où se lisent les douleurs et les éclatements, l'automatisation et l'absence d'un regard distancié et réflexif. Il est rare, bien que cela se produise, que les danseurs semblent décider et avoir l'initiative de leurs destinées. Mais les mouvements d'ensemble sont d'une étrange beauté, comme si une force supérieure était à l'oeuvre et que nous faisions partie d'un ensemble plus vaste dont nous ne comprenons pas l'intelligence. L'humanité de Sidi Larbi Cherkaoui, malgré sa douleur et ses souffrances, ne semble pourtant pas désespérée, et, à la fin du spectacle, quand tout semble disparaître, apparaît un albinos diaphane porteur d'une étrange lumière.

Il y a de l'orientalisme dans cette lecture de l'humanité et du monde soumis à la loi de l'impermanence. L'intitulé du spectacle, Puz/zle, lui-même morcelé, donne une clé: le mot puzzle en anglais ne signifie pas uniquement un jeu de casse-tête, il signifie aussi l'énigme, le mystère, et la perplexité. Sidi Larbi Cherkaoui s'est fait mystagogue pour nous donner à voir, et à réfléchir,  la représentation d'un mystère dont il ne nous donnera pas la clé ultime mais qu'il met en lumière dans les différentes facettes, en les construisant puis en les déconstruisant. 

Et c'est constamment d'une beauté stupéfiante et cathartique de voir les symboles de notre histoire défiler sous nos yeux fascinés, de voir des mondes construits, utopiques comme une tour de Babel ou une zigourat, invitant le ciel comme une obélisque, calmes et mathématiques comme un temple grec, puis ces mêmes mondes détruits, effondrés ou anéantis. Et c'est d'une beauté confondante de voir le travail chorégraphique abouti, parfait, de ces onze danseurs qui auront chacun leurs moments de gloire scénique, des danseurs au plus haut sommet de l'art, avec des souplesses de contorsionnistes, des rapidités de mouvement dans la modernité du hip-hop notamment et des qualités acrobatiques qui repoussent les limites supposées du corps. La multiplicité ethnique du microcosme de la troupe est à l'image de celle de l'humanité. Des humains dont ces merveilleux danseurs expriment toute la palette des émotions et les incertitudes, toutes les souffrances endurées dans l'aube et le crépuscule de civilisations qui naissent, meurent et ressuscitent. 

Le spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui est indissociable de sa musique et de son chant. Le chant imprègne la minéralité de la pierre et  psalmodie l'histoire inscrite dans les corps des danseurs.
Une musique  étrange et pénétrante, souvent envoûtante, une world music, qui comporte notamment des chants religieux chrétiens ou musulmans, ou encore les invocations des rituels tibétains. Les sept voix de l'ensemble corse a capella A Filetta qui accompagnent le travail de Cherkaoui depuis une dizaine d'années, six hommes et l'incomparable chanteuse libanaise Fadia Tomb El-Hage, nous enveloppent du chant envoûtant du monde. Ils sont parfois accompagnés de l'entrechoquement des cailloux, et surtout des exceptionnelles percussions et de la flûte du japonais Kazunari Abe, un ancien du groupe kodo.

Une des clés de lecture du spectacle se trouve peut-être dans le chant du rituel tibétain de la Tara verte, la psalmodie du Om Tare Tuttare Soha: Tara, déesse tibétaine de l'amour compassionnel nous libère de la souffrance physique  comme morale et de la  peurs. C'est la voie du coeur, qui est peut-être le chaînon manquant, la pièce manquante du puzzle. Et d'ailleurs, après que les danseurs aient lapidé l'un des leurs dans une fosse, après qu'ils aient menacé le public de le lapider, l'un d'entre eux fait face au public avec dans le creux des mains une pierre en forme de coeur. Bien sûr sa pierre-coeur s'effrite et tombe en morceaux, mais la voie de l'amour a été ouverte.

Sidi Larbi Cherkaoui ouvre de nouveaux horizons et trace de nouvelles perspectives dans l'histoire de la danse et ses spectacles nous transportent et nous transforment. C'est ce qui est important, was wichtig ist, pour lui, pour Eastman, et pour le public munichois. 

Photos: Koen Bros
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Le Festival DANCE 2012 a lieu à Munich jusqu'au 4 novembre. 

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