Manet, Botte d'asperges, au musée Walraf-Richartz de Cologne |
Dans les magasins les grosses asperges blanches allemandes coûtent généralement deux fois plus que leurs concurrentes espagnoles, péruviennes ou grecques. Cette semaine, il faudra débourser de 10 à 14 euros le kilo d'asperges allemandes, ce sont des prix de primeurs, le prix devrait baisser quand la saison battra son plein. Les asperges les plus chères au monde ont cependant été peintes par Manet qui les vendit pour 800 francs au marchand et collectionneur Ephrussi. L'acquéreur, admiratif, les paya mille francs, et l'anecdote veut que pour compenser la généreuse différence, Manet reconnaissant et plein d'humour peignit le petit tableau d'une asperge supplémentaire, une asperge qui se trouve aujourd'hui dans les collections du Musée d'Orsay à Paris.
L'asperge vient du Proche-Orient. Les Romains l'ont introduite du Danube au Rhin alors qu'ils occupaient les territoires germaniques. Elle semble disparaître d'Allemagne avec la chute de l'Empire romain mais revient à la Renaissance. Elle est attestée à la cour du Prince électeur de Mayence en 1581: on la mange en salade chaude, cuite dans avec une décoction de pois assaisonnée. Deux siècles plus tard, en 1781, elle conquiert des galons littéraires avec Goethe qui, amoureux, fait porter en guise de salut matinal un panier d'asperges et de fraises à Charlotte von Stein. Voici des fruits, voici des fleurs et puis voici ...des asperges, et mon coeur qui ne bat que pour vous... ,pour parodier Verlaine. Berthold Brecht en fait le souhait du condamné dans l'Opéra de quat' sous: la dernière asperge plutôt que la dernière cigarette pour Mackie-le-Surineur.
Aujourd'hui on la désigne encore en allemand comme un légume de roi, de l'air printanier en bottes ou de l'ivoire comestible. Königliches Gemüse, Frühlingsluft in Stangen, essbares Elfenbein.
L'asperge de Manet au Musée d'Orsay de Paris |
En France, c'est Marcel Proust qui y consacre de nombreuses pages dans la Recherche du temps perdu. Elle y devient un instrument de torture puisque la cuisinière Françoise la fait sciemment éplucher des monceaux à sa fille de cuisine enceinte, qui y est allergique. La fille finira par rendre son tablier, alors qu'elle est sans doute sans ressources. Dans un autre passage il y souligne le plus poétiquement du monde comment la dégustation des asperges finit par parfumer le pot de chambre du narrateur:
Mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied,-encore souillé pourtant du sol de leur plant,-par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. (Un amour de Swann)
Einen guten Appetit!
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