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mercredi 13 août 2025

Ifigenia in Aulide d'Antonio Caldara aux Semaines festives de musique ancienne d'Innsbruck

Clitennestra (Shakèd Bar) et Ifigenia (Marie Lys)

Un hommage à Charles VI de Habsbourg

Avant que l'opéra ne commence, le rideau s'entrouvre et la soprano Marie Lys entonne un chant de louange à la gloire de Charles VI de Habsbourg, cet archiduc d'Autriche devenu en 1711 empereur du Saint-Empire. L'aria thuriféraire, dénommée "Licenza", concluait le livret original. Elle trouve tout aussi bien son point d'ancrage en début de spectacle. Charles VI appartenait à une lignée d'empereurs germaniques de l'époque baroque qui non seulement nourrissaient un enthousiasme particulier pour la musique, mais l'utilisaient aussi comme un instrument de suprématie culturelle et territoriale en Europe, allant même parfois jusqu'à en prendre lui-même la baguette.

En 1718, Antonio Caldara, vice-maître de chapelle de la musique de la cour impériale de Vienne,  compose la partition d'Ifigenia in Aulide, un opéra qui fut ensuite joué sur la scène du Leopoldinisches Hoftheater (le Théâtre de Cour Léopold I), construit par Francesco Galli Bibiena, Cet opéra, sur un livret d'Apostolo Zeno,  poète officiel de l'empereur, était la septième œuvre musicale et théâtrale composée par Antonio Caldara expressément pour la cour impériale.

Le programme du festival pare la partition de Caldara de mille vertus : " En suivant l'intrigue à travers le destin de la princesse mycénienne Ifigenia, façonné par l'arbitraire divin, le style de Caldara émerge d'une manière à la fois magnifique et éclairante sur le plan psychologique. Ce sont peut-être ces qualités qui ont fait de lui le compositeur préféré de son employeur, Charles VI. Dans son œuvre, la virtuosité et l'expressivité de l'école napolitaine rencontrent la rhétorique instrumentale et romaine d'Arcangelo Corelli, la structure et le contrepoint de l'école viennoise influencée par Johann Joseph Fux, et le chromatisme et l'imagination harmonique de la musique de la cour de Dresde, avec laquelle Caldara fut en contact étroit depuis le début de ses années viennoises jusqu'à sa mort en 1736. À cela s'ajoute l'utilisation viennoise d'instruments concertants, qui se démarquent de la texture orchestrale typique de Vienne. "

Carlo Vistoli (Achille) et  Filippo Minecchia (Teucro)

Apostolo Zeno avait introduit l'argument de son livret par le texte suivant :

La flotte grecque, qui s'apprêtait à partir contre Troie sous le commandement d'Agamemnon, roi de Mycènes, fut retenue pendant plusieurs mois par des vents contraires dans le port d'Aulis. Les Grecs eurent recours à l'oracle de Diane, et le devin Calchas répondit que les vaisseaux ne pourraient jamais reprendre la mer pour se rendre à Troie si la colère de Diane n'était pas d'abord apaisée par la mort et le sacrifice d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon. Ce sacrifice est l'un des événements les plus célèbres parmi les poètes, qui, cependant, l'ont rapporté très différemment. Certains ont affirmé qu'Iphigénie avait été réellement sacrifiée, comme Eschyle, Euripide, Sophocle et d'autres. D'autres ont soutenu que Diane, prise de pitié, l'avait arrachée à Calchas au moment du sacrifice et l'avait emmenée en Tauride, faisant tuer un cerf ou un autre animal à sa place. Euripide montre qu'il était également de cet avis, et Ovide en parle dans ses Métamorphoses. D'autres ont enfin écrit qu'une Iphigénie fut véritablement sacrifiée, non pas la fille d'Agamemnon, mais une fille d'Hélène, née secrètement de Thésée, avant son mariage avec Ménélas, roi de Sparte. Elle ne confia jamais ce secret ni son premier mariage avec Thésée, et lui cachait, à lui comme à tout autre, par conséquent la naissance de cette Iphigénie, qu'elle élevait sous un autre nom, Élisène. Cette troisième opinion, soutenue par Euphorion de Chalcisensis, par Alexandre Pleuronius et par Stéphichore d'Himère, cité par Pausanias au livre II, est celle que j'ai suivie dans l'intrigue du drame ; car la première a conduit le récit à une fin trop tragique, et la seconde à un dénouement trop incroyable. Le sujet a été traité pour la première fois par l'incomparable Euripide, puis par le célèbre Racine. J'avoue avoir beaucoup emprunté à l'un et à l'autre, afin de rendre ma composition aussi parfaite que possible. Les amours d'Achille et d'Iphigénie, le voyage d'Achille à Lesbos, d'où il fit prisonnière Élisène, et d'autres détails du récit ne sont pas sans fondement historique. (Traduction du texte d'introduction au livret de la première représentation au Hoftheater de Vienne, le 5 novembre 1718)
Ifigenia (Marie Lys) et la statue de Diane chasseresse

Ifigenia in Aulide d'Antonio Cadara à Innsbruck 

Fidèle à sa politique de redécouverte d'opéras baroques tombés dans l'oubli, les Semaines festives de musique ancienne d'Innsbruck nous ont offert cet été la première représentation scénique d'Ifigenia de Caldara depuis plus de 300 ans. 

La mise en  scène du drame sacrificiel d'Ifigenia in Aulide, dans lequel les dieux, absents de la scène, tirent les ficelles du destin humain, a été confiée à la compagnie espagnole PerPoc, qui fut fondée par  Santi Arnal et Anna Fernández, deux créateurs dont les spectacles allient marionnettes et performances vocales et instrumentales. La scénographie et l'univers visuel ont été conçus par l'artiste graphique Alexandra SemenovaComme l'explique la compagnie basée à Barcelone, sa proposition implique « une interprétation visuelle et conceptuelle encadrée dans une grande porcelaine baroque, qui agit comme une boîte chinoise scénique où se déroule la tragédie grecque ».

Les marionnettes de PerPoc sont censées représenter le rôle des hommes et des femmes dans l'antiquité homérique : les femmes sont des marionnettes grandeur nature. C'est d'abord la marionnette d'Elisena, une princesse de Lesbos amoureuse d'Achille. Neima Fischer, qui interprète le rôle, est contrainte de porter sa poupée tout au long de l'opéra. Bien plus tard ce sera au tour d'Ifigenia puis de Clitennastra d'être doublées par des marionnettes qu'elles manipulent. Il semble que l'utilisation des marionnettes réponde à la question qui sert de thème au festival de cette année :  " Qui dirige notre destin ? Sommes-nous des individus indépendants et libres de nos choix ou de simples marionnettes ? " Lorsque la chanteuse disparaît derrière sa marionnette, elle est soumise à son destin, si elle s'en distancie, c'est une femme plus libre qui s'exprime. Pour les guerriers, ce sont leurs casques qui font office de marionnettes, et il faudrait revoir cette mise en scène pour examiner si, lorsque un guerrier  porte son  casque, il en devient la marionnette, et  s'il se montre plus libre s'il est tête nue. 

Elisena (Neima Fischer) et Berta Marti (marionnetiste)

Le concept n'est pas inintéressant, mais sa mise en oeuvre s'avère inopérante. La direction d'acteurs est extrêmement statique, ce qui ne sert pas l'action. Bien sûr, comme les chanteurs font généralement face au public, cela favorise le chant, et c'est lui qui sauve le spectacle de la faillite. Les décors (les entrées de coulisse et la boîte chinoise) sont  peints par Alexandra Semenova. Ce sont une série de motifs antiques : casques de guerriers, trompettes, tête de Méduse, cyprès (l'arbre des cimetières), puis des motifs animaliers, cerfs et biches (en lien avec Diane), paons (l'oiseau sacré d'Héra), griffons et singes. Le centre de la boîte chinoise reçoit un décor  changeant :  la mer et des navires, le palais d'Agamemnon, des paysages méditerranéens, pins parasols et cyprès. L'ensemble est extrêmement coloré, mais le pinceau rapide n'a donné que des esquisses naïves. Des bannières portent des dessins de casques. Des cartons peints mobiles montrent une statue de Diane sur son socle et une fontaine avec des dauphins sculptés. La pauvreté des décors fait penser à ces spectacles d'amateurs sans doute bien intentionnés mais en mal d'inspiration. Trois marionnettes d'oiseaux, plutôt riquiqui, s'agitent de temps à autre au sommet de la fontaine. À ces décors affligeants il faut ajouter les costumes dont sont affublés les guerriers : les jambes et les torses sont nus, les seigneurs de la guerre portent des sandales, des bermudas et de lourdes capes de parade au style incertain. 

Teucro (Filippo Minecchia)

Ottavio Dantone dirige l'Accademia bizantina avec une énergie et une vivacités peu communes, mais sa direction élégante, historiquement informée, ne laisse pas transparaître les qualités proclamées dans le programme et ce sont les chanteurs et les chanteuses, tous de premier ordre, qui sont le véritable levain la soirée. Le contre-ténor Carlo Vistoli célèbre ses débuts tant attendus aux Innsbrucker Festwochen  dans la partie d'Achille. Il a la prestance du rôle qu'il aborde avec naturel et de la noblesse dans les attitudes, les couleurs suggestives de la voix  avec justesse le drame intense vécu par son personnage et sa détermination. La soprano Marie Lys, que l'on a pu plus récemment entendre à Innsbruck dans Leonora de Paër et la Pastorelle en musique (Musikalische Hirten-Spiel) de Telemann, tient le rôle-titre, dans lequel elle séduit par  l'expressivité de son phrasé et la virtuosité des ses coloratures.  Le britannique Laurence Kilsby, victorieux du Concours Cesti en 2022, apporte la pureté lumineuse de son ténor aux aigus bien maîtrisés au personnage d'Ulysse. Le contre-ténor Filippo Mineccia, qui chantait l'an dernier Achilla dans Cesare in Egitto dresse un portrait très expressif de Teucro le parant des sombres beautés de son timbre au métal si particulier, avec un phrasé et une projection impeccables. Lauréate du prix Cesti en 2023, la soprano franco-allemande Neima Fischer séduit dans son interprétation du personnage douloureux d'Elisena, princesse captive que la déesse condamne au moment même où elle grâcie Ifigenia.  Le ténor Marin Vanberg, très  remarquable dans le  recitar cantando, apporte sa haute stature au roi Agamennone, un rôle dont il souligne les tragiques hésitations.  Le baryton Giacomo Nanni, qui fut lui aussi lauréat du prix Cesti, impressionne dans le rôle d'Arcade auquel il prête les chaleurs de son timbre, une excellente composition. Le rôle de Clitennestra est interprété avec brio par la mezzo-soprano Shakèd Bar, une personnalité solaire qui excelle dans l'art des coloratures, et dont le seul défaut est d'avoir l'air aussi jeune que sa fille Ifigenia. 

Les arias pour virtuoses se sont succédé tout au long de la soirée, au total une trentaine, ils furent portés par un plateau très homogène d'excellents interprètes, qui ont tous récolté des applaudissements nourris.

Distribution du 10 août 2025

Direction musicale Ottavio Dantone
Mise en scène PerPoc Anna Fernández & Santi Arnal
Décors et costumes Alexandra Semanova

Ifigenia Marie Lys
Achille Carlo Vistoli
Clitennestra Shakèd Bar
Agamennone Martin Vanberg
Elisena Neima Fischer
Teucro  Filippo Mineccia
Ulisse Lawrence Kilsby
Arcade Giacomo Nanni

Accademia Bizantina

Crédit photographique © Birgit Gufler

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