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mardi 28 juin 2022

Die Teufel von Loudun à l'opéra de Bavière. Une représentation ensorcelante !

Le supplice de la gégène. Grandier (ici Wolgang Koch)

Il ne faut pas croire le diable, même s'il dit la vérité.
                                                                 Saint Jean Chrysostome

En ouverture de son festival d'été, l'opéra bavarois a mis à l'affiche Die Teufel von Loudun (Les Diables de Loudun) de Krzystof Penderecki (1933-2020), une oeuvre majeure du théâtre muscial de la seconde moitié du 20ème siècle. Le livret de l'opéra est basé sur le roman homonyme d'Aldous Huxley, The Devils of Loudun, qui avait fasciné le compositeur arméno-polonais. La mise en scène a été confiée à Simon Stone, dont on avait déjà pu apprécier  le travail dans Die tote stadt de Korngold il y a trois ans., que le metteur en scéne avait créé pour l'opéra de Bâle trois ans plus tôt. Die Teufel von Loudun sont en fait sa première création munichoise. Wladimir Jurovski, le directeur musical du Bayerische Staatsoper, qui avait dirigé Die Teufel à Dresde au début de sa carrière, est au pupitre. 

L'action se passe en 1634, dans la ville de Loudun, une ville alors dominée par les protestants. La supérieure du couvent des Ursulines, la mère Jeanne tombe amoureuse de Grandier, un prêtre débauché. Pour s'en rapprocher elle le sollicite comme confesseur de son couvent, mais il refuse la proposition. Jeanne l'accuse alors de sorcellerie démoniaque : Grangier l'aurait séduite, des démons ont pris possession de son corps et de son âme. Les soeurs de son couvent la suivent dans son délire, elles se disent elles aussi possédées. La politique va bientôt se mêler de cette affaire : Richelieu, en train de construire non loin de Loudun la ville qui va porter son nom veut ruiner Loudun qui est aux mains des protestants et faire détruire ses remparts et son donjon. Grandier s'oppose aux projets du cardinal. L'affaire du couvent des Ursulines tombe bien à propos et va être instrumentalisée. Des exorcismes, suivis par un public nombreux,  sont pratiqués sur les religieuses et Grandier, qui malgré les pires tortures clame jusqu'à la fin son innocence, est brûlé sur le bûcher.

L'internet crée de la diversité et des possibilités pour les gens aux quatre coins du monde, mais aussi la possibilité de faire avaler une prétendue vérité à beaucoup.
Si vous voulez détruire à coup sûr la carrière d'un personnage public, vous devez utiliser quelque chose de sexuel, cela suscitera toujours l'indignation.
                                                                                         
                                                                                                          Simon Stone

Simon Stone développe une interprétation proche du texte tout en situant l'action dans le monde contemporain, en établissant des rapprochements avec la situation sociologique et politique actuelle. Il s'intéresse particulièrement à la sexualité féminine et à la façon dont une société la dénigre. Il établit un parallèle entre les nonnes du 17ème siècle, ces femmes qui sont souvent placées dans des couvents car leurs familles n'ont pas les moyens de les marier, ou qu'elles sont devenues veuves, et qui se voient de facto privées de leur épanouissement sexuel, et la condition de nombreuses femmes aujourd'hui qui ne peuvent pas vivre librement leur désir, leur plaisir, la réalisation de leurs propres aspirations. La lutte pour les droits des femmes est loin d'être terminée.  Pour Stone, l'opéra exprime un inconscient incontrôlable, le désir  patriarcal de dominer le corps de la femme. 
Le volet politique se déroule d'abord de manière totalement indépendante du volet sexuel et religieux pour progressivement s'en rapprocher et s'y entremêler, ce qui va perdre Grandier, qui n'a pourtant jamais été en contact avec les nonnes du couvent des Ursulines. C'est là qu'intervient la force de la propagande.
Le scénographe Bob Cousins a installé un grand cube de blocs blancs sur le plateau tournant dont les differentes découpes des quatre côtés, réaménageables au fil du déroulement de l'action, présentent différents lieux de la ville de Loudun : l'église dont Grandier est curé, le couvent des Ursulines avec sa salle commune, sa chapelle, ses différents étages et sa cage d'escalier, le tribunal, la prison, la salle de torture, le crématorium qui est la solution trouvée pour ne pas installer un bûcher sur scène. Après sa condamnation, Grandier qui a été entièrement rasé, sourcils compris, et dont les ongles ont été arrachés, est promené quasi nu tout autour des faces du cube où sont amassés les habitants de la ville munis de fouets, qui le flagellent l'un près l'autre. Grandier, qui n'a pas avoué, sera sanglé vivant sur un chariot que l'on poussera dans un four crématoire.
Les costumes de Mel Page sont contemporains. La propagande exploite les ressources de l'internet, de nombreux personnages consultent leurs portables qui les submergent d'informations mesongères sur les possessions diaboliques et la culpabilité de Grandier.


Die Teufel von Loudun sont une satire politique, un thriller choquant et une histoire d'amour absurde et abracadabrante avec des éléments d'un film d'horreur érotique, le tout en un.
 Vladimir Jurowski

Jurowski considère Die Teufel comme " le pendant est-européen des Soldats de Bernd Alois Zimmermann, une suite de Wozzeck à l'époque moderne et définitivement l'une des pièces de théâtre musical les plus radicales du XXe siècle, aussi pertinente politiquement et socialement que radicale en tant qu'œuvre d'art. C'est un spectacle incroyablement efficace, avec une bonne dose d'érotisme, plein de fantasmes sexuels issus des couvents de femmes et, dans les scènes de torture et d'exécution, d'une cruauté atroce qui exerce néanmoins une fascination inquiétante."
La musique des Diables  semble entièrement mise au service de l'action théâtrale qu'elle transpose avec une diversité de moyens fascinante : "Tout y est, du grégorien aux cloches enregistrées, des saxophones barytons à la basse électrique et à la scie chantante amplifiée. Toutes les facettes de l'utilisation de la voix dans le théâtre moderne sont titillées : le simple chant d'église, le chant d'opéra, le semi-parlé, la déclamation sur scène —  mais aussi des expériences presque circassiennes, comme Jeanne qui, dans un état de possession, se met soudain à parler avec la voix de Léviathan, une voix d'homme anormalement grave, à réaliser avec des trucs de théâtre. Avec ses grappes de voix multiples, le chœur crée des paysages sonores, des espaces acoustiques comme des nuages suspendus au-dessus de l'action. L'orchestre est grand, mais toujours utilisé de manière ciblée. Il ne brille pas pour lui-même et se passe de grands interludes symphoniques. Au lieu des groupes habituels de 1er et 2e violons, il y a vingt voix propres et individuelles, ce qui rend la partie instrumentale incroyablement colorée  presque comme la bande-son d'un film." (Extraits de la présentation de l'oeuvre par Vladimir Jurowski).
Sa direction d'orchestre témoigne d'une maîtrise visionnaire de l'oeuvre dont il déploie la magie instrumentale avec une acuité et une détermination peu communes. Si on a l'opportunité de voir et la fosse et la scène, on aperçoit la chevelure léonine du maestro et la précision des injonctions que ses mains et son jeu de doigts agile lancent à l'orchestre. À la fin de cette première saison, le public munichois peut pleinement apprécier son bonheur d'avoir reçu en partage un chef aussi inspiré.

On attendait Wolfgang Koch et on regrette que la maladie ait touché ce grand artiste. Ce n'est sans doute que partie remise et la soirée est d'une telle qualité qu'on y reviendra dès que le chanteur pourra faire sa prise de rôle tant attendue. Mais le Bayerische Staatsoper a pu faire des miracles : Wolfgang Koch a dû se désister le matin de la générale et l'opéra de Munich a su très vite réagir avec un professsionalisme qui laisse pantois. Robert Dölle, un excellent comédien du Théâtre de la Résidence, a repris le rôle sur scène et a interprété les parties parlées. Il est parvenu à l'apprendre en un temps record et l'a joué sans aucun accroc avec une force de conviction et une authenticité extraordinaires. Le baryton dramatique  hawaaien Jordan Shanahan a chanté Grandier assis sur une estrade en fond de fosse d'une voix puissante aux graves magnifiques, vibrante de vérité, d'une expressivité rare dans l'expression de la transformation de son personnage qui passe progressivement de l'état de curé dilettante opportuniste et libertin à celui de martyre clamant la vérité sous les plus atroces tortures. Un chanteur unaniment acclamé dont on aura à coeur de suivre la carrière.

On connaît l'éclatante carrière d'Ausrine Stundyte, son engouement pour des rôles électrisés du répertoire du 20ème siècle : l'Elektra de Strauss, la Katerina Ismailova de Lady Macbeth von Mzensk de Chostakovitch ou la Renata de L'Ange de feu de Prokofiev. Sa prise de rôle munichoise de la Mère Jeanne est bien dans la ligne de ses rôles de prédilection : une femme tourmentée, tiraillée entre une morale imposée et une sensualité exarcerbée par les interdits, une femme en souffrance et désespérée, qui finit par se croire réellement possédée par les démons. Ausrine Stundyte s'est immergée dans la psychologie complexe de son personnage dont elle interprète avec une sensibilité raffinée les errances, les instabilités et l'évolution qui conduit au repentir. Son jeu théâtral est à l'aune de la beauté de son chant, d'une vérité criante et exacerbée.

La distribution est exceptionnelle, le Philippe de Danae Kontora, le père Barré de Martin Winkler, le baron de Laubardemont de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, tous les interprètes et les choeurs sont unanimement ovationnés.

Ces Diables sont une des meilleures soirées d'opéra à laquelle il nous ait été donné d'assister, fascinante, percutante, bouleversante, grandiose, gigantesque, inoubliable. Une mise en scène tirée au cordeau, serrée, précise. La direction d'orchestre concentrée, visionnaire, hallucinée, magicienne. La fascination de la musique qui soutient à chaque instant le drame. Des acteurs interprétes criant de vérité,... L'oeuvre est haletante et à la fois dure à supporter tant elle est intense et que la sexualité et la cruauté y sont portées au paroxysme. Il se peut qu'on en sorte en état de choc, car elle n'est pas charismatique mais confrontante. Ou en état d'extase tant sa beauté dans la mise en scène et l'interprétation munichoise est confondante !


Compte-rendu de la première du 27 juin 2022

Distribution : Jeanne - Aušrinė Stundyte ; Claire - Ursula Hesse von den Steinen ; Gabrielle - Nadezhda Gulitskaya ; Louise - Lindsay Ammann ; Philippe - Danae Kontora ; Ninon - Nadezhda Karyazina ; Grandier - Jordan Shanahan ; Père Barré - Martin Winkler ; Baron de Laubardemont - Wolfgang Ablinger-Sperrhacke ; entre autres.
Choeurs et orchestre du Bayerische Staatsoper ; Direction d'orchestre Vladimir Jurowski ; Mise en scène de Simon Stone ; Décors de Bob Collins ; Costumes de Mel Page ; Lumières de Nich Schlieper. 

STREAMING VIDÉO

BR-KLASSIK a retransmis la première de Die Teufel von Loudun en direct de la Bayerische Staatsoper le lundi 27 juin 2022.   La retransmission vidéo est disponibles au visionnage  trois semaines après la diffusion. Cliquer ici.

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