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vendredi 22 novembre 2019

Hans von Bülow au regard de Raymond Henry

Le 15 janvier 1930 Raymond Henry, un germaniste traducteur et journaliste, consacrait un article à Hans von Bülow (né le 8 janvier 1830) à l'occasion du 100ème anniversaire de sa naissance. L'article fut publié dans hebdomadaire économique, artistique et littéraire parisien L'Européen.

[...] Hans von Bülow. Ce grand musicien, cet incomparable pianiste et chef d'orchestre reste, de tous ceux qui l'ont entendu, un interprète inégalable. Mais il ne lui a pas été donné d'être un créateur et d'inscrire son nom dans l'histoire de la musique, comme celui de l'auteur d’œuvres immortelles.

De se sentir improductif, cela lui était une cause de douleur et de tristesse constante. Dans une de ses très belles lettres adressées à  son intime ami Carl Bechstein, on relève ce passage : « Wagner, Dieu merci, se porte fort bien et il travaille comme si l'Esprit Saint lui dictait sa musique. En fait, il la lui dicte.  Ah ! que ne me la dicte-t-il à moi aussi ! » Mais l'Esprit Saint ne dictait rien au pauvre Bülow, en sorte qu'il ne lui resta pas d'autre ressource que de suivre les conseils de la raison et de se résigner à n'être que ce pourquoi il était fait : ce n'était déjà pas si mal... Mais ce qu'il y avait en lui de force créatrice, et qu'il ne pouvait mettre au service de la musique, cherchait un exutoire : inapte à s'exprimer par les sons, il s'exprima passionnément par les mots. Ses lettres, conservées et publiées par sa seconde femme, Marie von Bülow, et par quelques autres amis fidèles, font revivre pour nous sa pensée capricieuse, la profondeur et la richesse de sa vie intellectuelle, où se mêlent et se heurtent le tragique et le comique, le sérieux et la plaisanterie, où il apparaît comme le juge tantôt sévère et tantôt indulgent de son époque et des contemporains. Cette correspondance innombrable constitue un extraordinaire document humain en même temps qu'une source de grande valeur et qu'une précieuse contribution à l'histoire artistique et musicale de son temps. Par ses lettres, Hans von Bülow s'est édifié à lui-même un monument are perennius, plus durable que le bronze.

Toutefois, comme l'a fait remarquer M. Max Marschalk dans un excellent article que la Gazette de Voss a publié et dans lequel nous avons puisé de nombreux renseignements, le dérivatif épistolaire ne suffisait pas à épuiser la personnalité de Bülow. Ce qu'il y avait en elle de charme et de puissance rayonnait si intensément qu'aujourd'hui encore, trente-six ans après sa mort, nous en ressentons les effluves. Pianiste, il a été un des plus célèbres et des plus « intelligents » qui aient jamais existé. Son objectivité fanatique, sa fidélité à 1'oeuvre qu'il interprétait, son refoulement de tout point de vue individuel contraire à la pensée du compositeur font de lui l'opposé de son illustre contemporain, Anton Rubinstein, virtuose du piano également génial, mais toujours abandonné à son tempérament tumultueux.

La même sincérité, la même fidélité à l'oeuvre traduite par lui, la même élégance discrète, la même intellectualité large et profonde caractérisent également le chef d'orchestre. Hans von Bülow, en cette qualité, est étroitement lié à l'histoire de l'Orchestre philharmonique de Berlin. Il suffira de rappeler éclat des concerts philharmoniques dont il fut l'inspirateur technique et intellectuel. Mais, avant que ces fameux concerts fussent organisés, Berlin le connaissait déjà. Il avait dirigé des concerts donnés par la Société des Amis de ]a Musique ; il avait été particulièrement fêté comme chef d'orchestre de la cour de Saxe-Meiningen. De 1880 a 1885, en effet, il fut « intendant de musique » du grand-duc de Saxe-Meiningen, et il réussit, en cet espace de temps, à faire d'un orchestre qui n'était qu'honnête un instrument admirable et admiré, docile à l'énergie de sa volonté. Les concerts qu'il donna à Berlin et dans d'autres villes d'Allemagne, avec cet orchestre, produisirent l'effet d'une révélation.

Hans von Bülow, né à Dresde le 8 janvier 1830, est mort le 24 février 1894 au Caire, où il avait été chercher la guérison d'une grave maladie. Son père, Edward von Bülow, connu comme écrivain, comme traducteur, comme éditeur d’œuvres littéraire classiques, ne voulait pas qu'il étudiât la musique. C'est ainsi que le jeune, homme, après avoir terminé son temps scolaire au lycée de Stuttgart, se rendit à Leipzig, en 1848, pour y étudier le droit. Il n'en abandonna pas pour cela ses.études musicales, au contraire. De plus en plus, l'envie le démangeait de délaisser la jurisprudence pour se consacrer entièrement et définitivement à la musique. Mais l'entreprise était malaisée : sa mère, aussi, divorcée d'avec son père, lui faisait mille difficultés et ne voulait, pas d'un fils artiste...

C'est alors que le destin fit entrer dans sa vie Richard Wagner, qui était lié avec la famille Bülow. Hans écrivit au maître, qui se trouvait alors à Zurich — c'était en 1850 — qu'il se sentait une irrésistible vocation musicale et que ses parents voulaient, le forcer, à embrasser une carrière pour laquelle il n'était pas fait. Wagner, toujours enclin à s'indigner d'une contrainte de ce genre, se résolut à intervenir. Dans ses mémoires, il a longuement exposé le cas : « Le ton déchirant et désespéré sur lequel Hans von Bülow s'adressait à moi, écrit-il, me donnait le droit de lui faire comprendre qu'il s'agissait là non seulement de l'organisation extérieure de sa vie, mais du sort de sa vie morale et intellectuelle tout entière. Je lui exposai ce que je ferais à sa place : je lui dis que si je ressentais vraiment une attraction  irrésistible et dont toute mon âme serait remplie pour la carrière artistique, et si je me sentais disposé  à subir tous les ennuis et toutes les difficultés plutôt que de laisser ma vie s'orienter dans une voie fausse, je n'hésiterais à me décider d'une façon irrévocable, si quelqu'un me tendait la main pour m'encourager comme je lui tendais la mienne. J'ajoutai que si, malgré la volonté de son père, il voulait venir chez moi, il n'avait qu'à en prendre la résolution, dès qu'il aurait reçu ma lettre et sans s'arrêter à d'autres considérations. » Le jeune Hans ne se le fit pas répéter : sa vocation était sincère. Aussitôt, il se mit en route. Sans s'attarder aux préparatifs, il partit à pied pour Zurich et, trempé de pluie, souillé de boue, se présenta devant le maître, tout tremblant d'une .émotion sacrée. 
« Je ressentis immédiatement envers lui, écrit encore Wagner,  une grande et profonde obligation, en même temps qu'une véritable sympathie intérieure pour ce jeune homme si maladivement surexcité. Ces deux sentiments dictèrent longtemps mon attitude à son égard. » La carrière de Hans von Bülow, comme chef d'orchestre, commença donc à Zurich, sous l'égide de Wagner. De Zurich, il se rendit ensuite à Weimar, chez Franz Liszt, pour y compléter son éducation et pour y accroître le cercle de ses relations. On sait assez, par l'histoire de Wagner, par l'histoire de Liszt, quel rôle jouèrent dans sa vie les deux hommes qui lui donnèrent leur appui au début de sa carrière. Hans épousa Cosima, fille de Liszt et de la comtesse d'Agoult. Il la reçut de l'un de ses protecteurs pour se la voir enlever par l'autre.

A son ami Cari Bechstein, il se plaint — en termes d'une sincérité poignante — de la catastrophe qui a ravagé son existence. On lit dans une lettre écrite de Munich et datée du 31 juillet 1869 — d'autres lettres antérieures avaient fait obscurément allusion au coup qui le frappait — : « Depuis ma dernière missive, cher ami, la situation a pris une nouvelle tournure, plus désastreuse encore. Ecoutez : à la suite des événements qui ont eu lieu, je me vois irrésistiblement contraint à une mesure que j'eusse volontiers épargnée à Franz Liszt, mon maître et mon beau-père, au prix de tous les sacrifices humainement possibles. Il faut absolument, avant que je quitte l'Allemagne, que j'essaie d'obtenir le divorce de la façon la plus facile, mais la plus prompte possible. Je suis anxieux et désespéré. » Et il priait son ami dé lui envoyer le texte de la loi prussienne sur le divorce, en même temps qu'il lui demandait de lui indiquer à Berlin « un avoué habile et en qui il pût avoir toute confiance ». Voici la fin de la lettre :

« Ah ! mon cher Bechstein, tout se brise en moi ! Il a fallu qu'il en fût ainsi. Aucun de mes collègues ne doit plus  être enclin à envier ma vie passée... Restez bon pour votre très malheureux « Hans Von BÜLOW ». Malheureux, Bülow l'avait été même avant la trahison de Cosima. « Le bonheur, a-t-on dit, est une qualité » : il ne la possédait pas. Bien que sa vie fût brillante, bien que le monde entier l'acclamât, il était profondément désabusé. — « J'ai de l'expérience ; et toute cette expérience me prêche constamment que l'on ne saurait jamais voir les choses assez en noir » — ou bien : « Mais dans ce monde pouilleux, tout va de travers : rien ne se produit au moment voulu », voilà les formules que l'on retrouve perpétuellement dans ses lettres.

Cette hypocondrie provenait d'ailleurs, en partie, d'une santé qui laissa toujours quelque peu à désirer. Hans von Bülow était prompt à s'irriter ; et quand il s'irritait, il avait la dent dure : son esprit sarcastique lui inspirait des réparties foudroyantes. En veut-on quelques exemples, glanés au hasard ?

Il était très sévère pour ses musiciens et exigeait .beaucoup d'eux. Quand il dirigeait l'orchestre de la cour de Saxe-Meiningen, il avait deux violons dont il était mécontent et dont il aurait voulu se débarrasser. Appelons-les Dupont et Durand. Un jour, après les vacances, comme il réunissait son orchestre, pour la première fois, on lui apprit que Dupont était mort. —- Vraiment. ? fit-il avec expression de surprise et de curiosité, Et Durand ?

A Hanovre, un jour, pendant une répétition d'opéra, il arrêta l'orchestre brusquement et, s’inclinant le plus poliment du monde vers la prima donna, il lui dit :

— Auriez-vous la bonté, Madame, de nous donner votre la

A une dame qui se plaignait d'avoir eu une mauvaise place à l'un de ses concerts et de n'avoir pu observer le jeu de ses mains :

— Je ne. joue pas avec mes mains, répondit-il fièrement. 

On pourrait citer indéfiniment. Ses jugements étaient sévères, mais justes. C'est ainsi qu'il, disait, par exemple, de Mascagni :

— Il a, en son devancier Verdi, un successeur qui lui survivra longtemps.

Les boutades éclairent souvent le caractère des grands hommes. Celles-ci montrent l'intransigeance de Bülow, dès qu'il s'agissait de la sainte musique. Il fut un pionnier et un missionnaire de l'art. Il a combattu, à l'avant-garde, pour Wagner et pour Brahms. Il a été un des esprits les plus libres et les plus courageux de sa génération, [...] un esprit d'une rare qualité et d'une cinglante ironie, éducateur sévère, animateur puissant, artiste si loyal, si convaincu et si désintéressé qu'il reste et restera un lumineux exemple, dont il serait à souhaiter que tous les virtuoses et tous les chefs d'orchestre s'inspirassent ...

RAYMOND HENRY.

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