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mercredi 27 novembre 2019

Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, le roman qui inspira Die tote Stadt à Korngold.



Le livret de Die tote Stadt d'Erich Wolgang Korngold se base sur la pièce de théâtre Le Mirage de l'écrivain belge de langue française Georges Rodenbach (1855-1898), elle-même adaptée de son roman Bruges-la-Morte publié en 1892. Pour mesurer la distance qui sépare le roman du livret d'opéra, nous proposons le résumé que donnait un contemporain de Rodenbach de ce roman qui fut alors considéré comme le chef-d'œuvre du symbolisme. Dans une monographie intitulée Georges Rodenbach parue en 1893, voici comment le poète Charles Guérin, dont l'oeuvre fut fortement influencée par la poésie de Rodenbach,  résumait ce roman :

" Cinq ans, il y a cinq ans Hugues Viane est venu s'installer à Bruges, sa femme morte; il vit dans une maison paisible au bord d'un canal, seul avec une ancienne servante qu'il a choisie pour ses habitudes de silence ; et dans cette maison tout lui parle d'Elle, les chambres s'emplissent de la sérénité de Son souvenir, et dans le grand salon il a posé sur le piano Sa longue natte coupée le jour de Sa mort simplement gisante tresse interrompue, chaîne brisée, cable sauvé du naufrage. Or ce soir-là, les persiennes closes, la vieille Barbe, sa servante, sortie pour quelque cérémonie religieuse, il se décida à son ordinaire promenade du crépuscule, bien qu'il ne cessât pas de pluviner, bruine fréquente des fins d'automne, petite pluie verticale qui larmoie, tisse de l'eau, faufile de l'air, hérisse d'aiguilles les canaux planes, capture et transit l'âme comme un oiseau dans un filet mouillé aux mailles interminables.

Le poète a bien vieilli depuis la mort de sa femme, et plus que jamais il trouve toute joie odieuse et toute rumeur extérieure. Aussi Bruges est le rêve de son âme endeuillée, c'est la ville dont il dira plus tard :
O Ville, toi ma sœur à qui je suis pareil

Ville en accord avec sa Tristesse, au ciel pluvieux, aux canaux sombres, aux artères vides. Et comme il s'en allait le long des rues silencieuses, des idées de suicide anciennes rouvrirent dans son âme leurs pétales noirs, et pour les clore il fut à l'église tenter de refleurir les bonnes prières de jadis si fanées. Vainement. Quand le vent d'oubli dans une âme souffle sur ces fleurs frêles, les prières, leur parfum délicat s'en vient adoucir l'amertume d'une autre âme, sans espoir de retour. Hugues sortit de Notre-Dame plus triste que jamais. Il cherchait à ressaisir dans sa mémoire les traits de la morte, mais la figure aimée se dérobait, effaçant les contours, s'évaporant dans la pénombre. Et brusquement ayant relevé la tête, il s'arrêta net, comme figé : une femme avait passé près de lui, si pareille à l'Autre, du teint, des yeux. Il se mit à la suivre, d'une sorte hagarde, comme halluciné, retrouvant le rythme de Sa marche, tout Elle. « Et tandis qu'il marchait derrière elle, ces cheveux qui apparaissaient dans la nuque, sous la capote noire et la voilette, étaient bien d'un or semblable, couleur d'ambre et de cocon d'un jaune fluide et textuel ».

II persiste à la suivre, et comme elle a disparu soudain, Hugues s'arrête comme hébété par la chute de son rêve. Ah comme elle ressemblait à la morte !

De cette rencontre le poète a senti se rajeunir sa mémoire. Il lui semble avoir quitté sa femme hier. Une hésitation paraît alors se dessiner en lui, que Rodenbach a volontairement laissée dans la pénombre : Cherchera-t-il à revoir l'étrangère? ne serait-ce pas un outrage l'Autre? Cependant comme cette extraordinaire ressemblance l'affole, sa volonté cède à l'hallucination, et le soir par les rues il s'en va guetter, tous ses désirs bandés vers l'apparition. Après une semaine de déceptions, Hugues l'a retrouvée et suivie; elle est entrée au théâtre. Or c'est ce jour-là comme par hasard jour de représentation, et sur l'affiche est annoncé Robert le Diable. Et lui, de son grand deuil insoucieux, prend un billet et pénètre dans la salle. Elle n'y est pas. L'opéra commence de légers sourires ont couru sur les lèvres des spectateurs de voir détruite la légende du veuf inconsolable, car personne à Bruges n'ignorait l'éternel chagrin de Viane. Au quatrième acte, dans la scène des Nonnes damnées, comme Hugues navré s'apprêtait à fuir, il la vit. Oui c'était-elle! elle était danseuse mais il n'y songea même pas une minute. C'était vraiment la morte descendue de la pierre de Son sépulcre. C'était Sa morte qui maintenant souriait là-bas, s'avançait, tendait les bras. [...]

Cette danseuse s'appelait Jane Scott. Il fut facile à Hugues de la connaître. Quelque temps, il se contenta de savourer ses yeux, ses cheveux d'or fluide, sa voix surtout que, par un miracle dont il ne songea pas à s'étonner, elle avait toute pareille à celle de la morte. Mais une curiosité lui vint aussi de sa chair, et dès lors il parvint peu à peu à se persuader que les mauvaises années n'avaient point été, que c'était toujours le foyer, le ménage d'amour, la femme première, l'intimité calme avant les baisers permis.

Il loua pour elle une maison riante dans la banlieue, et, l'ayant décidée à quitter le théâtre, il y passa désormais toutes ses soirées. Ses soirées seulement, car il voulait voiler aux yeux du dehors son intimité avec la danseuse. Mais en dépit des précautions prises de ne s'évader qu'au crépuscule, son secret devint bientôt la proie des bonnes âmes de Bruges, qui tournèrent en risée ce deuil qu'il avait fait éternel. 

La Ressemblance ! phénomène curieux que Rodenbach analyse d'une sorte très aiguë. La ressemblance dans la femme satisfait à ce besoin anormal, sadique, dirais-je, que nous portons en nous de trouver ce nouveau dont la recherche éternellement tourmenta Baudelaire sans en troubler pour cela nos habitudes. Hugues Viane inconsciemment est artificiel, très artificiel, si nous approfondissons bien son caractère. Il a fait ce que font certains amants très raffinés qui, dans l'impuissance de satisfaire l'amour qu'ils éprouvent pour une femme, en possèdent une autre et se représentent pendant la possession les traits de la véritablement aimée. Seulement, dans le cas d'Hugues Viane, cette aimée n'est pas qu'une absente, c'est une morte, et de cela le raffinement voluptueux s'affirme absolu. "

Une idée fixe un temps l'obséda. Cette ressemblance, il la voulut parfaite, il voulut voir Jane vêtue des robes ayant appartenu à l'Autre. Il donna l'ordre à la servante Barbe d'en remplir des malles, et comme elle s'étonnait, il la reprit brusquement. La danseuse, ravie d'abord d'un présent sérieux, fit la moue devant ces jupes anciennes, d'étoffes laides et démodées. Enfin, se pliant à la fantaisie de son amant, elle s'habilla mais elle ne put rester calme, ayant surpris dans la glace l'étrangeté de son attifement, et lors sa chair, lascivement issant du corsage, à travers la chambre elle échevela quelques chorégraphies désordonnées.

Hugues avait été trop loin dans son expérience; il s'en aperçut et tut profondément remué. Chaque jour apportait, du reste, une nouvelle déception. La dissemblance essentielle qui séparait Jane de la morte, non remarquée d'abord. se dessina plus nettement, les lignes se noircirent.

Souvent il songeait à quelque mot dur de son amante. Combien avait été angélique et calme sa femme jadis Jane recommença, malgré les supplications d'Hugues, à se maquiller, à se peindre les sourcils, puis, ennuyée de sa tristesse inexpliquée, elle s'attarda le soir, ne rentra plus exactement, et de son côté, Lui promenait interminablement sa lassitude d'âme par les rues mornes; Bruges reprenait sur lui son ancienne influence son deuil, un temps renié, s'infiltrait de nouveau dans tout son être à lentes, lentes, implacables petites gouttes. Il lui devint certain, bientôt, qu'elle le trompait. Ce lui fut une très grande tristesse. Jane aussi était finie pour lui c'est comme si la morte mourait une seconde fois. Il voulut rompre. Mais quand ricanante, après une brève querelle, elle lui signifia son départ, Hugues comprit seulement combien elle s'était ancrée en lui, combien toute son âme et toute sa chair s'étaient asservies à cette femme, et pris d'une lâche angoisse, il lui cria Reste.

Hugues vieillissait, affaibli par les chagrins Jane se dit qu'il ne vivrait probablement plus longtemps et germa dans sa tète un subit calcul. Elle s'était rendu compte de l'attachement profond qui lui livrait son amant, et concluait que, pour un semblant d'amour, peut-être plus tard sa fortune lui reviendrait-elle. Elle se fit alors câline pour lui, sortit plus rarement. II y avait ce jour-là l'annuelle procession du SaintSang. Supplié par Jane, Hugues avait consenti à la conduire dans sa maison du quai du Rosaire, pour y voir des fenêtres se dérouler le cortège. Or, la journée pour lui fut navrante. Barbe, la servante, en apprenant que cette femme elle connaissait de longtemps la liaison de son maître allait s'asseoir à la table de Viane, rendit son tablier et s'en alla Jane, restée dans une bouderie menaçante pendant le passage de la procession, voulut avant de partir visiter les pièces du rez-dechaussée. Et voici qu'après une investigation curieuse, elle aperçut sur le piano la tresse d'or, rigide sous son linceul de verre. Et dans un rire âpre, bafoueur, elle s'en empare et s'en fait un jouet, l'enroulant autour de son cou, la déroulant. Hugues, livide, affolé de l'outrage à la chère morte, suppliait, menaçait, et comme elle refusait, la chevelure autour du cou, il crispa les doigts.

Elle était morte, pour n'avoir pas deviné le Mystère et qu'il y eut une chose à laquelle il ne fallait pas toucher, sous peine de sacrilège. Et Hugues continûment, répétait « Morte, morte. Bruges la Morte.», d'un air machinal, d'une voix détendue, essayant de s'accorder « Morte. morte. Bruges la Morte. », avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles ayant l'air est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe ? – d'effeuiller languissamment des fleurs de fer ! "

Le Bayerische Staatsoper donne encore Die tote Stadt au Théâtre national de Munich les 1,6 et 11 décembre 2019 et le 19 juillet.

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