Rechercher dans ce blog

jeudi 3 octobre 2019

De Cosima à Daniela, une chronique de Henry Bidou (1933)


Le Temps du 8 mars 1933 publiait une chronique d'Henry Bidou, qui rendait compte de la récente publication en Allemagne des lettres de Cosima à sa fille Daniela : Cosima Wagners Briefe an ihre Tochter Daniela von Bülow, 1866-1885 / nebst 5 Briefen Richard Wagners ; hrsg. von Max Freiherrn von Waldberg ; mit 3 Bildern und 2 faksimilierten Briefen, J. G. Cotta, Stuttgart, 1933.


De Cosima à Daniela

     Un nouveau document vient éclairer encore la figure si longtemps énigmatique de Cosima Wagner. Une fois de plus, il faut retoucher l'image que nous nous étions faite de la fille de Liszt. Déjà des fragments de son Journal nous avaient révélé, dans la terrible régente de Bayreuth, l'âme la plus haute et la plus passionnée. Voici maintenant qu'on nous livre ses lettres à sa fille Daniela. Et nous voyons auprès de ses enfants la mère la plus attentivement jeune, la plus sage, la plus tendrement anxieuse. 
       Les lettres forment des groupes isolés, qui correspondent à des séparations. Les trois premières, qui sont charmantes, sont de septembre 1866. Les enfants, Daniela, Blandine et Isolde, étaient restées à Triebschen auprès de Wagner, l'oncle Richard, tandis que Cosima était à Munich, auprès de son mari, Hans de Bulow. Cosima est une jeune femme de vingt-sept ans, qui parle à sa fille âgée de six ans. Nous croyons, tant le tour est naturel,, entendre sa voix. Rien d'apprêté ; mais cette égalité ravissante d'âge et de pensée entre la mère et l'enfant, qui vivent dans le même univers, l'une ayant en plus la raison, la connaissance et le pouvoir absolu. La lettre est en allemand. La première ligne apprend à la petite fille que, tout se paye : « Je devrais t'écrire en français, pour que tu gagnes ta joie par un peu de peine. » Mais l'oncle Richard a écrit que l'enfant était sage à table, et, comme récompense, elle aura une lettre qu'elle n'aura pas la peine de traduire. Cette morale une fois posée, la mère se retrouve de plain-pied avec l'enfant :« Tu as donc reçu des poupées? Comment s'appellent-elles ? Sont-elles sages et obéissantes ? S'accordent-elles bien avec les autres ? » Elle donne des nouvelles du chien, ̃qui est gentil, mais qui saute sur le sopha et qui a oublié tout ce qu'il savait. Elle donne des nouvelles des fils du domestique, qui jouent sagement dans le jardin, sans se disputer. De quoi elle tire une nouvelle leçon : « Il est très laid et très triste que des frères ou des sœurs ne s'aiment pas. » Puis viennent des nouvelles de Bulow, qui allait quitter Munich pour Bâle, et que Cosima aide à faire ses paquets. « J'espère que Blandine et toi, vous pensez beaucoup à papa et à maman; si vous êtes sages, vous pouvez être sûres que nous vous bénissons de tout notre cœur et que vous nous rendez heureux mais si vous n'êtes pas sages, nous en souffrons beaucoup..Réfléchis à cela, mon enfant, et par amour, pour nous qui t'aimons tant,  tu éviteras certainement tout ce qui nous déplaît, parce que c'est mal. » Je cite encore la fin : « Le temps est redevenu beau. Tu peux courir dans le jardin avec Blandine. Sois-en reconnaissante. Pense au nombre de petits enfants qui vivent dans de petites habitations froides, ou. qui doivent errer dans la rue, et dis-toi que ton devoir est de devenir bien meilleure que ces pauvres, puisque les choses t'ont été meilleures. Sois bonne, ma chère enfant, c'est le mot que je te répète toujours ; sois bonne, afin que tous aient leur joie en toi, afin qu'Agnès (sa bonne) soit récompensée par ta sagesse de la peine que tu lui donnes, afin que l'amour que ton père et moi nous avons pour toi soit notre plus grande joie. »  


        Morale, sans doute, mais morale toute chaude de tendresse. Le ton est toujours plein de caresses, souvent joyeux, et quelquefois d'une poésie et d'une grâce où se reconnaît la fille des romantiques :
« J'étais fatiguée hier soir, mais je n'ai pas pu dormir; aussi je veux te raconter tout ce que j'ai vu. Tout d'abord, la lanterne brûlait encore dans la rue, et jetait sur mon mur toutes sortes de figures. C'était presque comme les ombres chinoises que tu as vues chez Mme Braun. Mais la plus grande ombre était celle de Kos (le chien), qui ne dormait pas non plus, sautait partout et faisait beaucoup de bruit parce que sa plaque tinte comme la cloche des vaches, que tu entends certainement encore. Enfin, il s'est calmé, la lanterne s'est éteinte, tout est devenu sombre, et j'ai pensé à vous, mes enfants, et j'ai prié pour vous (ce qu'est la prière d'une mère, tu le sauras plus tard) ; puis il fait gris, à peu près du gris de tes tabliers, puis il est venu des lumières toutes blanches ; mon miroir paraissait de l'eau, et j'ai pensé au lac que vous voyez et dont tu me dis qu'il est beau. Bientôt le bruit a commencé dans la rue ; d'abord le coq a fait cocorico, puis une quantité de chats ont miaulé, puis Kos a aboyé, puis les soldats ont chanté, les voituriers ont crié et les voitures ont roulé lourdement. La nuit était finie. »

       Toute la vie de Cosima est tissée du souvenir de ses enfants. Elle multiplie les recommandations. Elle fait appel à l'âge et au sérieux de l'aînée, pour donner l'exemple aux petites. Toutes les lettres regorgent des leçons les plus sensées, les plus adroitement tournées, et des phrases les plus tendres. Mais en même temps elle ne leur passe rien. Une quatrième fille, Eva, était née à Triebschen le 17 février 1867. Les deux aînées furent envoyées à Berlin, chez leur grand'mère Bülow, où elles restèrent jusqu'au mois de mai. Leur mère leur raconte ce qui se passe à la maison, ou ce qu'en verraient leurs yeux enfantins. Le roi de Bavière a envoyé de beaux tableaux de sainte Elisabeth. « Je te les montrerai à ton retour, écrit Cosima à Daniela. Te souviens-tu que tu as entendu avec maman la Sainte Elisabeth de grand-papa (Liszt), et que tu as vu ton père la conduire ? Raconte-le à ta grand'maman et à tante Isa. Tu peux en être un peu fière, pas trop, et dire que tu as été très sage pendant quatre heures et que tu as suivi sur le livre. » Mais quand Daniela est insolente envers l'oncle Victor, qui a la bonté de lui parler français, la mère vigilante l'apprend aussitôt par son petit doigt, et envoie à Berlin une réprimande très affectueuse, mais d'une fermeté sans équivoque. « Je te pardonne pour une fois, dit-elle en substance. Mais si tu recommençais, je prierai ton oncle de ne plus jamais s'occuper de toi. » Elle ménage en même temps la réconciliation. Elle dicte à l'enfant ses excuses :
« Fais cela gentiment, comme une grande fille raisonnable. »

     On ne croirait guère, en lisant ces lettres d'une grâce si paisible, qu'elles se rapportent aux temps les plus troublés de la vie de Cosima, allant et revenant de Bülow à Wagner, et lourde de grossesses. Enfin, en octobre 1868, elle prend définitivement son parti, et elle vient rejoindre Wagner à Triebschen pour ne plus le quitter. Daniela et Blandine sont données à Bülow et vont habiter Munich. La séparation est cruelle. A travers les lettres que la mère écrit, et malgré toute leur réserve, on en sent encore le déchirement. Voici un mot écrit en français le 28 novembre « Je pense tant à toi, mon cher enfant, que je veux te dire un mot, quoiqu'il me soit défendu d'écrire, à cause de mon vilain dos, qui me brûle toujours bien fort. Quand vient le soir et que tout est bien tranquille autour de moi, alors je me demande comment vont mes chers enfants et s'ils sont sages. » Elle raconte qu'Eva dit toujours en se réveillant le nom de ses sœurs absentes, et qu'Isolde a dit aujourd'hui que, si elles revenaient, elle en aurait de la joie. La mère s'inquiète de loin, fait des recommandations Daniela est sa correspondante et sa confidente. C'est à elle que Cosima raconte l'effronterie d'Isolde, jeune personne qui n'a pas tout à fait quatre ans, et qui, ayant mangé un bonbon qu'elle devait remettre à sa sœur Eva, a prétendu hardiment que son pantin, James, lui en avait donné le conseil. C'est aussi Daniela qui est à Munich le porte-parole et le premier ministre de sa mère « Va trouver mamselle Blandine, et dis-lui que si j'avais été là quand elle a dit qu'elle ne voulait pas devenir une vieille dame, je lui aurais donné une bonne claque. »

       Cosima reprit possession de ses filles en mars 1869 ; mais il fallut les éloigner de nouveau : le petit Siegfried venait au monde le 6 juin. Le 11, sa mère écrit à Daniela, qui était avec Blandine à Seelisberg « Je suis sur une chaise longue dans la chambre du milieu, celle que vous aimez, et je regarde par une fenêtre du côté de Seelisberg. Je suis toute seule, je pense à vous et j'espère que vous êtes bonnes et sages. L'oncle Richard voyage, et il rapportera quelque chose que vous verrez à votre retour et qui nous donnera bien de la joie à tous. » Le 16, elle précise « Je ne dois pas révéler ce que l'oncle Richard a rapporté. C'est une grande, grande poupée, qui ouvre et qui ferme les yeux, mais qu'on ne peut pas porter : elle a quelqu'un pour cela. » C'est sous cette forme énigmatique que les petites Bülow apprirent la naissance de leur frère.

       Le lecteur m'excusera de l'avoir conduit dans la nursery de la famille Wagner. A mesure que les années passent, les lettres vont changer de ton. Celles qui suivent sont de 1875. La famille est installée à Bayreuth. Daniela et Blandine terminent leur éducation à la Luisenstift à Dresde. Les jours glorieux sont venus. Le 22 mai, pour la fête de l'oncle Richard qui est devenu le père Richard, on a donné une petite fête à la Wahnfried. Siegfried, qui représentait la foi, en manteau bleu avec une épée et une palme, impassible ; Eva, vêtue de vert et de blanc, portant une ancre pour représenter l'espérance et pleurant d'émotion ; Isolde qui était vêtue de rouge et qui représentait l'amour, ont dit des vers devant le buste du grand homme. La musique militaire a joué le Huldigungsmarsch. Au mois de juin, cérémonie funèbre à Weimar pour la comtesse Kalergis, sous la direction de Liszt, dont on joua la Sainte Cécile. On joue aussi cette prière de l'enfant à son réveil que Liszt a composée pour ses trois enfants. Deux ont déjà disparu, note tristement Cosima. Puis, le 8 mars 1870, c'est la mère de Cosima, Mme d'Agoult, qui s'éteint à 72 ans.. « Puisse. cette mort, te dire que loi aussi tu me perdras un jour; et que mon seul réconfort a été d'avoir gardé envers ma mère, à travers tous les combats de la vie, le respect et l'humilité que doit un enfant. »

       Je souhaiterais d'interrompre là cette lecture, car il faut bien avouer que le ton change tout à coup. Daniela va avoir seize ans. Les lettres de sa mère deviennent d'une sévérité et d'une dureté dont l'enfant se plaint elle-même. Cosima veut faire de sa fille l'Antigone de son père, Bülow, dont elle lui vante les vertus. Pour être digne de cette haute mission, il faut qu'elle combatte ses mauvais instincts. « Prends la résolution de te dévouer à lui dès que tu seras en âge de le faire, de lui consacrer ta jeunesse et toutes tes facultés, et d'étouffer en toi toutes les qualités inférieures qui te rendraient indigne, de cette mission. » Ainsi parle celle qui a abandonné ce même Bülow. L'idée d'une grande tâche et d'un dévouement expiatoire revient comme une obsession. Cette façon de mener une innocente victime à l'autel du sacrifice. est d'autant plus surprenante que Bülow, à Londres, ne voulut point voir sa fille, de crainte des émotions. A ce dessein s'ajoute des reproches constants, offensants, cruels. « Ecoute mes paroles, mon enfant, écrit Cosima en français, et avance dans la voie droite. Je t'ai pardonné de bon cœur et les embarras que tu m'as suscités par tes penchants peu conformes aux miens et le chagrin profond que tu mas souvent causé, mais plus je t'ai pardonné et plus je sens le devoir de te mettre sous les yeux ce que tu es et ce que tu devrais être. »

       Qu'avait donc fait la pauvre enfant? Nous avons l'énumération des défauts dont elle doit se corriger négligence, incurie, gaspillage. Les mercuriales qu'elle reçoit sont souvent-assez belles. « Le luxe de notre maison ne vient pas de moi et disparaîtra avec la vie de ton père Richard. Je voudrais vous voir le bel orgueil que nous avons eu, ma sœur et moi, de compter pour rien les choses extérieures, d'être supérieures par le ton, le sentiment et le langage, et complètement indifférentes à ce qu'il ne nous était pas donné d'avoir. Jeune fille, je n'étais pas servie. Je faisais mon lit et ma chambre, je lavais mon linge fin, j'arrangeais mes cheveux, même pour les bals. Et nous étions reçues dans la meilleure société. Quand j'ai épousé ton père, je n'avais qu'un domestique, et je devais recevoir des gens riches et distingués. Grave cela dans ton esprit, mon enfant. et sois active, ordonnée et économe. » Tout cela est juste, sans doute, mais que le ton est rude et amer !
       Pendant un voyage en Italie, pas un regret de l'absence. Une partie des lettres est destinée à corriger les fautes. L'autre, moitié donne des nouvelles. Mais l'affection se borne à quelques formules. On est d'autant plus surpris que l'année suivante, où Daniela voyage en Bavière avec son grand-père Liszt, les lettres redeviennent affectueuses. Ombrageuses assurément et pointilleuses sur la bonne tenue, inquiètes de tout, elles sont néanmoins tendres et d'un tour détendu. Ainsi commence une nouvelle phase de la correspondance. Une femme très intelligente, riche en idées générales, prompte à peindre les gens, bonne conseillère, dirige et surveille une jeune fille de dix-neuf ans à travers le milieu le plus brillant et le plus varié. C'est très intéressant. Mais c'en est fait de la grâce émouvante des années de Triebschen, et de cette jeune mère qui, d'un style pur comme un conte de fées, racontait ses rêves à son petit enfant.

Henry Bidou.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire