Rechercher dans ce blog

jeudi 14 février 2019

La Fura dels Baus enchante le Karl V. d'Ernst Křenek à l'Opéra de Munich.

Le dernier jour de son règne            
a été le premier qu'il s'en est repenti

Philippe II, à  propos de son père

Nous voulons être des Allemands,    
pas des citoyens du Monde!              

Le choeur des lansquenets           

Ce n'est que la deuxième fois de son histoire que l'opéra Karl V. (Charles-Quint) d'Ernst Křenek se voit représenté à Munich. L'oeuvre n'est par ailleurs que rarement mise en scène. L'Opéra de Munich a fait appel à Carlus Padrissa, membre et cofondateur du groupe de théâtre La Fura dels Baus, pour monter l'opéra en collaboration avec Erik Nielsen, qui dirige l'Orchestre d'État de Bavière et fait des débuts remarqués dans la Maison.

Charles-Quint (Bo Skovhus) au coeur du Jugement dernier. 
Les photos sont de Wilfried Hösl.

Carlus Padrissa est connu pour ses scénographies spectaculaires et ses productions élaborées dans les moindres détails. Karl V. est le quatrième spectacle qu'il met en scène à l'Opéra national de Bavière,  où il a récemment dirigé Turandot (2011), Babylon (2012) et Der kleine Harlekin (2014), et monté, en  2013, le projet de festival Wagner versus Verdi. Pour les décors, les costumes et les installations vidéo, il s'est assuré la collaboration de l'artiste Lita Cabellut. La distribution est tout aussi exceptionnelle : le rôle titre est chanté par le baryton danois Bo Skovhus. Anne Schwanewilms interprète Isabella, Gun-Brit Barkmin incarne Eleonore, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Franz I (François Ier)  et Okka von der Dammerau Juana, la mère de Charles-Quint.

Carlus Padrissa voit dans cet opéra de nombreux parallèles avec la situation politique actuelle: "Lors de sa formation, Charles-Quint été profondément influencé par Erasme de Rotterdam [...]. Son professeur et maître défendait un humanisme qui prônait la tolérance et le dialogue avec les dissidents [...]. Je pense que l'Espagne doit se souvenir de Charles-Quint de toute urgence, et il est très heureux que l'Opéra national de Bavière m'ait confié, à moi et à mon équipe, l'opéra Karl V. d'Ernst Křenek, qui traite de tous ces sujets. qui sont non seulement importants pour l'Espagne, mais pour le monde entier ".

C'est dans les années 1930-1933 qu'Ernst Křenek  composa l'opéra dodécaphonique Karl V., dont la première, prévue à l'Opéra national de Vienne en 1934, ne put avoir lieu en raison des menaces proférées par des partisans nazis autrichiens. C'est à  Prague que l'oeuvre fut finalement créée en 1938, alors que le compositeur s'était déjà exilé aux Etats-Unis et que son oeuvre eut été stigmatisée comme dégénérée  par les nazis (entartete Musik).

L'argument

Premier acte

Remarquable sous de nombreux rapports, l'histoire de Charles-Quint est unique par son dénouement : à la fin de sa vie, Charles-Quint renonce  au pouvoir et se retire au monastère de Yuste, en Estrémadure. La Voix de Dieu se fait qui lui ordonne de rendre compte de l'orientation qu'il a donnée au monde tout au long de son existence impériale. Toute l'oeuvre devient alors un long flash-back au cours duquel Charles-Quint retrace les grandes étapes de son existence dans une longue confession dialoguée avec son confesseur, Juan de Regla. L'empereur retraité évoque les grandes étapes de sa vie et revoit les personnes qui y ont joué un rôle : sa mère Jeanne de Castille (Jeanne la Folle), Luther lors de la Diète de Worms (1521) et François Ier, auquel Charles avait donné sa sœur, Éléonore de Habsbourg, en mariage, par un calcul politique qui s'avéra vain : Éléonore fut délaissée et les relations entre la France et l'Allemagne ne s'en trouvèrent pas améliorées. Défilent les épisodes de la captivité du roi de France, l'alliance française avec Soliman le Magnifique, l'or que Francisco Pizarro arrache au Nouveau Monde et la fortune exceptionnelle de la ville de Séville qui en découle. Viennent ensuite  la conquête de Rome par les soldats de Georg von Frundsberg qui ne peut contenir les lansquenets qui pillent la Ville Sainte lors du Sac de Rome de 1527, et la trahison du pape Clément VII qui renverse le jeu en s'alliant avec François Ier. Il revient ensuite sur la victoire espagnole sur les Turcs à Tunis en 1535, puis sur son retour à Madrid, où il rentre la même année pour assister à la mort de sa femme, Isabelle de Portugal. Le premier acte se termine par la grande scène du chœur des hérétiques : Charles-Quint, malgré la lourde répression qui s'exerça contre les luthériens, ne put préserver l'unité du christianisme à laquelle il avait aspiré (Paix d'Augsbourg, 1555).  Au dernier tableau, l'empereur perd connaissance.

Deuxième acte

Gisant inconscient, Charles V est veillé par son confesseur Juan de Regla et par le jésuite François Borgia qui vilipende l'extrême indulgence de l'empereur. Maurice de Saxe et Luther entrent alors en scène, puis  Eléonore qui évoque la rencontre entre Charles et François I à Paris en janvier 1540.

Reprenant connaissance, Charles revit en pensée la bataille de Mühlberg contre les princes protestants (25 avril 1547), à qui profita la trahison de Maurice de Saxe. Cela mena à la transaction de Passau en 1552, au cours de laquelle l'empereur fut contraint d'accorder une amnistie générale et la liberté de culte pour les réformés. L'empereur fut contraint de s'enfuir.

Soliman le Magnifique manifeste sa joie face au démembrement de l'empire chrétien et à la chute de Charles-Quint. Les affrontements européens et l'affaiblissement qui en découle servent bien évidemment les intérêts de l'Empire ottoman. 

Au final, la passation de pouvoir est organisée: Charles remet la couronne impériale à son frère Ferdinand Ier et se retire dans le monastère de Yuste où il meurt.

La production munichoise

Le sujet de l'opéra est d'une actualité brûlante à l'heure où l'on assiste au délitement de l'Europe qui subit les assauts violents de nationalismes que l'on croyait oubliés et la montée en puissance de l'extrême-droite qui partout montre ses muscles et attise le feu d'antagonismes religieux bien présents.
Wir aber wollen Deutsche sein, nicht Weltbürger! ( Nous voulons être des Allemands,   pas des citoyens du Monde! ) clame le choeur des lansquenets qui pourrait bien être celui de l'extrême-droite, ou, plus extrême encore, des Reichsbürger (Citoyens du Reich) partisans de l'ordre ancien, propageant la théorie du complot et souvent négationnistes.     

L'oeuvre de Křenek participe à la fois du théâtre et de l'opéra, et son livret s'encombre de longs passages dialogués qui semblent souvent englués dans une réflexion philosophique qui devient vite lassante. S'il est vrai que le sujet y prête, il est heureux que la production munichoise ait opéré des coupures substantielles dans les longs passages parlés dont il reste toujours bien assez, d'autant plus que la difficile équation entre la parole et le chant n'a pas été résolue par le choix de l'amplification acoustique de la parole, sans relation avec le rythme de la musique et sa dramatisation. Le rôle du confesseur, interprété avec un grand sens de la nuance et de la retenue par Janus Torp, n'est pas amplifié et subit la concurrence déloyale de volumes sonores disproportionnés, qui nous semblent nuire également  à l'admirable travail de l'orchestre et de son chef Erik Nielsen, tout attaché à rendre les rythmes très expressifs et la beauté des récitatifs chantants de la musique de Křenek. Les craintes que l'on pourrait avoir d'être confronté à une cacophonie dodécaphonique ne sont nullement justifiées, l'oeuvre de  Křenek est proche des registres des Berg, Schönberg ou Mahler et a droit de cité dans la cour des grands. Et l'approche visionnaire symboliste du spectacle très abouti que nous offrent Carlus Padrissa et Lita Cabellut a pour effet d'accompagner l'expression musicale au point de la rendre compréhensible et d'adoucir les réticences des spectateurs que cette musique pourrait effrayer.

Charles-Quint (Bo Skovhus) et la ronde des heures

L'approche de la Fura dels Baus relève de l'imagination active junguienne et transforme ce qui aurait pu être un long et ennuyeux cours d'histoire européenne  du 16ème siècle en une immersion dans un monde fantastique de symboles qu'il serait impossible de détailler tant est grande leur profusion. La Fura dels Baus nous plonge dans une déferlante d'images qui révèlent l'inconscient à la fois de l'empereur et des autres protagonistes de l'opéra, avec une plus grande précision et une technique plus aboutie encore que dans ses spectacles précédents. Il s'agissait de rendre présent l'immense empire de Charles-Quint, sur lequel le soleil ne se couchait jamais, comme le rappellent la série d'horloges indiquant les différentes heures de la planète ou le thème du globe, maintes fois répété dans la mise en scène et dont un exemplaire finit par se briser dans la main de l'imperator mundi. L'élément maritime et sa conquête jouent un rôle primordial dans cette histoire, aussi Carlus Padrissa a-t-il remplacé les planches de la scène par une immense surface aquatique dans laquelle pataugent les artistes dûment chaussés de bottes en caoutchouc. L'eau se reflète dans de grandes surfaces de miroirs mobiles qui peuvent servir de panoramas, de parois et former des ensembles au gré de leurs déplacements. Ces surfaces peuvent devenir transparentes ou servir d'écrans aux installations vidéos magistrales de Lita Cabellut, à commencer par celle du Jugement dernier du Titien, peinture contemporaine à l'action que gravissent des actionnistes filmés comme si la peinture était un mur d'escalade, s'agrippant ici à un pan de tissu là à un des personnages représentés ou encore au bourrelet d'un nuage pour se rapprocher de la Trinité, tâche aussi incertaine que celle de l'empereur dans sa tentative de recevoir par sa confession l'absolution de la Divinité. Des grappes humaines sont suspendues aux cintres, les célèbres acrobates de la troupe catalane participent du spectacle déployant dans les airs leurs carnations parfois amoureuses et formant de multiples assemblages. Des cercles de lumières colorées architecturent parfois l'espace scénique. Forêts de symboles, confuses paroles, ténébreuse et profonde unité, la mise en scène, les costumes et les décors nous entraînent bien dans un monde de correspondances dans lequel, les parfums n'étant pas (ou pas encore) présents, les couleurs et les sons se répondent. Les costumes de Lita Cabellut participent de la même vision artistique onirique, avec un empereur affublé d'une crête impériale punkienne qui pourrait être celle d'un fou du roi, alors que François premier est coiffé d'un couvre-chef dont la forme rappelle celle d'un prince de carnaval rhénan. Le Grand Inquisiteur porte une robe dont le tissu est imprimé d'une grande tête de mort. La soeur de l'empereur et son épouse sont transformées arborent des coiffures formée d'un assemblage de fleurs. Les éclairages et les effets spéciaux participent de la même qualité, et, même si le propos métaphysique du livret et la logorrhée des querelles religieuses introduisent parfois des effets de lassitude, le Grand Oeuvre de la Fura dels Baus et le remarquable travail des artistes opèrent leur transformation alchimique et on est gagné et finalement conquis par la magie de la production .

Et quels artistes! Les choeurs entraînés par Stellario Fagone donnent une remarquable performance qui n'a d'égale que la qualité et l'engagement de leur prestation théâtrale. Les rôles secondaires, aussi courts soient-ils, ont été attribués à de grandes chanteuses, ainsi d'Okka von der Damerau et d'Anne Schwanewilms. Gun-Brit Barkmin incarne avec fulgurance la soeur de Charles-Quint et déploie des trésors lyriques dans l'exploration de la palette émotionnelle d'une femme promise au brillant avenir de reine de France avant de comprendre bientôt qu'elle a été abusée dans une double manipulation politique. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke donne un François Ier élégant et raffiné, Scott MacAllister s'impose en Grand Inquisiteur dogmatique et hargneux et Michael Kraus compose un Luther aussi puissant que vindicatif. Mais plus qu'à tous ces grands chanteurs réunis, c'est à Bo Skovhus que revient le couronnement de la soirée avec une prestation impériale. Skovhus a relevé avec panache l'impossible défi de ce rôle. Trois heures de présence continue en scène, trois heures de ce jeu scénique où il s'agit d'incarner les doutes, le délabrement et la perte de conviction d'un homme qui fut le maître du monde. Un travail confondant et magistral, à la limite de l'épuisement. Chapeau bas!

Prochaines représentations les 16, 21 et 23 février (places d'écoute restantes) et le 14 juillet.

Livestream gratuit sur la STAATSOPER.TV  (internet) le 23 février à 19 heures.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire