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jeudi 1 novembre 2018

Un portrait de Louis II par Albert Wolff en 1869.

Le 15 septembre 1869, Albert Wolff livrait aux lecteurs du Figaro un portrait du jeune roi Louis II alors âgé de 24 ans.  Cet auteur et chroniqueur parisien né en Allemagne parlait aussi parfaitement l'allemand que le français et, bien informé, donne ici un portrait qui reflète bien l'idée que se font les Munichois de leur roi qui se passionne plus pour la musique de Wagner qu'il ne s'occupe à gouverner son pays. Wolff reproduisit ce texte dans ses Voyages à travers à travers le monde, Mémoires d'un Parisien, qu'il fit publier en 1884. 

[...] Le peuple bavarois trouve que son roi s'occupe trop de Richard Wagner et pas assez de son pays ; il assiste beaucoup plus aux répétitions de son ami qu'aux conseils de ses ministres ; le peuple pense que la musique est un art sublime, mais qu'un roi n'est pas un chef d'orchestre, et que, dans un Etat, si petit qu'il soit, le souverain doit s'occuper d'autre chose que de la mise en scène de Rheingold. On n'ignore pas dans cette petite capitale que deux ou trois fois par semaine les ministres courent en vain après leur roi, qui a trouvé bon d'aller serrer la main de Wagner, au lieu de s'occuper des affaires publiques ; on n'a pas encore oublié qu'en 1866, l'aide de camp chargé d'apprendre au roi la défaite d'un corps bavarois trouva, après quatre jours de recherches, son souverain en train de chanter avec Wagner un duo de Tristan et Iseult ; enfin, le bourgeois de Munich voudrait que le roi, trop absorbé par la musique de l'avenir, songeât à l'avenir de sa dynastie et qu'il donnât à son pays un héritier plus ou moins présomptif de la couronne. Tout ceci peut paraître sérieusement bête aux admirateurs de Wagner, mais quand on apporte un peu de bon sens dans la discussion, on ne peut pas nier qu'il y ait un grand fonds de logique dans le raisonnement du bourgeois de Munich, car s'il suffisait d'aimer la musique pour bien gouverner, on pourrait confier les destinées de la Bavière à Louis, le garçon de bureau de l'Opéra.

Donc, dans ce petit pays, les esprits s'inquiètent de l'état de choses. Le jeune roi Louis II, qui consacre tout son temps à Wagner, ne leur semble pas remplir la mission divine qu'il tient de ses pères et du bon Dieu, et comme, au fond, la peuple a beaucoup de sympathie pour l'enfant qui le gouverne et qu'il considère sa mélomanie comme un état maladif, il maudit la musique de l'avenir, qui a produit ce désastreux effet sur le cerveau du jeune souverain. Le peuple bavarois commence à s'inquiéter ; il se demande qui le gouvernera à la mort du roi ; il voit à l'horizon se dessiner la silhouette de M. de Bismark [sic] ; il voudrait que le roi s'occupât de sa progéniture, et Louis II se montre rebelle à ce devoir suprême d'un roi. On lui a amené les plus belles princesses; une fois même il a été sur le point de se marier, mais, la veille du mariage, un chambellan s'est présenté chez le beau-père et lui a annoncé que tout était rompu de par le gendre, qui suivait les répétitions des Maîtres chanteurs au moment où sa future répétait généralement avec une couronne de fleurs d'oranger dans les cheveux.

Le hasard m'a fait voir le jeune roi de Bavière. Comme je passais devant le palais, je vis une foule énorme autour d'un magnifique carrosse qui attendait à la petite porte de l'entrée des artistes. Le roi allait descendre, et à une fenêtre du premier étage se montrait un chambellan qui fit dire à mon ami Frédéric Béchard (1) :

- Voyez donc comme il ressemble à M. de Saint-Georges (2) !
- Est-ce de l'auteur de ce nom que vous parlez? nous demanda un étranger armé d'une canne et doué d'un accent international très prononcé.
- Oui.
- J'ai vu M. de Saint-Georges à Wiesbaden, continua l'étranger ; c'est à Wiesbaden encore que j'ai fait la connaissance de Michel Carré (3) .
- Ah vraiment !
- Et ces messieurs viennent pour la première fois à Munich ?
- Oui. Et vous voudriez voir mon roi? C'est notre plus ardent désir.

L'homme à la canne nous fit signe de le suivre ; il traversa une double haie de gardes, monta l'escalier et nous conduisit dans une vaste salle du premier étage, ornée des portraits des ancêtres de Louis II. Au fond de cette salle, devant une porte ouverte à deux battants, se tenaient deux vétérans de la garde en uniforme de gala, le casque doré sur la tête, le mousqueton au port d'armes; dans l'autre salle, nous aperçûmes un capitaine des gardes qui, le sabre au poing, veillait à la porte du roi. Sa Majesté ne tardera pas à venir!  dit l'homme à la canne.

* * * * *

Au bout de cinq minutes, sur un signal venu je ne sais d'où, les tambours, dans la rue, battirent aux champs ; je vis le capitaine des gardes se prosterner à ce point que le plumet de son casque balayait le parquet ; puis, se redressant, il tourna sur ses talons, et, droit et roide comme un héraut d'armes de la Juive, il marcha devant le roi, qui venait de quitter son cabinet.

Louis II nous apparut dans toute sa majesté.

C'est un grand jeune homme, d'une taille élevée, à la figure très sympathique; la raie qu'il porte au milieu de la tête donne à ses traits un faux air de gandin; des moustaches à peine naissantes ornent sa lèvre royale; c'est certainement un très joli garçon que le jeune roi, et je comprends l'enthousiasme de l'homme à la canne qui, me poussant du coude, me dit tout bas :

- N'est-ce pas que mon roi est beau?

Toujours précédé de son capitaine des gardes, Louis II, en tenue d'officier d'infanterie, traversa la salle où, du haut de leurs cadres, les ancêtres contemplaient, avec une expression de pitié, leur jeune successeur qui marchait sur les talons et nous salua par un mouvement sec de la tête comme un roi mécanique qui aurait un ressort de montre dans le ventre ; toute l'expression de sa figure est d'une douceur séduisante, mais dans les yeux du royal enfant on lit la terrible maladie qui le ronge et qui annonce l'ennui.

Oui, ce roi que l'on a mis sur un trône à l'âge où d'autres courent l'aventure, ce jeune garçon sur la tête de qui on a posé une couronne, cet enfant qui ne sait rien de la vie, s'ennuie dans le vaste château de ses pères, et la nuit, quand ses courtisans dorment, il demande un cheval et erre dans la campagne silencieuse et déserte, à la recherche de l'imprévu, comme un gendarme à la recherche d'un malfaiteur  ! Louis II a le spleen ; des enchantements de la vie, il n'a encore connu que la musique, et il lui a donné son âme tout entière; c'est en cherchant à découvrir dans les partitions de Wagner les mélodies infinies que cet adroit musicien sait si bien cacher, que le roi de Bavière oublie son ennui et son trône, et se plonge dans des rêveries sans fin ; la musique de Wagner, c'est son opium, et, comme ce poison, elle donne les hallucinations de l'esprit en même temps qu'elle dévaste le corps. Il suffit d'entrevoir un instant le jeune roi pour lire dans son regard les extravagances de sa pensée et pour comprendre l'empire que pouvait prendre sur ce jeune esprit le musicien de l'avenir qui a su entraîner le cerveau de ce royal enfant dans les régions mystiques de son art. Perdu dans cette froide et mélancolique ville de Munich que son aïeul Louis Ier a dotée d'une foule de contrefaçons de monuments antiques comme un bourgeois qui ferait construire un Parthénon dans son antichambre, le jeune roi de Bavière s'ennuie à outrance; de temps en temps il s'échappe de son palais comme un écolier qui fait l'école buissonnière et court les champs sans se soucier de l'inquiétude que ses absences prolongées propagent au sein de son conseil des ministres. Pour donner à cet enfant la gaieté de son âge, il lui faudrait la vie légère et accidentée de Paris. Quelques soirées passées à la Maison-Dorée  en société avec le prince Lubomirsky (5) lui apprendraient qu'il est dans la vie d'autres émotions que celles qui nous viennent de la musique de Wagner et feraient, j'en suis sûr, un plus joyeux compagnon de ce prince attristé qui, dans cette salle ornée des portraits de ses ancêtres, me fit l'effet d'un joli rat blanc égaré dans la cage du dompteur Batty (6).

Après le départ du roi, le monsieur à la canne nous salua et disparut par un couloir comme un homme qui connaît tous les détours du palais.

Albert Wolff.

(1) Frédéric Béchard (1824-1898) est un dramaturge et haut fonctionnaire français. 
(2) Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, appelé également Henri de Saint-Georges, né le 15 juillet 1799 à Paris où il est mort le 23 décembre 1875, est un librettiste, auteur dramatique et romancier français. Henri de Saint-Georges, qui fut directeur du Théâtre de l'Opéra-Comique en 1829, était connu pour ses costumes surannés et pour ses goûts d'une époque révolue. Sa prédilection pour les choses de 18e siècle se reflète aussi dans son œuvre.
(3) Michel-Antoine-Florentin Carré est un auteur de théâtre et librettiste français né à Besançon le 20 octobre 1821 et mort à Argenteuil le 28 juin 1872.IL fut le co-auteur d'un grand nombre de livrets d'opéras.
(4) Le célèbre restaurant de la Maison Dorée, immeuble construit en 1839, ouvrit ses portes en 1841. À l'origine, le restaurant fut appelé Le Restaurant de la Cité par son fondateur. Mais, en raison de son aménagement luxueux, des peintures, des glaces, des dorures sur les balustrades et les balcons, le public lui donna l'appellation de Maison Dorée.
(5) Aleksander Ignacy Lubomirski (11 août 1802-12 juin 1893), prince polonais de la famille Lubomirski, financier et philanthrope.
(6) Célèbre dompteur d'ours et de lion d'origine anglaise qui se produisit à Paris au Cirque Napoléon à partir de 1866.

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